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Reveka de Christopher Yates et Benjamin Colaux

Publié le 20/02/2017 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

Le Cerro Rico est un sommet des Andes boliviennes, creusé de tous côtés par des mines d’argent. Parmi elles, Rebecca est une petite concession familiale. Pancho, Hilarion, Claudio et Marco viennent s’aveugler chaque jour dans ses galeries souterraines. Ils ne perçoivent pas de salaire régulier puisque leur rémunération est tributaire de la générosité ou de la sécheresse du gisement. Mais l’instabilité financière est loin d’être la seule difficulté rencontrée.

Reveka de Christopher Yates et Benjamin Colaux

Le labeur manuel use les corps plongés dans le noir de ces entrailles andines exiguës. Le spectateur est jeté lui aussi dans l’épreuve physique de la mine, contraint à cette expérimentation sensorielle aux accents claustrophobes. Le souffle de l’effort dialogue avec le bruit du métal contre la roche ou celui, sourd, des explosifs logés dans la pierre. Par moments, les conversations cherchent à habiter l’espace, à combler le vide, à rassurer par la chaleur des voix. De longs travellings nous guident dans l’obscurité des boyaux avec pour seul éclairage celui des lampes frontales. Leurs faisceaux balaient les parois de façon aléatoire, selon le mouvement de la marche ou les gestes du forage. La lumière faible et mouvante, reflétée par l’humidité, anime les reliefs qui prennent alors des allures fantasmatiques. Le tout confine vers une abstraction des formes et des sons ; les silhouettes fugaces des travailleurs se laissent tout juste deviner et peinent à garder un semblant de réalité. Ces « taupes humaines » recouvertes de glaise blanche et de poussière rappellent les fantômes errants des mineurs ensevelis, qui hantent et font frémir l’imaginaire. Car chacun sait, là-bas, que si l’on meurt englouti, l’âme reste à tout jamais captive des profondeurs, prisonnière du diable. Si l’angoisse collait déjà au ventre des premiers esclaves condamnés à descendre dans les méandres du labyrinthe, elle n’a pu que décupler ces dernières années. Car à être forée comme un gruyère, la montagne s’affaisse progressivement. Ces existences sont accrochées à un fil susceptible de se rompre sans crier gare. Et lorsque les quatre travailleurs rejoignent enfin la surface, le contraste les cueille : un horizon à perte de vue, une lumière saisissante. Ils basculent chaque jour d’une extrémité du monde à l’autre.

Conscient de leur fragile contingence, ils n’en ont que mieux appris à savourer les plaisirs quotidiens et collectifs. Dans une ambiance festive, ils se retrouvent autour d’un méchoui ou bien à la kermesse, ils s’occupent des enfants, s’affrontent au foot ou s’enivrent au concert de rock : personne n’oublie le temps des loisirs. Joyeuses et pleine d’entrain, ces séquences colorées au montage dynamique s’opposent à l’univers étouffant de la mine. Mais la crainte est toujours présente, contenue dans des récits d’accidents, ou dans l’anticipation du pire. Convive supplémentaire, elle prend place au repas du soir : la famille attablée parle de la potentielle mort du père et les larmes surgissent. Ils trouvent leur équilibre dans cet intime alliance d’appréhension et d’énergie et parviennent à faire face. Chacun doit conjurer la peur, apprivoiser la montagne « mangeuse d’hommes », et ce, grâce aux croyances et aux rituels : le sang sacrificiel d’une bête égorgée, que l’on mangera dans la liesse plus tard, est projeté sur l’entrée du tunnel. Vie et mort matérialisées et mêlées à l’embouchure des enfers. Nos propres mythes affleurent et viennent se greffer. Les offrandes humaines faites au Minotaure pour protéger la ville raisonnent ici. Mais sont aussi convoqués Tartare, caverne platonicienne, et autres Cyclopes … 

Les deux réalisateurs, Christopher Yates et Benjamin Colaux ont su rendre tangible la vulnérabilité de ces destinées humaines qui nous semblent si lointaines, presqu’un isolat des confins du globe. Leur histoire est pourtant métonymique d’un écueil commun et universel. Ainsi, selon les cinéastes, « à partir du seizième siècle et durant les trois siècles de domination espagnole qui ont suivi, les indiens Quechua ont réadapté leur mythologie pour faire face, d'une part, à l'horreur du travail et, d'autre part, pour exorciser le crime qu'ils commettent malgré eux en creusant le sol : le « viol » de la Pachamama, la Terre-Mère. » Si l’Alti Plano s’effondre aujourd’hui, partout ailleurs l’environnement envoie ses signaux de détresse. En épuisant la nature, l’homme moderne a créé sa propre menace et a multiplié les sacrilèges. Aujourd’hui, quelle mythologie pourra encore le sauver ?

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