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Sur le tournage de Histoire, histoires

Publié le 01/04/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Cartographie

 

Ulrike Knorr est un personnage quelque peu deleuzien, nomade, préférant un parcours moléculaire à l'exploration des machines molaires, la déterritorialisation, la bifurcation. D'où l'impression d'une fille insaisissable qui vous glisse entre les doigts dès que vous essayez de la déchiffrer (la décoder ou la codifier sont deux expressions que nous n'oserions utiliser tant elles sont antinomiques de ses agencements). Née à Dresde (1), dans l'ancienne Allemagne de l'Est, déboussolée par l'Ouest où l'argent est fétichisé comme nulle part ailleurs, Ulrike a fui les clichés comme la peste pour atterrir à Nashville (Tennessee) - splatch - chez les ploucs de la country où elle réussit rapidement à se distinguer (elle préfère le minoritaire au majoritaire, vous vous en doutez !)
En refusant de porter le code vestimentaire commun : santiags, veste de daim à franges, chemise à carreau et stetson. Mpffghpffmmghphn. La ligne de fuite devient sa ligne de chance. Pour se remettre dans le flux de la vie, elle capte l'intensité créative de Paris (France, pas Texas), décode ses affects du deep south américain dans l'oubli des salles obscures de la ville-lumière. Elle y découvre le cinéma en général et les films de Johan Van der Keuken en particulier, dont le ton et le style la fascinent. Photographe, elle s'essaie à cet art qui fixe le fini à l'infini, file à Bruxelles et s'inscrit à l'ENSAV de La Cambre, en section photo, tout en désirant expérimenter l'image animée. Modestie ? Goût du paradoxe ? Ou parce que le cinéma, connoté machine molaire hollywoodienne avec son giga-montage économique fabricant de la distraction de masse, décourage les solitaires ? Ou, plus simplement, parce qu'un photographe jouit de la maîtrise de la chaîne de l'image : de la prise de vue au tirage papier, alors qu'un cinéaste maîtrise rarement l'entièreté d'un travail qu'il partage avec d'autres ?

 

Raconter

Nous sommes au CBA, dans une salle de montage, où Ulrike expérimente Histoire, histoires, un documentaire de 52' en cours de montage virtuel. C'est son second film après Grenzsteine, un court métrage d'une quinzaine de minutes qui mélangeait les paysages de l'Allemagne de l'Est avec des interviews de ses habitants.

 

 

Histoire, histoires est plus complexe et plus intime puisqu'il s'agit d'une sorte d'enquête sur le quotidien des générations précédentes. Qu'ont-elles transmis ? Quel était leur vécu ? Le tout à travers le regard aigu d'une réalisatrice qui se sert tant des photos extraites d'un album de famille hérité lors du décès d'Ilse, la grand-mère paternelle, que de plans tournés en Silésie, en Saxe ou à Dresde. Dès le début, nous sommes fascinés par les plans fixes du film, le sens du cadrage et de la lumière qui se dégage de ces images qu'anime une bande-son complexe. Un plan fixe nous montre une route sur laquelle un pont routier trace un arc se cercle. "Je me souviens du grand jardin et des descentes en ville pour aller faire les courses. Chaque fois il fallait traverser le pont roulant en fer. Je me souviens qu'avec grand-mère on s'arrêtait dessus lors du passage d'un camion. Des tremblements… et le pont se baladait en nous emportant dessus…" Souvenirs d'enfance. Suivi d'un plan de pommiers dans un jardin. "Là, nous explique Ulrike, j'introduis le personnage de mon grand-père maternel. On voit un pommier dans son jardin parce qu'auparavant il avait une plantation de pommiers dans le village de Kriebethae. C'est une chose qui m'a marquée lorsque j'étais petite. On allait ramasser les pommes ensemble."

