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Rencontre avec Thomas Verkaeren, distributeur

Publié le 01/12/2020 par David Hainaut et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

"Distributeur de films, cela reste un travail d'édition essentiel"

En attendant la réouverture des salles de cinéma, les distributeurs de films s'interrogent. Pour évoquer ce métier, Thomas Verkaeren, responsable depuis 2017 de l'un des principaux distributeurs belges, O'Brother (Illégal, À perdre la raison, Le Grand Bain...).

Ce Louvaniste - flamand -, qui est par ailleurs l'un des 130 nouveaux membres siégeant à la commission du film du Centre du Cinéma, a auparavant œuvré chez un autre distributeur (Cinéart) pendant six ans, où il a eu en charge des sorties de films comme Le Pianiste ou Le Seigneur des Anneaux.

Cinergie : "Actuellement, le modèle économique du cinéma dépend en partie de la distribution des films en salle, et ce modèle connaît une profonde mutation". Tels étaient les mots de Noël Magis (responsable chez Screen Brussels) à nos collègues du Soir, il y a peu. Vous confirmez ?

Thomas Verkaeren : Oui. Comme en ce moment, les gros studios américains ne sortent plus rien au cinéma et que les salles restent fermées, qu'est-ce que cela signifie ? Que le public, qui a toujours besoin de nouveautés – culturelles ou non - , se rend massivement sur les plateformes pour y dénicher les derniers films, les dernières séries, les derniers courts-métrages (...) Et quand les salles vont rouvrir, les plateformes risquent de prendre encore plus d'importance, en sortant leurs propres productions dans les cinémas ! Il y aura donc moins de place pour nous, distributeurs, alors que nous aurons plus de films que d'habitude, vu qu'on n'aura rien sorti depuis plus de six mois. Et les salles risquent de faire la fine bouche...

 

C. : Vous pensez ?

T.V. : Oui, parce que les salles nous diront "Oui mais en fait là, on doit diffuser la suite de ce film que tout le monde a vu sur Netflix pendant le confinement, alors bon, désolé mais on n'a plus de place..." Exemple : Roma, sorti sur Netflix et que tout le monde a vu : c'était un film de qualité, magnifique, etc. Admettons qu'un "Roma 2" sorte, et bien quand les salles rouvriront, celles-ci vont dire des choses comme : "On va devoir prendre Roma 2 plutôt que ton petit film de distributeur." Et c'est ça qui fait que le marché se trouve dans une mutation totale. Qui va faire que nous, qui prenons déjà énormément de risques en temps normal en optant pour tel ou tel film, on va encore se retrouver le bec dans l'eau...

 

C. : Ces "risques" que vous prenez, vous pourriez les rappeler ?

T.V. : En fait, un distributeur, en considérant qu'il est l'intermédiaire entre celui qui fait le film (le producteur ou le réalisateur) et le spectateur, prend en permanence des risques, dans le sens où c'est lui qui découvre le talent ou l'œuvre. C'est lui, aussi, qui va voir un vendeur international pour dire "Moi je prends le risque de sortir tel film sur mon territoire." Et personne n'intervient pour payer cette prise de risque. On n'a pas des salles où le spectateur va payer ses tickets à l'avance, comme cela peut se passer pour un concert, par exemple. Puis, quand on a le film, il faut encore trouver la bonne date de sortie par rapport à une série de paramètres variables, comme la météo, la concurrence, les autres films sortant la même semaine, la volonté des salles de prendre des films inconnus, les retours de la presse, etc. Il se peut aussi qu'on prenne un film qu'aucune salle ne voudra sortir ! Tout ça pour vous démontrer que la prise de risques est entièrement aux frais du distributeur. Qui finalement, travaille comme un éditeur de livres...

 

C. : ...et en cas de disparition de cet intermédiaire ?

T.V. : Qu'est-ce qu'il resterait ? D'une part, des salles qui vont devoir s'abreuver de films. Et d'autre part, des gens qui vont devoir s'abreuver de films. Donc, forcément, si les distributeurs venaient à disparaître, il ne restera plus que les films des majors américains, à peu de choses près. Il n'existerait plus tout ce travail éditorial autour des films, les spectateurs ne seraient même plus au courant de la sortie et on risque donc d'être tout le temps court-circuités par ces plateformes...

 

C. : À vous écouter, il y aurait de quoi être craintif, quant à l'avenir de votre métier.

T.V. : Et bien pourtant, je ne le suis pas ! (sourire) On a certes un nouveau concurrent, on est en train de jongler avec plusieurs inconnues et on doit vivre avec le fait que les gens, qui ne peuvent plus sortir de chez eux, souffrent en ce moment d'un gros manque d'éducation. On aspire donc vivement à pouvoir réorganiser des événements, des avant-premières et des rencontres, car c'est uniquement là qu'on rencontre le public. Il faut qu'on redonne envie de voir autre chose que les bêtises qu'on bassine à longueur de journées sur les plateformes. Le spectateur a tendance à aller machinalement voir le dernier James Bond, le dernier Disney ou le dernier Star Wars. Mais qui, de son plein gré, prend la peine d'aller voir le dernier documentaire sur les violences policières en France lors des manifestations des gilets jaunes ? Peu de gens. Or, je suis sûr qu'il y a un avenir là-dedans. C'est un vaste débat et on n'est pas encore sorti de l'auberge. Là, on survit en faisant comme on peut, en essayant d'aller de l'avant, avec les autres fenêtres d'exploitation que sont la TV, la VOD...

