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Thierry Abel, directeur de l'Arenberg-Galeries

Publié le 01/07/2003 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Dans le cadre de la marchandisation de la culture, souhaitée notamment par l'OMC (Organisation mondiale du commerce), le cinéma d'art et d'essai semble bien en passe de devenir un produit comme les autres. Outre le fait, que de plus en plus souvent les premiers ou les seconds films ne sont même plus pris en distribution, les auteurs consacrés font l'objet de sorties dans des multiplexes, désireux d'offrir à leur clientèle un choix élargi. C'est le cas du groupe UGC qui, en lançant en novembre dernier une carte d'accès illimité à ses salles, bouscule la donne pour les salles dont la vocation est de diffuser les films art et essais. La fréquentation de L'Arenberg-Galeries ayant chuté de 30% depuis novembre. Thierry Abel qui en dirige l'exploitation a lancé une pétition pour alerter les autorités publiques. Entretien.

Thierry Abel

 

Cinergie : Quel est l'effet actuel, qu'a eu le lancement en novembre dernier, de la carte illimitée d'UGC ?

Thierry Abel : Le système de commercialisation des films est du ressort des distributeurs. Les films d'art et d'essai sont de moins en moins présents dans leurs catalogues à vocation de plus en plus généraliste. Depuis la disparition de Progrès Films, il ne reste plus que Cinélibre qui lui-même se diversifie pour survivre. Comme nous vivons dans un système de consumérisme où les films ont une durée de vie de plus en plus courte afin d'être rapidement rentabilisés, on assiste à une multiplication des copies et donc on voit que prédomine une vision comptable, à court terme de l'exploitation cinématographique. Dans ce contexte, UGC qui a toujours eu, en France et en Belgique, une politique familiale et diversifiée, en lançant leur carte illimitée sont dans l'obligation, vis-à-vis du consommateur, d'assurer une diffusion de films qui va du blockbuster au film plus pointu culturellement. Pour eux, il s'agit d'une obligation commerciale que d'assurer cette diversité de choix. En tout cas pour le moment. J'insiste : pour le moment. Parce qu'une multinationale de l'industrie culturelle doit assurer un retour à ses investisseurs en prenant des parts du marché et qu'on ne me fasse pas croire qu'ils sont là pour être un laboratoire du cinéma comme art vivant de demain ! C'est faux, bien qu'ils communiquent là-dessus. Que ce soit leur message, c'est de bonne guerre mais qu'on les prennent au sérieux c'est plutôt dur à digérer. Dans ce contexte, il y une amplification de leur demande vis-à-vis des distributeurs qui, dans leur majorité, ne peuvent se passer d'eux et doivent leur jeter du lest parfois. Et donc, ils nous prennent les quelques locomotives d'un créneau vital, chaque année, pour nous. Exemples emblématiques : L'Homme sans passé d'Aki Kaurismaki et Bowling for Columbine de Michaël Moore, deux films qu'on n'a pas pu montrer. Donc pour répondre à ta question : "la carte illimitée" d'UGC nous enlève l'accès à certains films art et essais plus porteurs que d'autres et qui nous permettent de diffuser des films plus fragiles.

 

C. : Tu ne penses pas qu'on manque d'écrans à Bruxelles ?
T. A. : Pas vraiment. Ça a l'air paradoxal, puisque par ailleurs je demande des écrans en plus, ce qui est possible et fait l'objet d'un litige avec la ville de Bruxelles. Cette idée de cinq salles supplémentaires c'est d'abord un souci de solutionner en partie des problèmes structurels d'un lieu comme celui-ci, d'élargir le projet. Pour comprendre il faut définir le projet Arenberg. Son fondement consiste à défendre et à illustrer le cinéma comme art - à part le Nova, je pense qu'on est unique à Bruxelles - et à développer un projet socio-culturel annexe qui va du scolaire (Ecran large sur Tableau Noir) à l'Ecran Total en passant par Ecran d'art, Documentaire sur grand Ecran et tout ce qu'on fait chaque semaine (conférences, expositions). Et il y a de multiples pistes et de multiples projets dans nos cartons qui nécessitent cela. Donc pour répondre à ta question, il est certain qu'avec des écrans supplémentaires, on pourrait assurer des prolongations, faire venir des films de l'étranger. Il y a une foule de possibilités pour développer un lieu comme l'Arenberg.

 

C. : Outre les écrans, est-ce qu'il ne manque pas de distributeurs ?
T. A. : A cela, vient s'ajouter la disparition de Progrès films qui nous assurait, chaque année un certain nombre de films singuliers. Il y a, en effet, des films qui ne sortent pas et qui sont encore à montrer mais nous n'avons plus de distributeur qui prenne le risque de lancer des films peu connus. Les autres achètent les films par package et ils les envoient sur le marché comme faire se peut, avec des priorités et des stratégies qui sont plus commerciales que culturelles. Il manque donc d'un distributeur comme Progrès films qui ait le courage de distribuer des premiers films ou des films singuliers. Ca me semble évident. Distribuer le dernier Almodovar comporte moins de risques :  c'est un auteur confirmé. Tout en sachant, par ailleurs que distribuer un premier film est très risqué dans le créneau art et essais. On ne peut pas demander sur un petit film aux recettes improbables qu'un distributeur investisse des frais publicitaires : ce serait suicidaire. Donc il faut laisser le temps au film de trouver son public. Et il faut aussi admettre - ce que personne ne fait ici en Belgique - que ce n'est pas parce qu'on a une écriture cinématographique originale que cela garantit automatiquement un accès au succès public. Dans le créneau dans lequel on travaille, il y a des publics, il y a des marchés et, un moment donné, il y a des échecs justifiés ou injustifiés. Il faut pouvoir l'admettre. Un bon film ne rencontre pas nécessairement un public.

 

C. : Dans ce créneau, l'avenir n'est-il pas dans le passé ? Laisser à un film le temps de trouver son public ?
T. A. : On ne peut pas avoir une vision nostalgique de la manière dont on sortait les films il y a vingt ans puisque ça fragiliserait les distributeurs. Néanmoins le progrès ne consiste pas toujours à adopter la fuite en avant. C'est aussi de s'interroger sur d'où l'on vient. C'est la mémoire, c'est l'Histoire. Est-ce qu'on ne peut pas donner un coup de frein. Est-ce que tout était mauvais dans ce qu'on faisait auparavant ? Est-ce qu'on ne peut pas réactualiser certaines pratiques ? Aujourd'hui, il faut transmettre des émotions, du savoir, de la connaissance, de la culture. Il faut transmettre cela parce que c'est une garantie de vie en société, de démocratie. Le but n'est pas de niveler par le bas mais de tirer le maximum de gens vers le haut. Il faut trouver une manière d'exploiter les films différemment. Plus de salles à l'Arenberg, c'est aussi amplifier les manifestations autour du cinéma. Ne pas être qu'un simple programmateur de films. Si déjà, une fois par mois, on programme les films ACID on peut imaginer de multiplier cette initiative plusieurs fois par mois. Il y a beaucoup de pistes qui permettraient à la fois de faire venir des films en plus, de trouver des coopérations avec des distributeurs français ou autres. Et aussi notamment d'organiser une meilleure complémentarité de la diffusion avec Flagey ou le Vendôme, une complémentarité du créneau des films art et essais sur Bruxelles.

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