 

À la différence de la peinture, les bonnes photographies s'écoutent en se laissant regarder. Ulrike Knorr l'a parfaitement compris. Aux nombreux plans fixes (rassurons les cinéphages, il y a aussi des panoramiques et des travellings) qui jouent sur le hors-champ visuel, correspond une bande sonore riche où le silence déchiré par différents bruits fait contrepoint à un commentaire dit en français avec un accent d'Allemagne de l'Est.

 

Intimité

 

Divisé en deux parties, Histoire, histoires parle dans la première des grands-parents paternels ; et, dans la seconde, du grand père paternel, dernier survivant d'une génération qui aura connu successivement et dans l'ordre (si l'on oseécrire) le nazisme et le communisme. Une chronique d'un quotidien qui rend compte de l'intimité d'un parcours vécu parfois contre son gré (se souvenir, toujours, de l'opuscule De la servitude volontaire d'Étienne La Boétie, l'ami de Montaigne et de Gilles Deleuze (2)).
D'où le titre : les histoires singulières prise dans le réseau de l'Histoire. Le film comporte pleins d'inserts de plans de forêt. Celle-ci ne représente pas seulement des paysages de l'Est mais aussi le noyau idéologique de l'idéologie nazie, l'ancrage d'une race dans le sol et l'humus - nous laissons à votre sagacité les interprétations psychanalytiques (aussi banale que le train qui traverse le tunnel à la fin de North by Northwest d'Hitchcock) que provoquent des notions tel que l'arbre et l'humus.

 

Lorsque votre serviteur, stupéfait par la qualité des séquences découvertes, et par la subtilité des raccords entre les plans qu'il découvre sur les deux moniteurs vidéo de la salle de montage du CBA, lui demande ce qu'elle fait dans une section photographique alors que son désir la porte manifestement vers le cinéma, elle s'embrouille. Nous avons touché un point sensible de sa trajectoire car elle nous envoie, trois jours plus tard, par courriel (Dim, 24 Mar 2002, 23 :19 :52), un texte écrit par Johan Van der Keuken qui exprime, écrit-elle, "ce que je n'arrivais pas à dire moi-même par rapport à cette relation photographie-cinéma". Ça fait mouche. Johan Van der Keuken : "J'étais terrorisé par cette idée de faire des photos aussi flexibles qu'elles puissent être détruites par les photos suivantes. Je pensais à la photo indestructible. Après j'ai un peu lâché cette propension-là. Pour le cinéma il faut un intermédiaire, j'aime bien que le cadrage soit solide, mais il faut savoir lâcher la tension, ce qu'on ne peut pas faire en photo…Toutes ces questions ont à voir avec l'élément temps, l'élément le plus important d'une condition humaine tragique ou libérée : temps libre, time is money, le temporel et l'éternel, tuer le temps, un voleur n'a pas le temps, avoir le temps contre soi, le temps suspend son vol, l'éternel maintenant. J'émets l'hypothèse suivante : une différence de culture est une différence de perception du temps. Peut-être que je photographie parce que le temps passe trop vite et peut-être que je filme parce que le temps me manque. Cette année, je fais un film qui s'appelle le Temps. Il n'y a pas seulement le temps, il y a des strates de temps. Nous en parlons comme si c'était quelque chose, mais en fait ce n'est rien. Pourtant, nous avons à l'intérieur de ce rien un corps. Comment le nommer ?"
Qu'ajouter, chère Ulrike? Rien, sinon que c'est le problème de nombreux photographes et cinéastes y compris de votre serviteur !

(1) Pour les fans de musique baroque, signalons que Dresde jouissait au début du XVIIIe siècle, d'un orchestre célèbre dans toute l'Europe qui réunissait les goûts allemand, italien et français. Reinhardt, Goebel qui lui a consacré trois disques pour le label Archiv, estime qu'on ne peut comprendre les Concertos brandebourgeois de Bach sans y faire référence.

(2) "Et le fascisme aussi, il faut dire qu'il a "assumé des désirs sociaux" y compris les désirs de répression et de mort. Les gens, ils bandaient pour Hitler, pour la belle machine fasciste."
Gilles Deleuze, L'Ile déserte, Ed. De Minuit, 2002.