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Tip Top de Serge Bozon

Publié le 17/09/2013 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

La joie de tout casser

Tip Top fait clic et clac. Réjouissant, burlesque, disjoncté, le nouveau long métrage du Français Serge Bozon, on le découvrait avec délice lors de sa projection au Brussels Film Festival. Sur une intrigue abracadabrante de meurtre d'indic dans une banlieue cosmopolite, Bozon tresse, autour de quelques personnages magistralement incarnés par François Damiens en merveilleux plouc, Isabelle Huppert, superbe castratrice et Sandrine Kiberlain, en godiche mirifique, tout une galerie de petites folies et autres perversions qui s'entrechoquent, se mélangent et s'échangent. On croise Bozon, costume pop et chemise à pois, à la sortie de la projection où, avec Noël Godin, on s'extasie sur ce petit bijou totalement iconoclaste dans le cinéma français. Alors, on s'embarque à plusieurs, car plus on est de fous, plus on rit, pour une interview-fleuve et frénétique où les références cinéphiles pleuvent. Et nous voilà tous deux aux trousses de Serge Bozon au débit de parole proche de la mitraillette que seul son sourire qui pétille de joie ou de malice sait interrompre... Feux d'artifice donc ! 

Serge Bozon, réalisateurCinergie : Comment se termine le roman de Bill James que vous avez adapté ? Parce que devant une fin aussi abrupt, nous aussi, on vous mettrait bien un petit coup de marteau quand l'écran tourne au noir !

Serge Bozon : Alors, je tiens à dire que le livre se termine exactement comme mon film ! C'est même l'une des raisons pour lesquelles j'ai eu envie de l'adapter. Parce que j'aime bien les fins qui claquent au cinéma, comme dans Frontière chinoise de John Ford qui se finit sur cette phrase « So long bastard ! », ou La mariée était en noir de Truffaut, mais bon je pourrais en citer plein d'autres... Contrairement à ce que beaucoup de gens croient en me disant que j'ai voulu déconstruire le polar, que l'intrigue est nébuleuse, et bien en fait, dans le roman, la fin est bien plus abrupte. J'espère que dans le film, les spectateurs ont compris qui sont les méchants. Dans le roman, on ne comprend rien, ça s'arrête en plein crash. Par ailleurs, si d'un point de vue rythmique, il y a bien ce côté incisif, d’un point de vue narratif, le film devait s'arrêter là. La relation entre Esther et Sally est le sablier intime du film, c'est une relation d'ordre mimétique. Sally imite Esther, d'abord sur des choses extérieures, et puis, peu à peu, elle arrive à imiter Esther sur ses pratiques non plus publiques mais privées. Le processus mimétique est arrivé à son terme, elle n'a plus rien à apprendre d'Esther. Donc le film doit s'arrêter. Vous voyez ce que je veux dire ? Il n'y a plus rien à filmer.

