Passionné par les processus créatifs, Gregory Zalcman avait une boîte de production. Il s’est associé à Alon Knoll pour créer Take Five en 2009. À la suite du succès en salles de cinéma de Sirocco et le Royaume des courants d’air de Benoît Chieux, Cinergie.be est allé à sa rencontre dans les loges d’Anima durant l’édition 2024 du festival qui se tient annuellement à Flagey.
Take Five - Grégory Zalcman
Cinergie.be : Quelle est la spécificité de Take Five en tant que boîte de production basée à Bruxelles ?
Grégory Zalcman : On est une société de production qui a débuté en produisant du documentaire, et ensuite de la fiction. C’est totalement par hasard qu’on est entré dans l’animation par une collaboration avec Sacha Feiner. C’est un réalisateur qu’on suivait déjà depuis un certain temps sur les réseaux. On l’a contacté et il nous a proposé un projet de film d’animation inspiré de Phillipe Foerster, l’auteur publié d’antan par Fluide Glacial et qui avait ses histoires fantastiques en noir et blanc. Ce sont des récits qui font peur, mais qui sont également jolis et poétiques. Sacha Freiner nous a proposé d’adapter une petite histoire de six pages en animation. Ce n’était pas spécialement le type d’animation qui nous intéressait, mais c’était ce que Sacha voulait faire. Cela a abouti au film d’animation de 15 minutes intitulé Dernière Porte au sud (2015). Ce court métrage a rencontré un grand succès auprès du public et de la critique. Il a gagné le Grand Prix du meilleur film d’animation à Clermont-Ferrand en 2016 et le Magritte du meilleur court d’animation la même année. Il a également eu le Grand Prix du BIFFF et un award à Anima. C’est comme ça que j’ai commencé à rencontrer de nombreux talents belges de l’animation en me rendant dans des festivals d’animation. J’y ai rencontré Bruno Tondeur avec qui on a produit Sous le cartilage des côtes (2019). De fil en aiguille, on produit des films d'animation.
C. : A quelle fréquence produisez-vous des courts métrages ou longs-métrages avec Take Five ?
G. Z. : On tente de produire un court métrage par an et de produire ou coproduire un long métrage par an également. Ce n’est pas énorme, mais on est une petite structure. Les projets que l’on produit en majoritaire prennent évidemment beaucoup plus de temps que de la coproduction où l’on arrive à un stade plus avancé en général. Je dirais qu’on doit être à plus ou moins 50/50 en ce qui concerne le ratio entre cinéma live et animation désormais. L’animation prend de plus en plus de poids dans notre catalogue. Je vais sur les marchés d’animation et je rencontre aussi des coproducteurs qui me proposent de plus en plus de projets. Ça se développe doucement et maintenant plutôt sur le long métrage.
C. : L’exploitation d’animation en court ou long est-elle fort différente de celle du cinéma live ?
G. Z. : La création en animation est plus longue que pour le live. Elle est plus industrielle si l’on peut dire. Il faut que tout s’emboîte et que cela s’enchaîne bien entre les différentes phases du projet. Les équipes sont grandes et il faut un planning très méticuleux. C'est un peu comme du travail à la chaîne. Si on accumule du retard sur une partie, cela pose un problème pour les équipes suivantes qui sont mobilisées et attendent de commencer à un moment très précis. Il faut compter environ un an de fabrication pour un court métrage animé. Et pour le long métrage, c’est bien plus long. Par rapport au live, c’est un processus beaucoup plus long.
C. : Votre long métrage Sirocco et le royaume des courants d’air est sorti en salles durant la période de Noël en Belgique et il vient d’être rediffusé durant le festival d’Anima. Quand le processus de création de ce film a-t-il débuté ?
G.Z. : Le producteur majoritaire de Sirocco est Sacrebleu avec Ron Dyens. Il a travaillé dix ans sur Sirocco. Nous sommes arrivés beaucoup plus tard en tant que coproducteur minoritaire. Ma première rencontre avec Benoît Chieux date de 2018 au marché de coproduction aux Arcs Film Festival. C’est là-bas que j’ai vu les premières images du film. L’univers graphique m’a directement séduit. Il s’agit d’un univers fantastique avec un bestiaire génial tout droit sorti de son imaginaire. Les premières images étaient déjà une invitation à voyager dans son univers. Ron, le producteur, je le connaissais déjà depuis 2015. Pour l’anecdote, on avait donc gagné le Magritte avec Dernière Porte au Sud et lui avait gagné le meilleur césar pour Le Repas dominical, de Céline Devaux (2015). On s’est rencontré au drink d’Arte qui était coproducteur sur nos deux projets. Depuis lors, on s’envoyait des projets et notre première collaboration était Sirocco et le royaume des courants d’air (2023). Depuis, on a lancé deux nouveaux projets et l’entente est très bonne.
