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Serge July - Un film et son époque

Publié le 01/04/2014 par Lucie_Laffineur et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Des documentaires reliant l'histoire du cinéma et l'histoire sociale. Une œuvre qui développe le contexte d'une époque et la traverse. Avec 37 films, la série de Un film et son époque poursuit son chemin comme naguère Cinéma de notre Temps etCinéma Cinémas, les deux grandes émissions sur le cinématographe diffusées sur le petit écran de la télévision.

La singularité de la série Un film et son époque est de se saisir des grandes fables narratives de l'histoire du cinéma pour nous conter l'envers du décor, son insertion dans la société de son temps et ses liens avec la nôtre. Ces documentaires débordent de l'impact immédiat du film qui a été choisi, et leur offre une autre épaisseur temporelle que celle réservée aux seuls cinéphiles. Après le temps médiatisé de la diffusion d'un film qui trouve ses spectateurs, il nous rappelle le lien entre l'Histoire et ce qu'on peut appeler – au sens large – « les sciences de l'homme ». Fernand Braudel, pour l'école historique des Annales, a écrit : « L'Histoire est à la fois connaissance du passé et du présent, du « devenu » et du « devenir », distinction dans chaque temps historique, qu'il soit d'hier ou d'aujourd'hui, entre ce qui dure, s'est perpétué, se perpétuera vigoureusement – et ce qui est provisoire et éphémère. C'est toute l'histoire qu'il faut mobiliser pour l'intelligence du présent ». (1) Mieux faire comprendre notre présent est l'une des belles réussites des films de Serge July et Marie Génin, la productrice de Folamour.

Les 4 films autour de Mon Oncle (1957), Certains l'aiment chaud (1959), Les parapluies de Cherbourg (1964), Le charme discret de la bourgeoisie (2011), continuent à être diffusés à Flagey, jusqu’au mois d’avril 2014. Présent durant un week-end à Bruxelles – à l'initiative du Centre du Film sur l'Art – Cinergie a eu l'occasion de rencontrer Serge July et de lui poser quelques questions sur quelques films mythiques qu'il a incorporés dans la série Un film et son époque.

Questions/réponses

Cinergie : Pourquoi avoir choisi King Kong pour commencer la série Un film et son époque, puisque l'histoire du cinéma a démarré bien avant l'année 1933 ?
Serge July : Ce choix s'est imposé pour plusieurs raisons. La première, parce que nos diffuseurs TCM et France 5, ne souhaitent pas diffuser des films muets. Ils pensaient que c'était un obstacle rédhibitoire. La seconde, sur le choix de King Kong, parce qu'il s'agit d'un film extraordinaire qui a une histoire extraordinaire, notamment celle de la crise aux Etats-Unis. Produit et réalisé par Merian C. Cooper, King Kong représente toute la magie du cinéma. Il n'existe plus beaucoup de matériaux autour de ce film de nos jours : pas d'interview de Merian C. Cooper, ni d’Ernest B.Schoedsack, le coréalisateur… Par contre, il y a les films qu'ils ont faits avant, en particulier leurs films en Asie puisqu’ils étaient documentaristes et n'hésitaient pas à introduire de la fiction dans leurs documentaires. Et puis, il y a aussi Willis O'Brien, pionnier des effets spéciaux et des trucages. C'est donc, en même temps, un moment important de l’histoire du cinéma.

Cooper a été le numéro 2 de la Paramount, puis il est passé à la RKO et a été le producteur de John Ford en particulier pourLa Prisonnière du désert. C’est un personnage exceptionnel de l'histoire du cinéma, et aussi de l'histoire de l'armée américaine, puisqu'il a été pilote de chasse, héros de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale. King Kong est un film d'une poésie absolue, et cela me plaisait bien de prendre le contre-pied des grandes machines hollywoodiennes avec des effets spéciaux, comme Jurassic Park.

Cinergie : Vos choix s'opèrent-t-ils à cause du côté prémonitoire qu'ont certains films, comme La règle du jeu de Jean Renoir,Mon Oncle de Jacques Tati, ou L'empire des sens de Nagisa Oshima...
S.J. : L'esprit de Un film et son époque est de partir de grands films qui racontent une époque en rendant l'histoire accessible et, en même temps, qui font partie de l'histoire du cinéma. Oui, il y a des films plus prémonitoires que d'autres. Je n'apprends rien à personne en disant que dans la création artistique, on est souvent dans l'anticipation. La Dolce Vitapréfigure la société du spectacle de Guy Debord, de nombreuses années avant la parution de son livre.