C. : Vous ne filmez pas non plus véritablement une histoire. Est-ce que vous ne filmez pas plutôt des trajectoires, des chemins, des rapports de mouvements ? Et plus exactement, des translations ? Si le burlesque se construit sur des ruptures de rythme, votre film se construit beaucoup sur un montage très sec, presque cut. Mais par ailleurs, vous filmez surtout en plan fixe, dans les mêmes axes. C'est dans ce travail, il me semble, que votre film vient déplacer les choses ou les rapports, vient faire une translation entre les êtres pour inventer du mouvement d'une manière très novatrice.
S.B. : Oui, c'est très intéressant. C'est plus une interprétation critique qu'une question, je ne sais pas comment rebondir. Mais disons... Pour dire les choses simplement, donc voilà : le film a un certain rapport avec le comique. Il y a des scènes qui se veulent un petit peu drôle. Le comique, à la base, dans le primitif, les trucs basiques, c'est quelqu'un qui prend des tartes à la crème – sans faire de blagues (rires) - ou qui glisse sur une banane. Dans un cas, ça glisse : la banane. Dans l'autre, ça claque : la tarte. Or, si on y réfléchit, quand les gens s'envoient des tartes à la crème, par exemple, chez Laurel et Hardy, ce n’est pas parce qu'ils sont en colère, ou énervés, ou frustrés, c'est une forme de joie. Je me suis demandé quelles sont les choses heureuses qui peuvent donner envie de tout casser. Quand quelqu'un danse un pogo, par exemple, dans un concert rock, ce n’est pas parce qu'il en veut à ses partenaires, c'est la musique qui crée ça, et c'est quelque chose de positif. Et je me suis dit – bon, peut-être que je théorise un peu, rien n'était aussi clair, mais j'ai fait de la critique alors je parle de mon film comme un critique – donc, je me suis dit qu'entre glisser et claquer, entre la peau de banane et la tarte à la crème, il y avait peut-être quelque chose à inventer en un sens moderne. Dans mon film, il n'y a ni peau de banane, ni tarte à la crème - ce serait un petit peu nostalgique. Mais ce rapport est là, en plus abstrait. Pour être un peu plus concret, si vous voulez, il y a deux filles qui travaillent dans la police des polices. Leur métier, c'est de travailler sur la police, sur les possibles malversations et les défauts de la police. Or, deux défauts de la police, c'est la bavure - taper - ou bien la surveillance illicite - caméra, micro. C'est peut-être normal dès lors que dans la vie privée de ces deux héroïnes, l'une tape, et l'autre mate. Elles reproduisent, dans leur vie privée, les dangers qu'elles guettent dans leur vie diurne. Et Damiens, c'est la troisième fonction de la police, avec la fonction hiérarchique, ordre et violence - Esther - et la fonction de la surveillance - Sally. Lui, il est dans ce que j'appellerais la perversité. Il déstabilise, met mal à l'aise. Comme il a ce côté métamorphique, comme une espèce de bouffon qui n'est jamais là où on l'attend, il prend les choses de travers. Bon, je ne vais pas vous dérouler tout le truc comme ça… D'ailleurs, ce n'est même pas des idées de moi que je vous sors, mais des idées de Jean Douchet (rires). Il avait des idées que je trouvais très justes dans le rapport du film au burlesque, en allant creuser du côté plus abstrait des idées.

C. : C'est l'idée même alors que vous tirez jusqu'à ses plus extrêmes conséquences ?
S.B. : Voilà, quelque chose comme ça... Bon, je ne dis pas que j'ai voulu faire un film d'idée, prétentieux comme Le Septième Sceau qui est un film de Bergman que je n'aime pas ! En général, je n'aime pas trop les films symboliques, ils ne m'attirent pas, comme Angelopoulos, Tarkovski. Mais prenons les choses simplement : si Esther tape, qu'est-ce que ça peut provoquer physiquement ? Pas grand-chose, à part faire saigner ? Mais le sang, c'est un liquide. Et qu'est-ce qu'on peut faire avec un liquide ? Et bien, le boire ! On peut trouver au film des sortes de logiques, comme ça. Bon, j'avoue que je n'y avais pas pensé avant que Douchet me le dise ! Il y a beaucoup de gens qui voient le film comme un objet décalé, et je n'aime pas cette idée : de faire un petit pas de côté, de chercher des choses amusantes pour la galerie. Et puis, se décaler par rapport à quoi ? J'espère que lorsque je fais un film, il a sa propre logique, des raisons organiques. L'excentricité, c’est autre chose, elle ne présuppose pas un calage social dont on veut se démarquer. C'est autonome, ça vient tout seul, c'est plus libre. Je préfère être excentrique que décalé ! Dans mes précédents films - je ne crois pas qu'ils soient sortis en Belgique mais bon - il y avait cette recherche de la rupture, que ce soit par la musique (dans Mods) ou par la chanson (dans La France). L'idée, ici, c'est d'avoir ce sentiment de rupture à chaque cut. Quand on change de scène, on change de décor, même de personnage, on peut changer de ton, de lumière. L'idée, c’était de trouver ça aussi au montage. Pas pour faire un cinéma coup de poing et mettre des claques au spectateur, non pas quelque chose d'aussi basique, j'espère, mais quelque chose qui permette une sorte de surprise permanente. J'espère aussi qu'il y a quelque chose d'un peu obsessionnel dans le film, ne serait-ce que ce rapport aux Algériens, ou cette économie de plans, ou les décors, en tous cas, qu'il n'y a pas uniquement cette hétérogénéité qui créerait comme une espèce d'éclatement, un manteau d'arlequin décoiffé.