C. : Que raconte Sirocco et le royaume des courants d’air ? Est-ce un film destiné aux enfants, aux adultes, aux adolescents ? Comment définit-on ces paramètres dans un projet d’une telle envergure ?
G. Z. : L’histoire est celle de deux sœurs, Juliette et Carmen, qui ont 4 et 8 ans. Et via la magie d’un livre, elles entrent dans un univers imaginaire, celui du Royaume des courants d’air. Mais une fois arrivées dans ce nouvel environnement, elles vont se transformer en chat et être séparées l’une de l’autre. Elles vont vouloir se retrouver et retourner chez elles à la maison. Pour y arriver, elles vont devoir demander de l’aide à la cantatrice Selma. Elle va leur présenter la seule personne capable de les aider, le magicien Sirocco. C’est un film qui s’adresse principalement aux enfants avec un cœur de cible qui va de 6 à 9 ans. J’ai vu dans les salles des enfants un peu plus jeunes et des plus grands, mais le film, coécrit avec Alain Gagnol qui est connu pour Phantom Boy (2015), a été écrit à hauteur d’enfant. Ce ne sont pas des héroïnes. Elles n’ont pas de super pouvoirs. Elles agissent de manière naturelle comme des enfants agiraient. Elles vont demander de l’aide aux adultes. Évidemment, il y a également une lecture intéressante pour les parents.
C. : Quelles furent les réactions lors de la sortie du film ?
G. Z. : Sirocco est sorti au festival d’Annecy et il a gagné le prix du public. C’est un super démarrage. Les retours sont assez unanimes et positifs. Les enfants demandent souvent s’il y aura un Sirocco 2. C’est peut-être bon signe. Le public est également très touché par la superbe composition musicale de Pablo Pico (Adama en 2015, L’Extraordinaire voyage de Marona en 2019) et la superbe voix de Celia Kameni. Le retour est très positif. On sent que les enfants sont émus et touchés émotionnellement par l’histoire.
C. : Le film est sorti en salles de cinéma en Belgique avant d’être diffusé au festival Anima. Comment s’articulent les fenêtres de diffusion du film et la suite de son parcours ?
G. Z. : Le film est sorti le 13 décembre en salles du côté francophone. Il est sorti le 14 février en Flandre. Anima l’a sélectionné après sa sortie. C’est vrai que c’est plus rare et qu’un film commence souvent sa vie par une sélection en festival, mais les choses se sont mises en place de cette manière-là. On est très content d’avoir eu 3 projections durant le festival d’Anima et j’ai eu l’occasion d’assister à la projection dans la magnifique salle 4 de Flagey. Ensuite, d’ici un an, il va y avoir une diffusion sur la RTBF du côté belge. Il va être diffusé un peu partout dans le monde. Il a été également vendu aux États-Unis. Ce sera GKIDS, le distributeur new-yorkais qui va le diffuser et l’exploiter en salles. Et il continue également son parcours en festival malgré ses nombreuses sélections.
C. : S’agit-il de votre plus gros projet et budget depuis le lancement de Take Five ?
G. Z. : Sirocco est clairement le plus gros film qu’on a coproduit à ce jour. Il s’agit d’un budget de cinq millions d’euros et on est à peu près à 20% de financement du côté belge. On a eu le soutien du Centre du cinéma, de la RTBF, de Screen Brussels et du Tax Shelter. C’est une grosse équipe d’une soixantaine de personnes qui a été mobilisée. Le travail a été réparti entre deux studios, Square Fish et Studio L’enclume. Une belle partie de la fabrication a été réalisée à Bruxelles et en Belgique. On a pris en charge près d’un tiers de l’animation et la colo des décors ainsi que des personnages. On a également fait l’étape du cleaning et pratiquement tout le compositing, c.-à-d. l’assemblage de tous les éléments. Il y a également deux voix qui viennent de chez nous, celle de Pierre Lognay pour Sirocco et celle de Eric De Staercke pour la voix du maire. Il y a encore eu de la postproduction au niveau de l’étalonnage.
C. : Quels sont vos prochains projets, que ce soit en live ou en animation ? Avez-vous la volonté de travailler sur d’autres projets de grosse envergure pour la suite ?