Cinergie : Lacombe Lucien, qui est l'un des choix de la collection, a suscité une polémique entre les historiens sur le phénomène de la mode rétro (Les Cahiers du Cinéma avec Serge Daney et Pascal Bonitzer ont consacré un numéro spécial en 1974, intitulé l'Anti-Rétro et ont interrogé Michel Foucault sur le sujet). Un autre historien, Marc Ferro, a défendu le film comme une analyse de cette France coupée en deux, dans laquelle une partie de la population hésitait à choisir son camp entre Pétain, le vainqueur de Verdun en 1914-1918, et la résistance.
S.J. :Lacombe Lucien est un film très particulier, même dans l'univers de Louis Malle... On ne l'imagine pas, mais Louis Malle est l'un des cinéastes les plus provocateurs du cinéma français. Tous ses films le sont ! Ils sont tous contre l'organisation sociale dominante, au-delà du miroir, au-delà du décor qu'on ne cesse de nous montrer. C'est vrai lorsqu'il fait Les Amants, Zazie dans le métro et Lacombe Lucien. Je l'ai souvent rencontré, et il avait des positions très tranchées concernant des événements très importants. Cette histoire l'intéressait beaucoup. Puis, c'est Patrick Modiano qui a rédigé le scénario - ce qu'on a oublié dans la polémique autour du film. Lacombe Lucien est un film parfait sur l'ambiguïté de cette époque 1940-45. Pour la polémique rétro, au journal Libération, nous avons eu, avec Serge Daney, une polémique à propos d’Uranus, le film de Claude Berri. Ce film est entièrement dans cette mode rétro que l'on a reprochée à tort au film de Louis Malle. Pour celui-ci, ce n'était pas légitime alors que cela l'est pour le film de Claude Berri.

C.: Vous évitez les films historiques qui représentent le patrimoine commeLe Jour le plus long.
S.J. : On n’avait aucune envie de le faire. Il s'agit de faire deux histoires, celle de la société et celle du cinéma. L'intersection des deux, ce sont des grands films. Les films moyens, ou pas très intéressants, on ne les prend pas On prend ceux qu'on aime et qui ont une force d'expression cinématographique très importante. Ce sont des films qui sont des grands moments du cinéma. Par exemple, on a fait l'Empire des sens, mais nous ne ferons pas Emmanuelle. Je n'ai rien contre ce film, mais cela aurait moins de force que l'Empire des sens.

C. : Vous avez d'autres projets qui concernent le 21e siècle ?
S.J. : On a fait Little Odessa de James Gray. Il a été tourné, mais n'est pas encore diffusé sur Arte. Mais c'est aussi un film fin 20e, 1997, non 1995. Donc pour l'aube du 21e siècle, on a fait Une Séparation de Asghar Farhadi qui va être diffusé cette année, pendant le Festival de Cannes, et on va bientôt tourner un film sur Le Havre d’Aki Kaurismaki.

C. Vous aviez parlé hier, à Flagey, de Marius et Jeannettede Robert Guédiguian ?
S.J. : Oui, on a fait un documentaire autour de Marius et Jeannette. C'est un film qui est consacré à un quartier très particulier au nord-ouest de Marseille qui s'appelle l'Estaque. C'est un quartier qui a été un bastion communiste, et un quartier très industriel qui travaillait pour les colonies - une partie de la prospérité de Marseille provenait de l'Indochine et de l'Afrique. Lorsque la décolonisation est intervenue, l'économie marseillaise s'est effondrée parce qu'on n’avait pas prévu de substituer ces industries à ce qui aurait pu s'y substituer. L'Estaque a un côté village ouvrier sans HLM comme on en a construit dans les années 60. Mais le quartier a été peint par tous les grands peintres de l'impressionnisme : Paul Cézanne, Georges Braque, Auguste Renoir. Ce quartier est un condensé de l'histoire marseillaise. La vie de Guédiguian est liée à l'Estaque par sa famille qui y vit... Le film est en boîte et va être diffusé.

C. : L'Histoire, la sociologie, et les images en mouvement du cinéma font bon ménage dans vos films...
S.J. : Oui. Nos films sont un jeu de miroir entre l'histoire d'une société et l'histoire du cinéma. J'ai peur de faire pédant en disant cela, mais on est plutôt pour l’école des Annales (1), on ne fait pas de l'histoire événementielle. Avec le matériau qu'est le cinéma, c'est aussi bien de la décoration, de l'architecture, tous ses matériaux qui servent à raconter l'histoire sociale, réelle y compris les imaginaires.

Ce n'est pas que l'événementiel ne compte pas, mais c'est seulement l'arrière-plan.

Par exemple, au niveau de l'événement, mais cela a juste un côté ironique sur le film, pour Certains l'aiment chaud de Billy Wilder, Marilyn Monroe ne participait jamais à la promotion des films dans lesquels elle jouait, - surtout dans la deuxième partie de sa carrière - parce que cela rejoignait sa vie privée. Il se trouve qu'elle va faire la promotion du film de Billy Wilder, à Chicago, dans un grand hôtel où elle rencontre John Kennedy. Ils passent la nuit ensemble. Mais pourquoi John Kennedy était-il dans cet hôtel ? Parce qu'il négociait avec la mafia en vue de sa campagne électorale pour se faire réélire. Il avait rendez-vous avec Sam Giancana, le parrain de la mafia de Chicago !

