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Sergio Guataquira Sarmiento, réalisateur de Adieu Sauvage

Publié le 21/08/2023 par Kevin Giraud et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Présenté en compétition au BRIFF 2023, Adieu Sauvage est le résultat d’un projet d’école devenu chemin de vie pour Sergio Guataquira Sarmiento. Cette révélation, on la perçoit tout au long de ce premier film, pétri d’introspection et cousu d’un noir et blanc subtil. Rencontre avec le cinéaste au milieu de l’été, alors que de nouveaux projets se dessinent déjà.

Cinergie : Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet?

Sergio Guataquira Sarmiento : À la base, c'était un projet documentaire d'école qui a évolué petit à petit. En fin d’étude, le projet n’était pas terminé selon moi, il avait besoin de plus de réflexion et deviendrait un long-métrage, et non un court. Avec Yaël André, mon enseignante de l’époque, j’ai poursuivi le travail et c’est ainsi qu’est né Adieu Sauvage.

 

Cinergie : Au fur et à mesure du film, on sent que la démarche et le résultat s’éloignent petit à petit, qu’est-ce qui a changé sur place?

S.G.S. : À l’origine, je souhaitais m’intéresser à l’épidémie de suicides qui était la grosse problématique de la région. Mais après plusieurs aller-retour et séjours sur place, j’ai pu constater qu’une grosse partie de ces suicides étaient liés au mal d’amour. Et c’est ça, la différence principale entre la jeunesse du projet et son aboutissement. C’est ce questionnement autour du mal d’amour qui m’a poussé à poursuivre le film. Et c’est au cours de mon deuxième voyage que l’on s’est rendu compte avec mon équipe que la trame serait axée autour de mon expérience sur place. Une parenthèse courte dans ma vie, mais aussi un voyage initiatique.

 

Cinergie : Dans cette introspection, le personnage de Laureano occupe une place prépondérante.

S.G.S. : C’est une rencontre complètement fortuite à l’origine, mais il a très vite senti que nous étions un peu perdus à notre arrivée. Que je ne savais pas forcément par où commencer, et que d’autres questionnements se cachaient dans ma recherche. Le film a pris forme à ce moment-là. En partant du sujet des suicides, il a senti qu’il y avait quelque chose de plus profond qui me tiraillait. C’est lui qui a décidé de la couleur qu’aurait le film.

 

Cinergie : En parlant de couleur, vous choisissez le noir et blanc pour tourner. D’où vous vient cette décision?

S.G.S. : C’est venu presque instinctivement. Dès le début, c'était une discussion que j'ai eue avec mon chef opérateur. La raison principale, c'était vraiment dans le but de ne plus "exotiser" la jungle. Cette verdure, cette couleur exubérante qu'on a tendance à voir à l’écran, c'est une lecture qui est associée dans l'imaginaire collectif comme quelque chose d'exotique. Une vision qui a été développée dans les années 60-70 par les anthropologues européens et dont je voulais absolument me détacher. Adieu Sauvage n’est pas un film anthropologique, c’est une radiographie émotionnelle d'un peuple qui se meurt d'amour, qui se meurt de trop ressentir. Et dans radiographie, il y a cette idée de noir et blanc, d’aller à l’essentiel. Avec l’information de la couleur en moins, on peut aller directement à ce qui compte le plus.

 

Cinergie : Mais il y a quand même une recherche esthétique pour montrer la jungle d’une belle manière?

S.G.S. : Je pense que c’est difficile que la jungle devienne moche [rires]. Il y a une grammaire, un langage qui s’est installé et nous tenions à faire honneur à ces paysages grandioses. Mais au final, le noir et blanc et plus particulièrement ce type de noir et blanc “réchauffé”, qui donne une impression de couleurs plus chaudes, nous donne une connexion directe avec la nostalgie qui ressort de ce peuple, et qui me motive dans mon travail. L’esthétisation ne vient pas dans une recherche formelle, mais plutôt émotionnelle.

 

Cinergie : Des souvenirs forts, des émotions que vous auriez envie de nous partager suite à ce tournage?

S.G.S. : Un des moments qui m’a le plus marqué, c’est quand Laureano me demande ce que signifie le mot "nostalgie".  Le mot n’existe pas dans leur langage pour désigner ce sentiment, mais ils le ressentent constamment. Apprendre le mot, ça a été une révélation.

Dans l’ensemble, ce que j’ai vraiment appris avec ce projet, c’est la question de la non-définition de soi. J’ai été tiraillé constamment par cette question : qu’est-ce que je suis? En tant que personne habitant à l’étranger, en tant que Colombien? J’arrive à un moment où j’aurais vécu plus longtemps à l’étranger qu’en Colombie. Je ne suis pas d’ici, mais je ne suis pas de là-bas non plus. Avec mon patrimoine génétique amérindien, je pensais que je pouvais l’être, mais la rencontre avec Laureano m’a fait comprendre que je ne suis pas un Indien.
Et c’est tout aussi important de savoir ce que l’on n’est pas. Je n’ai peut-être pas vraiment de notion de ce que je suis, mais je le comprendrai mieux en sachant ce que je ne suis pas. Cela m’a aussi permis de comprendre que nous ne sommes pas réponses, mais nous sommes questions. Et c’est important pour moi.

 

Cinergie : Vous avez montré le film sur place?

S.G.S. : Oui, on l’a fait dans l’église, mais il y a eu un gros orage pendant la projection et avec la pluie qui tombait sur le toit métallique, c’était inaudible. On a essayé différentes solutions, mais c’était un peu dantesque. Par contre, ce sont des gens qui sont profondément cinéphiles. Ils regardent un ou deux films par jour, et donc ont développé une vraie connaissance du langage visuel. Et c’est sur ces aspects qu’ils ont réagi au film.

Laureano, je lui ai demandé ce qu’il en avait pensé, et il m’a dit : “je te réponds dans deux ans”. C’est intéressant et assez juste de se dire que le véritable ressenti ne vient que dans le temps long. En Belgique, c’est différent. C’est un personnage tiers qui regarde le film, avec ses connaissances et ses préconceptions. Je sais que la question de la quête identitaire touche beaucoup de gens, et grâce à ce projet j’ai pu comprendre que l’infiniment personnel peut aussi flirter avec l’universel, c’est un apprentissage intéressant. Et c’est encore différent en France, où le public est peut-être plus rationnel, un peu plus froid. Ici, il y a une notion de tendresse qui est plus forte, une dimension humaine qui me touche beaucoup plus.

 

Cinergie : Cette quête identitaire, c’est quelque chose que vous allez continuer à explorer?

S.G.S. : Complètement. L’amour et la quête identitaire sont des thèmes qui m’habitent dans ma vie personnelle et dans mes inspirations. Dans ma vie privée, je suis en couple avec une citoyenne européenne, et c’est grâce à elle que j’ai pu avoir mes papiers. Malgré le fait que je réalise mes films en Belgique et que je représente ce pays à l’étranger avec mon travail. Pendant ce processus administratif, nous avons dû nous présenter à l’Office des Étrangers et “prouver” notre amour. En face de nous, il y avait un fonctionnaire public qui devait en juger, grâce à nos “preuves”. Un agent submergé par des dizaines de dossiers, qui nage dans un océan d’amour en quelque sorte, et qui peut-être en lui-même en est dépourvu? C’est le sujet de mon prochain film, une fiction actuellement en cours d’écriture.

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