En octobre 2017, Sofia Djama a présenté, au Festival International du Film Francophone de Namur, son premier long-métrage, Les Bienheureux, 24 heures dans la vie d’une famille algérienne. Samir et Amal s’apprêtent à fêter leur 20e anniversaire de mariage et s’ils s’aiment encore, leurs visions de l’Algérie, passée et présente, les opposent. Fahim, leur fils, accompagné de ses amis, Feriel et Reda, erre dans Alger. Ce film choral dresse le portrait de deux générations dans une ville tout juste sortie de la guerre civile, qui panse encore ses plaies...
Rencontre avec Sofia Djama "les Bienheureux"
Cinergie : Vous vous situez entre les deux générations présentées dans votre film. Etait-il simple de débuter dans le cinéma dans un contexte post-guerre civile ?
Sofia Djama : En Algérie, il n’y avait plus d’école de cinéma, nous étions en pleine guerre. Les réalisateurs d’aujourd’hui sont donc tous un peu autodidactes : nous regardions beaucoup de films, nous créions des cinéclubs, nous participions à des débats. Et puis un jour, nous avons voulu faire nos propres films et raconter nos propres histoires. Mes études de littérature m’ont beaucoup aidé à comprendre la façon dont on pouvait aborder les personnages, le scénario.
C. : Votre court-métrage, Mollement un samedi matin, et votre long-métrage ont d’ailleurs été tirés de nouvelles que vous aviez écrites. À quel moment passe-t-on de la nouvelle au film ?
S. D. : Pour Mollement un samedi matin, je savais quand j’ai écrit la nouvelle, que c’était quelque chose que je voulais mettre en image. Pour Les Bienheureux, j’ai voulu profiter du rayonnement apporté par mon court à Clermont-Ferrant : après la diffusion en festival d’un court-métrage, on peut très vite être oublié. J’avais besoin d’écrire un autre projet très vite. Je suis donc repartie d’une de mes nouvelles qui avait été éditée (Un Verre de trop) et ça a donné Les Bienheureux. Plus j’avançais dans l’écriture, plus je trahissais la nouvelle : d’autres personnages naissaient et ça s’est étalé sur un long-métrage.
C. : Vous situez d’emblée le film en 2008. Or, le couple fête ses 20 ans de mariage. Ils se sont donc mariés en 1988, au moment du soulèvement, de la chute du FLN et juste avant la guerre civile. Leur histoire intime est indissociable du destin politique du pays...
S. D. : Le couple appartient à cette génération, que j’appelle les quatre vingt huitards. Même si les personnages sont d’une catégorie sociale un peu particulière, un peu bourgeoise, ils n’ont pas échappé à la grande Histoire : aux échecs d’un désir révolutionnaire, à la guerre civile. C’est pour eux une déception totale, les rêves de démocratie sont partis en éclats. Je voulais raconter comment cette situation post-traumatique pouvait influer la vie d’un couple, quel impact cela avait sur leur intimité. À travers eux, deux visions de l’Algérie se confrontent. Amal est en rupture totale avec son pays, avec un système. Son objectif est de se séparer de tout ça, de sauver son fils. Samir est nostalgique, sa vision pue la naphtaline. Il est un peu trotskiste et en même temps, il vit de petits arrangements, il profite d’un système.
C. : Et la jeune génération, où se situe-t-elle alors ?
S. D. : Je voulais aussi montrer la façon dont les jeunes se réappropriaient leur pays. Ils entrent dans un conflit générationnel avec les adultes, comme dans toute société. C’est un conflit sain, qui marque une rupture mais aussi un mouvement. Souvent, les gens disent que mon film est très pessimiste, moi je n’ai pas ce sentiment. Oui, après une guerre civile, les gens sont abîmés, mais je voulais montrer que l’Algérie était en mouvement et qu’elle devait faire quelque chose avec ce qui lui était arrivé.
C. : Les oppositions sont aussi intra-générationnelles. Samir reproche à ses amis d’être partis d’Algérie...
S. D. : Le personnage de Samir est dogmatique. C’est un intégriste quelque part, pas dans le sens religieux : il a des positions et des certitudes que sa femme commence à ne plus supporter. C’est une société en crise identitaire, qui se cherche et fait face à des contradictions. Cela donne une schizophrénie ambiante. Je me suis moi-même retrouvée à dire à des personnes qui étaient parties en 90 qu’elles n’avaient pas droit au chapitre. Et c’est injuste : ces personnes ont une légitimité, celle d’être Algérien et d’avoir été aussi touché, directement ou pas. Le fait de partir est une déchirure, ils en ont souffert.