C. : Et toutes ces figures qui se répètent...
S.B. : Oui, voilà, et j'espère qu'elles créent une dialectique, sans être prétentieux, entre le côté éclaté, surprenant, et une hantise qui sédimente le film dans une sorte d'atmosphère un peu nocturne qui vient un peu de la série B. J'aime beaucoup les films de série B, les films d'Allan Dwan ou de Jacques Tourneur, et je remarque que souvent, à cause de questions d'argent et de manque de moyens, ils filmaient toujours dans les mêmes décors, dans les mêmes axes, souvent frontaux, souvent de nuit. Peu à peu, ça rend ces films un peu obsessionnels, ça ouvre une porte à la rêverie simplement parce qu'il y a peu de lieux. Tourneur était fort pour ça. Quand on voit Vaudou par exemple, il y a tellement peu de lieux que le moindre d'entre eux se charge d'une sorte de mystère. On a l'impression qu'ils se touchent. À tord ou à raison, j'avais espéré qu'il y ait ce petit côté série B dans le film.

C. : Ce qui frappe aussi dans Tip Top, c'est que si tous vos personnages sont un peu fous, un peu dingos, le réel danger finalement vient du personnage qui semble le plus normal.
S.B. : Ah, oui, tout à fait. Je suis content que vous l'ayez remarqué parce que c'est quelque chose que j'ai essayé de faire et que les gens ne voient pas forcément. Il y a en effet un personnage qui n'est pas du tout comique, qui est très grave, celui de Virginie. Karole Rocher a apporté au personnage un côté douloureux très naturel qui lui va très bien. Et ce personnage qui n'a finalement que l'humilité et la douceur pour elle, comme on dit des humiliés et des offensés, les petites gens, qui paraît profondément passive par rapport à tous les autres qui ont une espèce de puissance un peu expansive et abrupte, et bien la plus douce, la plus passive, la plus « victimale », finalement, c'est elle qui, dans le temps de la narration du film, va commettre un meurtre pour des raisons d'ailleurs plus liées à son fils qu'elle sent menacé qu'autre chose.

C. : Et l'autre personnage qui tue à quant à lui un physique de mangouste, d'animal, il est presque caricatural. Et il évoque un peu Lon Chaney, non ? Avec sa figure allongée et ses longues mains ?
S.B. :
Lon Chaney ?! L'acteur de Browning ? Ah ça, je n'y aurais pas pensé ! Mais c'est un acteur que j'adore ! Je lui trouvais un air de David Carradine, moi ! Mais le rapport est simple, c'est le côté oiseau, couteau, physique un peu de vautour, le côté Dracula, quoi, créature de la nuit ! Oui ! Alain Narron est un acteur qui n'avait jamais beaucoup joué, il avait fait de la figuration sur les films de Kechiche, et c'est mon assistante qui me l'a fait découvrir. Je me suis très bien entendu avec lui. Et de la même manière, il apporte un aspect Série B très naturel, juste par son physique. Il a, en même temps, une diction que je trouve très intéressante, avec des accents. Et comme François Negret, qui joue Nadal, sur un autre registre, je lui trouve un côté aristocratique populaire entre son physique de vautour décharné et son accent de Belleville.

C. : Et ce personnage monstrueux est aussi celui qui est guidé par l'amour...
S.B. : Tout à fait ! Au cinéma ou dans les livres, quand les auteurs se veulent subversifs ou pas politiquement corrects, tout est noir, les couples se trompent, tout le monde se trahit, etc. Il y a là, pour moi, une moquerie qui relève plus du cynisme que de la noirceur. Il me semblait plus intéressant de faire en sorte que tous les couples s'aiment. Au lieu de l'éternel truc de la corruption, de l'argent, etc, que ce soit ici un motif amoureux.

