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Tengo sueños eléctricos de Valentina Maurel

Publié le 30/04/2023 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

À fleur de peau

En 2016, Valentina Maurel signait un film de fin d’études d’une grande finesse, impressionnant et émouvant, qui recevait le prix de la Cinéfondation à Cannes. Paul est là interrogeait le lien très complexe d’une fille à son père, entre haine et amour, attirance et dégoût, tendresse et rejet. Quelques années plus tard, à la Semaine de la critique cette fois, Lucia en el Limbo était encore le portrait d’une jeune fille en quête de sa sexualité. Tengo sueños eléctricos, explore à nouveau la relation riche et complexe entre une jeune fille et son père – et croule sous les prix, notamment ceux du prestigieux festival de Locarno (meilleure réalisatrice, meilleure actrice, meilleur acteur). Magistral, tendu et tenu par des comédiens époustouflants, ce premier long métrage se risque au plus près de ce lien si ambigu et vivant qu’on appelle l’amour. Un film libre, frontal et d’une grande profondeur.

Tengo sueños eléctricos de Valentina Maurel

Avec délicatesse, et beaucoup de justesse, Valentina Maurel se glisse dans les pas d’Eva (car peut-être que toutes les jeunes filles arrivent devant l’âge adulte aussi nue que la première des femmes ?), une adolescente à la beauté sombre, à la fois lumineuse et grave. Parfois agile, impulsive, violente. Parfois silencieuse et observatrice, sur le qui-vive. En guerre avec sa mère, entre agacement et tendresse avec sa petite sœur, Eva suit surtout son père dans ses déambulations, ses cartons, ses questionnements… C’est qu’aux premières images du film, les parents d’Eva se séparent et si elle reste habiter chez sa mère, c’est son père qu’elle choisit. C’est avec Martin qu’elle fume des clopes, avec lui qu’elle boit ses premiers verres, avec lui qu’elle rencontre l’art, la poésie, d’autres hommes… C’est lui qui incarne le bordel foisonnant d’une vie libre, ce monde d’adultes qu’elle observe derrière les portes entrebâillées, fascinant, troublé, enivrant dont les tourments la dépassent autant qu’ils l’emportent. Magnifiquement interprété par Reinaldo Amien Gutiérrez, d’une douceur brutale – ou l’inverse - à la fois pudique et enragé, Martin est un corps en transit, traversé de tendresses et de souffrances, de joies et de brûlures, de rêves et de frustrations. Et qui explose parfois, imprévisible… À ses côtés, Eva (tout aussi bouleversante Daniela Marín Navarro), tente de trouver le chemin de sa liberté et de son désir. Dans une tension qui va croissant, Martin finira par assumer son rôle de père par un retournement de situation bouleversant.

 

Film d’apprentissage autant du désir que de la perte, Tengo sueños eléctricos s’attache surtout à des moments palpitants de regards, de bruissements, de silences. Dans une narration tissée d’ellipses, il avance nerveux et sensuel dans de grandes séquences, frontal sans être ni voyeur ni prude. Les complicités se disent, dans un geste, un regard. Les colères dans les cris ou un mouvement du corps, une porte qui claque. C’est que la caméra, sans jugement, suit les corps, leurs sursauts, leurs troubles, leurs distances. Elle se tient près des peaux, de leurs émois, de leurs odeurs. Toujours en arrière-plan, la ville est là, bruyante ou paisible, baignée de musiques et de bagarres, chatoyante, lumineuse, bariolée de rêves ou d’impuissances. Comme dans le cinéma de Lucrecia Martel, les êtres ici sont pris dans le tourment des émotions, continuellement en tension, au bord d’explosions parsemées d’accalmies. Charnels, traversés d’odeurs, de flux, d’émotions, ils sont incontrôlables et libres. 

 

Il y aurait beaucoup à dire sur les trajectoires du désir dans le film (mais ce serait beaucoup en dévoiler) et sur les pulsions qu’il fait vibrer (mais ce serait en quelque sorte le gloser). Mais précisément, en suivant Eva au fil de ses nombreux aller-retour dans la ville, entre sa mère et son père, ses amis et le monde adulte, ses fragilités et sa curiosité, Tengo sueños eléctricos tisse peu à peu dans tous ces cheminements le temps de la métamorphose. Ce moment de transformation, une séquence vient magistralement le résumer lorsque, dans un spectacle de foire, une jeune fille en cage se transforme en gorille en liberté (inversion géniale de la scène anthologique de The Square), tel un reflet troublé et troublant d’Eva dans la nuit indistincte. Et puisque l’indistinction est le principe même de la métamorphose, c’est à cet endroit précis que Valentina Morel se tient, en équilibre, au-dessus des définitions, des postures morales, entre amour et haine, bien et mal, au plus près de ce présent vibrant d’où tout peut advenir. C’est dans cette temporalité extrêmement précieuse, fragile, dangereuse qu’elle avance, avec Eva, dans ce temps du passage, si complexe et vivant… jusqu’aux premiers pas franchis. Un très beau film. Riche, puissant, lumineux et profond.

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