G. Z. : Notre prochain projet intitulé Flow avec Gints Zilbalodis (Ailleurs en 2020) est un magnifique projet d’animation à nouveau en coproduction avec Sacrebleu et Dream Well, sa propre société de production. Il s’agit d’un plus petit projet avec un budget moindre, mais un coup de cœur. Il n’y a pas de volonté de travailler sur de plus gros projets, mais sur des projets qui nous tiennent à cœur et qui nous touchent. Et sinon peut-être également des projets de série d’animation à l’avenir. On n'a pas encore travaillé là-dessus, mais nous avons une ou deux propositions donc ça pourrait aussi se mettre en place. Ce serait des 52x7 minutes destinés à la télé. Et là on parle évidemment de budgets assez importants. Et sinon bien entendu soutenir les jeunes talents de l’animation belge à travers des courts métrages.
C. : Parmi vos projets actuels, votre site met également en avant le prochain film de Margot Reumont, dont le court Câline (2022) a connu un grand succès. Il s’agit de My Baby Crocodile. Peut-on en savoir un peu plus sur ce court métrage d’animation prévu pour 2025 ?
G. Z. : Il s’agit de notre première collaboration avec Margot Reumont en tant que réalisatrice. On avait déjà collaboré avec elle sur un générique animé de long métrage. C’est un 26 minutes qu’on coproduit également avec Sacrebleu, la collaboration avec eux se passe vraiment très bien à la suite de Sirocco. Il s’agit d’une adaptation d’un roman graphique de Gaëtan Dorémus qui s’appelle Mon bébé croco. On est allé le pitché ensemble avec Margot, Gaëtan et Ron au Cartoon Forum de Toulouse principalement auprès de télévision et la RTBF est déjà à bord pour une aide au développement. On va le déposer en avril au Centre du Cinéma pour une aide à la production. On est au début du projet. On a beaucoup travaillé le scénario. On a fait de la recherche graphique. Si on obtient les aides, l’idée serait de commencer la fabrication en septembre pendant un an et donc une livraison fin 2025.
C. : Ma première critique d’un film d’animation pour Cinergie était justement Sous le cartilage des côtes de Bruno Tondeur, sorti en 2019. Depuis lors je participe chaque année au jury Cinergie et je vois donc tous les films d’animation belges du festival Anima. Il s’agit vraiment d’un réalisateur de film d’animation très inspiré et engagé. Bruno Tondeur avait d’ailleurs gagné plusieurs prix, dont le prix Cinergie.be en 2015, pour son superbe court métrage d’animation intitulé Deep Space. Son prochain projet de 14 minutes intitulé Like A Beast est annoncé sur votre site. Comment s’est mise en place cette collaboration avec Bruno Tondeur ?
G. Z. : J’ai rencontré Bruno Tondeur à Clermont-Ferrand alors qu’il présentait son film de fin d’études, Deep Space (2015). J’avais adoré ce film et on a très rapidement décidé de collaborer. Ça avait abouti au film Sous le cartilage des côtes (2019) qui avait également rencontré un joli succès. Il a tourné dans de nombreux festivals et il a remporté de nombreux prix. On retravaille ensemble actuellement sur un deuxième court métrage qui s’intitule Like A Beast (2024). Il s’agit d’un film postapocalyptique où la seule envie et le seul besoin des êtres humains sont de recharger leur téléphone. Avec cette touche d’humour un peu trash faussement naïf qu’on adore et sa patte graphique très singulière, on est reparti dans une aventure avec lui. On vient de terminer l’animatique et on va commencer l’animation d’ici quelques mois. Ce sera une coproduction avec Autour de Minuit qui demandera au moins un an de fabrication.
C. : Il y a également la série Boys boys boys, de Valentine Vendroux en animation reprise dans vos projets en cours. Qu’en est-il ?
G. Z. : Il s’agit d’une web-série qu’on a coproduite. Elle était cette année à Anima et également à Annecy en même temps que Sirocco. Elle raconte les nouvelles formes de masculinité en dix épisodes de 5 minutes sous forme de documentaire animé. Toute la partie animation a été réalisée chez nous en Belgique. Il s’agit d’une équipe de 6 animateurs supervisée par Paul Viber durant six mois. Ce projet nous a donné l’envie d’initier et de produire des séries de format court dans le cadre de la nouvelle commission de série qui s’ouvre pour la première fois à l’animation. Il nous semble intéressant de soumettre des formats courts d’animation qui peuvent se financer relativement rapidement et permettre à des auteurs et réalisateurs belges d’avoir un tremplin vers du long métrage ou d’autres types de projets.
C. : Pouvez-vous nous toucher quelques mots sur la mise en place de cette collaboration avec Valentine Vendroux?
G. Z. : La collaboration avec Valentine Vendroux s’est passée via Melting Prod. Il s’agit d’une société de production parisienne qui est venue présenter le projet. On a directement eu un très bon feeling avec elle quand elle nous a expliqué le projet. Elle a eu confiance en nous pour assurer la partie animation en Belgique à distance. Elle est venue une ou deux fois au studio.