C. : Mais, du même coup, votre film vient conter des folies et des perversions nettement moins dangereuses que la normalité ou l'amour ? D'autant plus qu'elles sont vécues et expansives, et non contenues et cachées.
Serge Bozon et Noël GodinS.B. : Oui, c'est une jolie idée. Je n'y avais pas pensé. J'avoue que c'était aussi pour des raisons un peu plastiques (rires) ! J'aimais bien qu'à côté de cette photo de Sarkozy, il y ait cette photo de femme un peu mystérieuse et tout à fait normale qui rayonne d'un sourire très quotidien, comme quand on aime quelqu'un et, qu'au petit-déjeuner, on lui fait un sourire très tendre, un signe de tendresse, de vie de couple. Je ne parle pas de séduction, du vampage ou de l'amour d'un soir. J'aimais bien cette idée de commencer chaque plan dans son bureau sur ces deux photos. Comme vous l'avez vu, pour des raisons d'économie, le film n'est pas du tout fait sur un mode viscontien, il n'y a pas du tout de travelling, on est dans le frontal, l'épuré. Le seul mouvement un peu décliné, c'est un petit panoramique sec, anguleux que j'aimais bien comme une incise rythmique. Attention, je n'ai pas inventé grand-chose là ! Encore une fois, dans les films de Fritz Lang, il y a des panos très secs que j'aime beaucoup. Et puis, les films appellent des formes différentes, au sens de leur sujet. Cela ne veut pas dire que je vais faire tous mes films comme ça. La France, il y avait beaucoup de travellings plus langoureux. C'était un film plus mélancolique, plus littéraire. Tip Top est un film plus abrupt, plus contemporain, moins culturel. Je ne sais pas ce qu'il en est pour la Belgique, donc je ne vais pas me lancer pour ne pas dire de bêtises, mais en France, le cinéma d'auteur est trop souvent un cinéma de prestige, qui est un cinéma un peu caressant, dans quelque chose d'un peu morbide.
Noël Godin : J'ai pensé à une comédie excentrique que j'adore et dont on ne cause plus depuis très longtemps… Est-ce que tu as vu, Zig-Zig de László Szabó ? C'est totalement dingue d'un bout à l'autre.
S.B. : Ah non ! Je ne l'ai jamais vu ! Je le connais comme acteur, évidemment, chez Godard, tout ça, mais je n’ai jamais vu ce film. J'aimerais bien.

C. : Tous les comédiens semblent, dans Tip Top, bien dingues eux aussi, comme s'ils allaient au bout de leur névrose en incarnant des caricatures d'eux-mêmes... François Damiens est l'incarnation du plouc, Huppert de la castratrice froide et Kiberlain, vraiment, la grande godiche. Naceri est évidemment celui qui tape.
S.B. :
Alors, je serais vous, je serais un peu plus partagé ! Parce que d'un côté, ce que tu dis est assez juste, et c'est même assez amusant, mais de l'autre - je me mets à te tutoyer - donc si je reprends ton exemple, celui de Samy Naceri, il a des problèmes de violence, c'est connu, oui. Et dans mon film, il est associé à ça. Sauf que c'est Isabelle Huppert qui le lui demande dans la scène précédente ! Et il est même plutôt romantique et doux, et je dirais même, fragile ! C'est donc très balancé. Et c'est peut-être prétentieux de dire ça, mais c'est la première fois qu'on le filme dans un registre romantique. Il est profondément fragile... Isabelle Huppert est froide puissance 1000 dans mon film, mais en même temps, elle a un côté un peu perdue, qui est plus proche de ce qu'elle pouvait jouer dans Loulou de Pialat : elle est invitée à un dîner, je sais pas si vous vous souvenez, et il y a un fou qui sort un flingue et plus personne ne sait où se mettre... Voilà, elle est, pour moi, plus dans ce registre-là que ce qu'elle est chez Haneke, chez Chéreau ou chez Claire Denis. Elle n'est pas dans la maîtrise parfaite de ce qu'elle fait. Kiberlain aussi. Je cherche un côté un peu démuni chez les acteurs. De la même manière, Damiens a déjà joué les ploucs au cinéma. Alors, je peux me tromper, mais j'ai cherché chez lui quelque chose de plus inquiétant. Surtout que si Huppert et Kiberlain sont sur des lignes claires, Damiens a un côté très métamorphique ! On se demande vraiment - notamment au début - ce qu'il est. À la fin, il semble plutôt fleur bleue. Il y a pas mal de moments où il improvise, et c'est vraiment quelque chose qu'il peut apporter. Il a ce mélange d'énergie et de violence, et un côté un peu sombre, un peu glauque et paumé que j'associe vraiment aux films d'Aldrich. C'est un cinéaste que j'aime beaucoup et qui a été important pour ce film-là, notamment toute sa dernière période avec Bande de flics, un film comique avec des flics qui ont des perversions sexuelles, Plein la gueule avec Burt Reynolds ou Deux filles au tapis, une histoire de femmes qui se battent - bon c'est normal, c'est des catcheuses !

