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Rien de personnel de Mathias Golkap

Publié le 12/01/2010 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

La valse des faux-semblants
Mathias Gokalp a été à l’origine d’une de nos plus belles émotions de critique. Un de ces moments rares où, dans un court métrage de jeune réalisateur, on voit la naissance d’un auteur. Pour son film de fin d'études à l'INSAS, le jeune réalisateur encore en herbe avait le culot de nous proposer Rachid et Martha, 25 minutes de comédie musicale chantée façon Jacques Demy. C'est un des exercices les plus difficiles qui soit. Tout doit être parfaitement agencé, s'ajuster au millimètre. Le moindre écart de goût, une simple fausse note, la plus petite faute de rythme et tout l'ensemble bascule comme un château de cartes. Le résultat était stupéfiant. Tirant parti de manière stupéfiante des décors et des petits moyens mis à sa disposition par l’école, il manifestait un tel sens de la mise en scène, de la mise en images, une telle maîtrise de tous les éléments qui constituent un film que peu de doutes restaient permis quant à ses capacités et son aptitude future à les faire valoir. Nous lui avions décerné notre prix du meilleur court métrage belge, à l’unanimité.
C’était en 1999. Depuis, Mathias est retourné dans sa France natale pour y poursuivre sa carrière qu’on a suivi deloin en loin (notamment son court métrage Mi-temps) en sachant qu’un jour, son nom reviendrait à nos oreilles, et en bien. Et voici Rien de personnel, son premier long métrage qui confirme, de manière éclatante, tout le bien qu’on pensait de lui.

Rien de personnel

Sous des dehors policés, Rien de personnel est un portrait sanglant du monde dans lequel les cadres d’une entreprise moderne évoluent et font carrière. Le décorum raffiné d’une réception mondaine cache en fait une jungle sauvage dans laquelle des fauves, grands et petits, se sautent à la gorge, et où le premier qui manifeste des signes de faiblesse est impitoyablement éliminé. Rien d'original, me direz-vous. Certes, depuis une quinzaine d’années, le monde de l’entreprise n’a pas très bonne presse dans le cinéma européen, et quantité de films ont déjà enfoncé ce clou (Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout et Ressources humaines de Laurent Cantet, sont deux exemples français caractéristiques). Une des forces du film de Mathias Gokalp, c’est que le spectateur va peu à peu découvrir cette réalité, au fil d’une construction en cercles concentriques tout à fait originale. Dans l'environnement prestigieux d’une demeure patricienne, la société Muller organise une soirée pour fêter le lancement de son nouveau produit. Petits fours, champagne, orchestre : rien ne manque à la fête. Tous les cadres de l’entreprise sont conviés et se croisent sous les lambris en attendant l’arrivée du patron. Les présentations sont faites, les principaux personnages sont en place, l’histoire proprement dite peut commencer. Et au moment où on se cale dans son fauteuil pour en suivre tranquillement les développements, cette histoire bégaie. On se retrouve au début. Ce sont les mêmes scènes, les mêmes dialogues auxquels on assiste, mais la perspective change. On focalise sur d'autres personnages, la caméra a changé d’angle, des détails sont ajoutés. Et on découvre une tout autre réalité. Ce qu’on pensait être un innocent cocktail apparaît être un exercice de jeu de rôles destiné à améliorer l’efficacité du personnel. Tel cadre, que l’on pensait dépressif, au bord de la rupture, est en fait quelqu’un d’autre. Et à peine a-t-on eu le temps de se faire à cette réalité, d’en goûter tout le sel amer, que le carrousel tourne. De nouveau, la pièce recommence. Les mêmes premières images, les mêmes situations, et à nouveau, on change de point de vue, on voit une même réalité sous un autre angle. Des bruits filtrent. L’entreprise serait vendue, il y aurait du dégraissage dans l’air. Et cette soirée ne serait qu’un prétexte pour désigner les personnes sacrifiées. Les personnages et leurs relations apparaissent sous un autre jour encore. La première fois, on était dans la représentation sociale, la seconde fois, dans la compétition. Ici, c’est la lutte pour la survie : égoïste, sauvage, sans scrupule. Jusqu’au dénouement final déjà évoqué dans la première strate, mais qui prend tout son sens dans la dernière.


Rien de personnel

 

On l’aura compris, Rien de personnel, c’est d’abord un scénario, écrit de manière brillantissime par Nadine Lamari. Pour le spectateur en manque de balises, à qui on ne distribue, qu’au compte-gouttes, la pièce du puzzle, c’est un jeu où la frustration de se voir quelque peu mener par le bout du nez est compensée par le plaisir constant de la découverte. Le manège deviendrait toutefois vite lassant sans la vision cinématographique de Gokalp, son sens de la mise en scène, son impeccable direction d’acteurs. Avec habileté, il joue sur le rythme, les angles de prise de vue, la longueur des focales, la profondeur de champ, pour éviter que l’exercice ne tourne au théâtre filmé quelque peu claustrophobe. Et il a la chance de disposer d’un formidable casting. André Daroussin, dans un rôle à facettes, brille de tous ses feux et s’impose encore comme l’un des tous grands acteurs du moment.

Denis Podalydès oublie ses travers verbeux pour incarner, avec ses tripes, un syndicaliste tourneboulé. Pascal Greggory impose sa présence physique dans un emploi inattendu de grand patron cynique, Zabou Breitman est parfaite en cadre vieillissante, prête à toutes les compromissions. Mélanie Doutey se régale en jeune louve arriviste qui perd progressivement toute sa superbe. Sans oublier Frédéric Bompart en Pierrot lunaire pas si égaré que cela, et Dimitri Storoge en cadre arrogant. Et, pour fermer le ban, en clé de voûte, il y a « notre » Bouli, impressionnant de densité dans le rôle de l’honnête homme qui assiste à l’étalage des turpitudes. Chacun mérite d’être cité, car tous sont justes, quelle que soit la partie dans laquelle ils interviennent.
Enfin, Gokalp complète sa mise en images par un usage dynamique de la bande son, utilisant notamment les conversations hors champ pour compléter ce qui n’est pas explicitement précisé.

On pourra reprocher au film les défauts de ses qualités. L’exercice de style manque de naturel. Certaines situations apparaîtront volontiers outrées et Rien de personnel accuse, par moments, de sensibles baisses de rythme. On reste néanmoins bluffés par la virtuosité et la maîtrise peu ordinaire dont fait preuve le jeune réalisateur. Par son culot aussi, car il n’a pas choisi la facilité. Le résultat, l’efficacité de la charge impressionne. Avec leurs mesquinerieset leur égoïsme, les protagonistes apparaissent surtout comme les prisonniers d’un système économique qui les force, pour sauver leur peau, à agir comme les parfaits salauds qu’ils ne sont sans doute pas vraiment (à l’exception notable du patron). Bien rares cependant seront ceux qui songeront à remettre le système en cause, les seuls actes de rébellion étant individuels. Elle existe cependant, cette rébellion, permettant au film de terminer sur une note moins sombre.

Voilà un brillant premier film d’auteur. On vous encourage chaudement à en faire la découverte. Quant à nous,
nous attendrons Mathias au tournant de son second long métrage, avec encore la sensation intuitive que nous ne serons pas déçus.

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