C. : Nous sommes au festival Anima et nous avons abordé largement le volet animation de Take Five. Mais vous faites également du live. Avant de conclure, pouvons-nous brièvement aborder les autres projets en préparation ?
G. Z. : On a un projet en développement qui s’appelle Brûleurs. Ce long métrage va être réalisé par Barney Frydman. Il a été coécrit avec Philippe Geus. C’est l’histoire de trois jeunes Tunisiens qui vont vouloir venir en Europe pour une vie meilleure. Ils vont être embourbés dans la mafia italienne et il va se produire un drame irréparable. C’est un film où les choses tournent mal et ne s’améliorent pas. Cela montre comment les maillons les plus faibles de la chaîne alimentaire se font exploiter.
C. : Pour conclure, on va aborder votre ovni de la fin d’année 2023, le deuxième long métrage de Jérôme Vandewattyne intitulé The Belgian Wave. Son premier film Spit’n Split (2017) avait rencontré un énorme succès lors de sa projection au BIFFF. Il s’agit à nouveau d’un film où la frontière entre réalité et fiction est tenue. Comment le film a-t-il été accueilli par le public ?
G. Z. : On avait adoré son court métrage réalisé dans le cadre du BIFFF, Slutterball (2012). Le 13 décembre était une date spéciale pour Take Five puisqu’on a vu le même jour la sortie en salles de The Belgian Wave et de Sirocco et le royaume des courants d’air. Il s’agit d’un film complètement barge, psychédélique et punk qui s’adresse à un public ado et adulte. On avait répondu à l’appel des productions légères, c.-à-d. qu’il faut une petite équipe et une histoire simple qui ne coûte pas trop cher. Jérôme Di Egidio et Kamal Messaoudi sont les coauteurs de l’histoire, ils étaient venus nous présenter l’histoire de The Belgian Wave, basée sur l’observation d’ovnis en Belgique dans les années nonante. Ils ont créé un récit autour de ce phénomène. C’est l’histoire d’un journaliste qui aurait disparu dans ce contexte. On a présenté ce projet à Jérome Vandewattyne, à qui on a pensé en souvenir de Slutterball (2012) et de son long métrage Spit’n Split (2017) qui était vraiment particulier. Jérôme se l’est complètement approprié et il a réalisé un film personnel avec la patte qu’on lui connaît. Alors ce film s’adresse peut-être à un public de niche qui aime le genre un peu barré, mais ce public n’est pas si restreint qu’on l’imagine. Le film a débuté sa carrière au festival d’Oldenburg où il a gagné l’Audacity Award. Ensuite, il a fait son parcours dans plusieurs festivals et il est sorti au cinéma Aventure. Il a été prolongé et ils l’ont gardé plusieurs semaines à l’affiche en faisant une super promo autour du projet. C’est génial que des cinémas de ce type donnent de la visibilité à ce type de films. Au tout début, on ne visait pas directement la salle, mais plutôt les plateformes. Il est d’ailleurs disponible en France sur Shadowz. Mais quand on travaille tellement le son et les images, on se dit que c’est quand même bien de pouvoir le voir sur grand écran pour vivre l’expérience de cinéma. Le film a d’ailleurs été en lice pour le prix du Magritte des meilleurs costumes grâce au travail de dingue de Jessica Harkay. Le film fait d’ailleurs partie de la sélection du BIFFF 2024.
C. : Enfin, quel est le meilleur conseil à donner à un jeune qui rêverait de réaliser un projet pour Take Five?
G. Z. : Je n’ai pas vraiment de conseils, mais il s’agit avant tout d’une rencontre. On essaie de rester très ouvert et d’aller voir des séances de courts métrages dans des grands et des petits festivals. On essaie de dénicher un univers ou une patte singulière qui nous touche. C’est ce hasard-là. Je n’ai pas de conseil si ce n’est de faire et de montrer son travail. Ce sont souvent des rencontres fortuites dans les festivals ou parfois dans des petites projections. Ça arrive même sur les réseaux sociaux et sur Instragram ou Facebook. J’ai rencontré le travail d’un jeune auteur d’animation sur sa page Insta et là on parle ensemble pour voir ce que ça peut donner.
C. : N’hésitez pas non plus à suivre notre actualité sur Cinergie, car on tente vraiment de mettre systématiquement en avant les jeunes cinéastes que l’on découvre en sélection, que ce soit en live ou en animation.