C. : Et chez les jeunes, c’est le rapport à la religion qui est conflictuel ?
S. D. : Le désir de spiritualité des uns se confronte à la bigoterie des autres. Le personnage de Reda, par exemple, est en connexion avec sa religion. Il a sa propre vision philosophique et spirituelle : c’est son Islam à lui. Il doit se battre contre un conservatisme. Il n’est pas facile pour un musulman de pratiquer son Islam, même dans un pays comme le nôtre. C’est donc un film de conflits, générationnels et sociaux : il y a eu une absence de projet de société en Algérie, qui fait qu’aujourd’hui elle est complètement atomisée et que le vivre ensemble est quelque chose qui a du mal à se mettre en place.
C. : Le port d’une nuisette, le tatouage « blasphématoire » d’une sourate, une cicatrice honteuse... Les revendications passent essentiellement par le corps, omniprésent.
S. D. : C’est une société qui refuse l’individualité. Les personnes sont absorbés, ils ne leur restent plus que leurs corps, et ce qu’ils font avec. On ne peut pas empêcher un corps d’exister même si on le brime. Et si certains dansent, c’est chez eux : les adultes dans l’intimité d’un salon, et les jeunes dans la cave. Les corps sont très importants parce qu’ils n’arrivent plus à habiter l’espace, ils sont toujours en mouvement, en déplacement.
La cicatrice, quant à elle, est le symbole d’un pays qui a sombré dans une guerre civile.
Feriel porte la cicatrice comme elle porte l’Algérie en elle. On ne peut pas être une société sereine si on ne regarde pas ce qui lui est arrivé et si on ne reconnaît pas le statut de victime, de martyre aux personnes touchées.
C. : Les corps ne trouvent pas leur place dans cette ville, mais ils n’arrivent pas non plus à partir...
S. D. : Alger est une ville qu’on aime et qu’on déteste à la fois. Je voulais montrer comment parfois elle pouvait subitement ouvrir des perspectives et les refermer. C’est assez épuisant. Ceux qui essaient de s’en échapper sont ramenés car on ne peut pas quitter son pays comme ça. Il nous enchaîne, et nous enferme petit à petit. Et puis, c’est très violent de quitter son pays.
C. : Votre film a été présenté au FIFF en même temps qu’un autre film algérien, de Karim Moussaoui, qui est lui aussi un film choral.
S. D. : Il y a sans doute un besoin de faire des tableaux impressionnistes de l’Algérie, qu’on a souvent réduit à un bloc monolithique, en considérant qu’il n’y avait pas de diversité. J’ai envie de montrer une Algérie plurielle, avec différentes couches, différentes générations, différentes langues. Par exemple, la génération qui a 50 ans aujourd’hui... C’est une génération charnière. Elle a vécu la guerre civile mais aussi octobre 88 : l’apparition de la liberté de la presse, le pluralisme politique. On s’est débarrassé d’un parti unique, d’un système unique, d’un régime répressif d’une extrême violence. Il ne faut pas oublier que dans les années 70 et 80, il y avait des personnes torturées pour leurs opinions, et 88 a permis que l’état ne soit pas complètement dans l’impunité.
L’islamisme est un autre exemple. Aujourd’hui, il a perdu du terrain. C’est un islamisme d’opportunistes. Ils vendent des strings, ils font de l’import-export, du business. Il reste de la bigoterie dans la société, et le système y est pour beaucoup. Mais les jeunes sont aussi en train de voir ce qui se passe ailleurs. Si la société se débat avec ses archaïsmes, de petites choses se mettent en place. De nouveaux droits, contre la violence faite aux femmes, par exemple. On est condamné à faire partie du reste du monde et à aller mieux, on ne peut pas revenir aux années noires.
C. : Le titre du film résonne de façon ironique...
S. D. : Au départ, le film s’appelait la Moutonnière. C’est le nom de l’autoroute qui est filmée dans le premier plan du film et qu’on retrouve après. À l’époque, c’était la route des moutonniers qui emmenaient leurs bêtes aux abattoirs, à l’Est d’Alger. Quand on a construit l’autoroute, le nom est resté. Il y a un barrage sur cette autoroute, qui fait que ça se bloque tout le temps là-bas, c’est insupportable. On a Alger en face de nous, à 10 minutes, et on peut rester bloquer une heure. Ça faisait donc sens, ce lien entre ce barrage de police actuel et la fonction de ce lieu dans le passé.
Mais à l’international, ça ne pouvait pas marcher : ceux qui ne connaissent pas la moutonnière n’arriveraient pas à se projeter. Le deuxième titre m’est apparu un matin, comme une évidence. Il me permettait de garder un jeu sur le sens. Sou’âda, en arabe ça signifie les heureux, les joyeux. Je cherchais comment le traduire en français, et les Bienheureux renvoyaient vraiment bien vers le couple, vers cette catégorie sociale, cette génération particulière, sensée être la jeunesse dorée d’Algérie, destinée à un avenir brillant. Vers ces promesses trahies.