C. : Tes personnages sont tout le temps en train de se débattre dans les espaces ou avec les mots et les discours. Ils sont un peu comme des fauves en cages, comme enfermés…
N.G : Enfermés, mais en train de dynamiter ceux qui les compressent...
S.B. : Mais j'en reviens au rock, qui représente beaucoup dans ma vie. Je crois que, contrairement à mes derniers films où il y avait un rapport direct au rock à travers la musique, là, j'ai réussi à faire qu'il y ait du rock sans que cela passe par de l'illustration sonore. Il n'y a pas de rock dans mon film, il y a une chanson, ce n'est pas du rock, c'est une chanson turque, un mélange de pop et de musique orientale. Mais j'ai essayé que le film ait un rapport au rock dans cette énergie un peu expansive, une énergie qui donne envie de tout casser. Qu'on soit un peu excité, sans pour autant que ce soit débile en filmant des beaux gosses en scooter... Il ne s'agissait pas de rentrer dans l'esprit rock, mais de retrouver cette énergie un peu abrasive. Je ne dis pas que j'ai réussi, mais c'est un truc qu'on peut rêver de faire.
N.G. : Oh si ! Tu l'as très bien rendu !
S.B. : Mais il faut dire aussi que dans mes films précédents, j'étais peut-être un poil trop obsédé par Jacques Tourneur, c'est quasiment une obsession. Or, Tourneur faisait répéter ses acteurs dans le noir. Et c'est physique, quand on est dans le noir, on parle plus bas. Alors, à force de les faire répéter dans le noir, quand il allumait les projecteurs, les acteurs avaient pris un ton très doux. Et c'est vrai qu'il y a une certaine qualité de murmures, peut-être même de silences chez Tourneur qui m'a obsédée tout un temps. Et mes acteurs allaient sur ce registre. En France, on appelle ça, bressonien, ce qui est un truc un peu facile parce qu'en France, dès qu'on n’est pas dans un registre naturaliste, on tombe chez Bresson. Et là, je me suis dit qu'il fallait que je sorte de Tourneur, et c'est sans doute pour ça que j'ai pensé à Aldrich, et que je suis allé chercher quelque chose chez les acteurs de plus explosé, gueulé. C'était aussi cette recherche-là, quels personnages, quel sujet, me permettraient de quitter ce registre à la Tourneur qui m'a un peu trop obsédé.