 

C. : Face à tous ces changements, vous communiquez, en ce moment, entre distributeurs ?

T.V. : On n'a jamais arrêté, alors qu'on baigne quand même dans un contexte belge hyper concurrentiel, au niveau de l'achat et de la programmation des films, sur lesquels un collègue doit parfois enchérir sur l'autre. Vous savez, on est une petite vingtaine dans cette corporation, en incluant les majors comme Disney, Sony, la Warner etc... Et j'ai quand même envie de saluer tous les distributeurs indépendants – comme Cinéart, Imagine, Lumière ou d'autres – qui, depuis des années, prennent des risques énormes, en acquérant des films à 100%, sans être liés (contrairement à nous, chez O'Brother) à des producteurs (comme Versus), qui leur amènent déjà les films. Il y a un réel travail d'édition - et de fourmi - qui n'est pas à négliger. Face à la masse de films proposés de nos jours, parvenir à sortir de bons films avec de bons auteurs en fabriquant un catalogue tenant la route, c'est en fait un boulot aussi méconnu qu'extraordinaire. Et qui est essentiel !

 

C. : Pour le maintien de votre activité en cette année particulière, différentes aides vous ont été octroyées, non ?

T.V. : On a en effet été soutenu pour combler les pertes lors du premier confinement. Mais il n'y a plus rien pour l'instant. On doit donc continuer à prendre de gros risques, car les affaires elles, se poursuivent. Et ce n'est pas évident non plus au niveau de la production de films et de leurs financements par le tax shelter. Car je rappelle que ce précieux incitant fiscal implique des clients qui sont des concessionnaires de voitures, des chaînes de magasins de vêtements (...), soit des gens qui, eux aussi, ont dû stopper leur activité une voire deux fois cette année. Et comme le tax shelter consiste à réinvestir dans le cinéma les bénéfices d'une société, faut-il encore que ces dernières fassent du bénéfice pour investir dans le cinéma! Donc là, c'est très chaud. Mais on reste confiant et on avance malgré tout, en gardant un œil positif sur l'avenir.

 

C. : Par exemple en constatant que pas mal de tournages ont repris ou ont été maintenus, en cette deuxième partie d'année ?

T.V. : Oui, ça, c'est la bonne nouvelle ! Chez Versus (NDLR: où il s'occupe du financement), on a un tournage en cours (la série française La Corde, pour Arte) dans les forêts ardennaises, des projets en phase de financement et d'autres plateaux se préparent. Bien qu'un tournage est en ce moment très compliqué à mettre en place, car cela nous demande beaucoup de temps pour obtenir la moindre autorisation. Puis, il y a les contrôles, le nombre de tests que l'équipe doit passer continuellement, pour respecter le protocole. Mais c'est super de pouvoir continuer. Et au niveau de la distribution, on a tellement de films en stock qu'on ne peut qu'être optimistes pour l'avenir...

 

C. : C'est-à-dire ?

T.V. : Les films reportés cette année, comme le dernier Bouli Lanners (Nobody has to know), et les coproductions avec l'étranger, qui dépendent des sélections à Berlin, Cannes ou Toronto. Mais dans nos prochaines cartouches, on a L'origine du monde, le premier film de Laurent Laffite, Tout nous sourit avec Stéphane De Groodt, Mandibule, le dernier de Quentin Dupieux, Les 2 Alfred, avec Sandrine Kiberlain. Et Comment je suis devenu un super héros, un étonnant film avec Benoît Poelvoorde prévu le 16 décembre, mais qui devrait être reporté. On a encore trois autres films en janvier. En général, on sort un film par mois mais là, on en avait une petite dizaine sur un trimestre. Bon, peut-être qu'on perdra quelque chose, car certains films pourraient passer à la trappe en allant directement sur Netflix. J'ai l'impression que chaque semaine qui passe sans cinéma ouvert, ce sont des spectateurs qu'on perd. Alors que les salles avaient un protocole strict qui fonctionnait extrêmement bien : pas le moindre cas de foyer de corona n'a été détecté dans les salles de cinéma du monde entier ! M'enfin bon, on respecte la fermeture, en se disant qu'il y a bien pire que nous...

 

C. : Cet été, un petit cinéma bruxellois (le Kinograph, en l'occurrence) est parvenu à vendre 8.000 tickets malgré le contexte sanitaire, soit un chiffre supérieur à l'an dernier. Votre avis, là-dessus ?

T.V. : Alors c'est vrai que ça, c'est tout bonnement incroyable. Et la preuve qu'en se lançant "sur la place", en criant bien fort que les cinémas existent et qu'il y a des choses à voir, les gens finissent par y retourner. Mais l'initiative du Kinograph réclame une énergie que nous, distributeurs, ne pouvons pas donner en plus de celles qu'on met déjà dans nos films. Après, on le sait, il y a toujours en Belgique un manque cruel d'écrans. Si à Bruxelles ça va encore, bien qu'on soit loin de la situation dans des villes comme Paris, Berlin ou Amsterdam, les écrans sont trop rares en Flandre et en Wallonie, notamment dans les villes secondaires. Et il ne faut pas imaginer que ce sont uniquement les blockbusters qui fonctionnent en dehors des grandes villes. Mais voilà, s'il n'y a pas d'offre, forcément la demande s'estompe et les gens finissent par... oublier la salle ! Je pense que des initiatives privées devraient prendre cet important taureau-là par les cornes, tant au niveau des villes que des villages.

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