C. : Vous dites : « pas de films muets ». Cela signifie qu'on n’a donc aucune chance de voir Les Rapaces d’Erich von Stroheim, un film qui parle de la pulsion que procure l'argent lorsqu'elle devient la religion dominante...
S.J : J'aime beaucoup von Stroheim, et Les Rapaces est un très grand film. Mais on ne trouverait pas de diffuseur pour le film, donc, non, on ne le fera pas.

C : Avez-vous d'autres projets pour la série ?
S.J. : Oui, oui, on a des projets ! L'histoire du cinéma permet de faire énormément de choses. Et puis, il y a aussi des films qu'on veut faire, mais qu'on ne peut pas faire. Je voulais faire Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino, et je voulais faire Underground d'Emir Kusterica, et je ne peux pas pour des raisons de droits. Cela coûte trop cher, ne fut-ce que pour montrer un petit extrait, on dépasse les 50.000 dollars. Beaucoup de films entrent dans cette catégorie, ou alors certains réalisateurs ne veulent pas qu'on fasse un film avec eux. Je voulais faire Impitoyable de Clint Eastwood. Je l'ai rencontré, cela s'est très bien passé, mais ensuite je n'ai jamais eu de réponse. Cela traîne... Il a autre chose à faire, des films à réaliser...
Ce sont des films très chers à produire. On a pu faire Orange mécanique de manière inattendue parce que la Warner a une politique qui souhaite produire et réaliser tous les documentaires sur les films de Kubrick. Ils sont dissuasifs avec les gens qui veulent en faire. Il se trouve – grâce à Michel Ciment qui a réalisé beaucoup d'entretiens avec Kubrick pour Positif et connaît sa famille – que l'épouse de Kubrick et son beau-frère ont trouvé que c'était un projet intéressant pour l'œuvre de Kubrick. C'est la famille qui a convaincu la Warner. Ce qui signifie que nous avons eu des conditions assez favorables, mais chères. Comme la Warner est dirigée par des avocats, il a fallu tout vérifier, absolument tout, plan par plan. Au final, ils ont utilisé notre documentaire comme bonus du Blu-ray. On a pu le faire, mais on y a passé très longtemps.

C. Vous ne pouvez pas vous contenter de prendre des dessins, des story-boards, des images instantanées avec des entretiens avec les acteurs et le réalisateur.
S.J.
: C'est impossible dans notre concept. On ne peut pas le faire sans extraits de films. Pour Certains l'aiment chaud, il a fallu négocier avec la Fox, sinon il n'y avait pas de films. On a abouti, après une longue négociation, à des extraits du film de Wilder contre le bonus. Du coup, on a cédé les droits du bonus pour le DVD et le Blu-ray.

Pour Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci, heureusement, nous avons négocié avec Marlon Brando qui a permis de réaliser le film sinon, nous ne l'aurions jamais fait ! Il y a un arrière-plan de nos films qui est très lourd, celui des négociations, des d'échanges, de contrats, du courrier...

Il faut négocier les droits de chaque archive et on en prend beaucoup pour choisir celles qui nous intéressent. Quelqu'un y travaille à plein temps à Folamour. Cela permet de trouver des séquences intéressantes. Pour Mon Oncle, par exemple, on a découvert, dans les archives de la BBC et de la télévision suédoise, que Tati est bien meilleur lorsqu'il parle à une télévision étrangère qu'en France. La raison en est simple, il parle beaucoup plus librement, il ose se lâcher. Mais il faut regarder beaucoup d’images et les acheter. Je connais certains documentaristes qui font semblant de rien en montrant des archives. Mais chez nous, tout est contrôlé.

C. Vous faites deux documentaires pour la série par an, quel a été le premier qui a servi de pilote ?
S.J. : L'année passée, on en a fait trois. Cela dépend des années. Le premier qui a inauguré la série a été Tchao Pantin (1986). Cela devait être pour Canal +, le film était dans le catalogue et ils en avaient donc les droits. Je connaissais bien Coluche donc pour un pilote, c'était parfait. Mais le directeur des programmes a été viré. Le projet s'est arrêté. Un an ou deux ans après, l'un des producteurs de la Cinq, ayant lu le synopsis, a pris contact avec nous en nous disant que cela l'intéressait et qu'il voulait le faire. Voilà comment on a démarré.


(1) Fernand Braudel, l'Histoire des civilisations, le passé explique le présent, in Ecrits sur L'Histoire, édition Poche/Flammarion.