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Une vie contre l’oubli de Kita Bauchet

Publié le 15/09/2016 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Le film de Kita Bauchet a été tourné dans l’urgence des derniers mois de la vie d’André Dartevelle, pendant lesquels le réalisateur dictait ses Mémoires (1). Il constitue, comme le souhaitait celui-ci, l’héritage et la mémoire filmée d’une partie de son œuvre. Le livre et le film sont complémentaires, s’éclairent mutuellement.
Kita Bauchet désirait moins faire le portrait d’un homme que de son œuvre. Le cadre imposé au tournage par la paralysie du cinéaste, assis derrière son bureau, imposa d’emblée, se souvient-elle, la forme du film. Elle souhaitait surtout que le spectateur s’imprègne de son travail, de ses images.
Les extraits des films d’André Dartevelle ont été choisis comme base des entretiens avec celui-ci, avec le souci de livrer des séquences fortes dans leur entièreté. Elles font avancer la narration du film, en créent la dramaturgie. La parole du cinéaste les commente librement, les précède parfois, les replace dans leur contexte.

La réalisatrice interroge sobrement quelques-uns de ses compagnons de route, Josy Dubié, Hugues Lepaige, Michel Khleifi, Luc Dardenne et Emmanuelle Dupuis, qui monta les films d’André et fut sa compagne. Ils rappellent tous les conditions d’extrême liberté laissée aux réalisateurs dans les années 70 et 80. La télévision publique était alors une télévision dérangeante. Ce n’était pas l’audience qui déterminait le choix des sujets car il n’y avait pas de concurrence avec les télévisions privées. C’était aussi le début du cinéma direct, caméra à l’épaule et son synchrone et d’une tradition du documentaire de création à la télévision.

Kita Bauchet a choisi comme ligne claire de son documentaire le thème de l’engagement. Dès l’ouverture du film, André Dartevelle l’affirme de manière forte : « J’étais totalement solidaire des travailleurs, dit-il. Je voulais m’engager, changer les choses à travers mes films. J’allais faire des films d’intervention dans les usines occupées. Nous étions plongés dans la crise du pétrole. Les usines fermaient les unes après les autres. Je voulais vivre la crise en la filmant. »

L’atelier à quinze ans raconte l’occupation par de très jeunes ouvrières d’une gaufrerie de la région de Namur après la faillite. Elles ont toutes moins de vingt ans et travaillent dans des conditions d’exploitation dignes du XIXe siècle. On retrouve déjà dans ce film cet art du portrait qui caractérise tous les reportages de Dartevelle. Quelle émotion ne naît-elle pas à la vue du visage de cette adolescente de quinze ans à peine qui a quitté l’école pour l’usine parce que son père était au chômage, laissant une famille sans ressource.

une vie contre l'oubliUne femme, des machines (1974) évoque, à travers quelques portraits, la grève des femmes de l’usine de la FN de Herstal pour l’égalité des salaires. Je me suis souvenu, en regardant cet extrait, du très beau film de Marie Anne Thunissen réalisé la même année et qui portait le titre percutant de Femmes-machines.

En même temps qu’une empathie du regard, c’est la capacité de Dartevelle de susciter la parole qui nous impressionne encore aujourd’hui. Et l’on peut déjà parler de cette parole «scellée» qu’il s’agit de libérer.

Dans l’extrait du film Galerie Anspach : on liquide ! (1983), André Dartevelle demande à une employée, bouleversée par son licenciement, de s’adresser aux dirigeants de l’entreprise, yeux dans les yeux et de leur dire sa colère.

Le cycle de la parole ouvrière développé dans ses premiers films par le cinéaste s’achève sur la dénonciation du chômage et de la pauvreté. L’extrait de Chômeur pas chien ! est pour Luc Dardenne « un grand moment humain et un grand moment de cinéma. » Un chômeur y exprime avec véhémence sa colère contre l’exclusion dont il fait l’objet. À trente-cinq ans, dit-il, il n’a déjà plus d’avenir en Belgique. « Pendant l’hiver, ajoute-t-il, on laisse des files de femmes avec des poussettes dehors, comme des chiens ! »

une vie contre l'oubliDe 1975 à 1982, André Dartevelle couvre les guerres au Proche-Orient, en Palestine et au Liban. Il en ramène des images saisissantes des combats, mais se préoccupe surtout des souffrances endurées par les civils. Sa collaboration avec le cinéaste palestinien, Michel Khleifi lui permet de mieux comprendre la société palestinienne, ses souffrances, son déracinement. Au-delà de leur engagement pour le peuple palestinien, les deux cinéastes partagent la nécessité de filmer sans poncif, sans cliché notamment sur la résistance. Michel Khleifi dit de son compagnon : « C’est quelqu’un qui cherche une vérité, plus que de défendre un point de vue, il nous fallait dévoiler cette réalité par le regard et la parole. »

Une séquence de La route d’El Naïm (1985) offre un extraordinaire moment de cinéma. Dans son village natal, le frère de Naïm Khader, qui fut assassiné à Bruxelles et dont les cendres ne furent pas rapatriées en Palestine, retrace en un émouvant monologue le destin tragique de son peuple. Il tourne autour d’un olivier dont les branches ont été arrachées par les soldats israéliens. L’arbre de Naïm dont il offre un rameau à la veuve de Naïm Khader symbolise le pays et la terre de leurs parents. Il demande qu’on y ramène les cendres pour qu’il puisse faire le deuil de son frère assassiné.

une vie contre l'oubliLa trilogie dédiée À mon père résistant est composée de trois portraits de partisans armés qui ont combattu les Nazis à Bruxelles. Une séquence tournée dans les caves de la gestapo est particulièrement bouleversante : Dartevelle y déchiffre les derniers mots d’adieu des partisans qui y furent torturés. Son père, Edmond, conserva de ces tortures des traumatismes irréversibles.

Il régnait, dans les familles des rescapés, un silence qui se transmit à leurs enfants. Il revêtit la forme chez le cinéaste d’une parole scellée. « Ma famille, dit-il, c’étaient des gens qui ne parlaient pas. Ils ne m’ont pas appris à m’exprimer sur ce que je vivais, sur qui j’étais. J’ai été précipité dans un vide, un manque à parler. Il ne me restait qu’à faire des images. »

«André Dartevelle, dit Luc Dardenne, s’est trouvé appelé par les cris de ces gens dans la chaux. Il s’intéresse à la mémoire qui hante, qui demande justice, qui vous harcèle. Comment révéler cette mémoire enfouie pour achever le travail de deuil, l’apaiser ? » Et n’est-ce pas là le mouvement profond qui fit du cinéaste « un docteur de la parole», celui qui soulage son prochain d’un poids douloureux en libérant la parole. Lorsqu’il décrit sa démarche, Dartevelle en dévoile le secret :

« J’essayais d’établir entre nous une secrète entente, une connivence qui passe non seulement par les regards, mais aussi par une certaine musicalité de la voix, comme si je les prenais par la main pour les attirer vers moi. »


(1) Si je meurs un soir. Mémoires. Editions du Cerisier, 2015

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