C. : Pourquoi toutes tes femmes, quand elles s'allongent, on les dirait tout droit sorties d'un tableau ?
S.B. :
(rires) Ça, j'avoue que c'est fait exprès ! Parce que j'ai revu un de mes films préférés, comme tous les cinéphiles, j'adore les listes et donc, dans mes 10 premiers films préférés, il y a trois films de Lang, dont le diptyque indien. Or, Debra Paget a toujours une manière de s'allonger avec une espèce de beauté qui fait mi harem mi oriental : j'avoue que c'était de la cinéphilie débile ! J'avais envie qu'elles reprennent cette pose, mais pas tant pour faire des références que parce que j'y trouvais quelque chose de très simple et de très féminin. Et puis j'avais envie, dans ces scènes d'hôtels, qu'il y ait un peu d'espace, de décor. Pour être précis, je me suis inspiré de 2000 maniaques, un film de Herschell Gordon Lewis où il y a des scènes dans un hôtel qui sont filmées exactement de la même manière. Mais la lumière, aussi, vient de ce film-là. J'avais trouvé très intéressant sa manière de filmer des murs blancs. Je savais que mon film se passerait dans un commissariat, avec des murs blancs, crus. Et je me demandais comment on allait faire. Et puis, un peu par hasard, je vois ce film, et je me rends compte qu'il filme les murs blancs d'une manière très graphique, très belle, pas du tout fignolée, que cela donne un sentiment de pochoir. Et donc j'en parle à ma sœur, qui est chef opérateur, et qui m'explique que c'est une technique qu'on ne fait plus beaucoup parce que ça fait des ombres et au moindre mouvement, les ombres s'anamorphosent en direct. On a travaillé pour avoir cet effet sans avoir trop d'anamorphoses quand les personnages se déplacent. Ce côté artificiel me plaît. Je n'aime pas beaucoup le cinéma naturaliste (rires).

C. : La figure de l'Algérien dans ton film m'évoque celle du point fuyant du désir, qu'on retrouve beaucoup par exemple dans le cinéma d'Alain Guiraudie. Cette figure de l'altérité qui met en mouvement et vient questionner l'identité.
Sege Bozon, réalisateurS.B. : Ah, je n'y avais pas pensé... En tous cas, dans le roman, il n'était pas question du milieu algérien, c'est moi qui ai voulu apporter ça. Je n’ai pas de point de vue sur ce milieu, je n’y connais rien, mais j'ai toujours voulu faire des films avec le monde arabe en France. Même La France devait se passer pendant la guerre d'Algérie. Pour des raisons de production, on n’a pas pu le faire. Mais pourquoi j'ai voulu qu'il y ait des Arabes ? En gros, le cinéma, pour moi, n'a jamais basculé dans la modernité au sens strict, le cinéma continue à être narratif, même s'il y a eu Godard, Duras, ce n'est pas un geste réactionnaire de faire du cinéma narratif aujourd'hui comme si un type se mettait à écrire un roman balzacien. Pourquoi ? C'est une théorie qui date des années 50, Rohmer le disait en ces termes : « Au cinéma, le classicisme est toujours à venir ». Ce n’est pas parce qu'on a ouvert certaines portes, que d'autres se sont fermées. Donc, tout ça pour dire que le cinéma vient quand même pour moi du roman, du 19e. Les contrebandiers de Moonfleet, c'est évidemment plus proche de Stevenson que de Joyce, Céline ou Proust. Or, l'immense majorité de ces romans ne sont pas adaptables aujourd'hui puisqu'ils reposent sur des clivages ou des conflits qui n'ont plus lieu d'être. Je viens de lire Daniel Deronda de Georg Eliot, par exemple, toute l'histoire repose sur le fait que lorsqu’on est marié, on ne peut pas divorcer. Tout ça pour dire qu'il me semble que par l'intermédiaire de mondes qui sont un peu étrangers, on peut retrouver des clivages qui traversent aujourd'hui notre société et qui sont un peu comme des mises à l'épreuve par l'étranger, ce qui faisait la base du romanesque. Et puis, dans le film, les Algériens sont partout, à tous les degrés de la hiérarchie ou dans la vie privée. Le rapport à l'Algérie qui, au début, semble anecdotique, devient de plus en plus global. Le hors champ est l'Algérie et peu à peu, elle s'immisce de plus en plus dans le champ. On se rend compte que bizarrement, il y a une sorte d'obsession qui peut prendre plein de formes, mais qui est constante. Quelque chose creuse le film de l'intérieur, parfois d'un peu inquiétant, d'autre fois très tendre avec cet enfant. J'ai du mal à le théoriser, je ne sais pas trop pourquoi, mais je crois que grâce à cette présence de l'Algérie, le film touche à ce qu'est la France aujourd'hui. 

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