C'est dans les Marolles, en plein cœur de la capitale, que Kita Bauchet a plongé. Elle a enfilé son maillot de bain pour arpenter les vieux carrelages mouillés des Bains de Bruxelles. Une œuvre déjà bien dense pour cette réalisatrice diplômée de l'INSAS : documentaires, notamment La fabrique de Panique en 2009 et Une vie contre l'oubli en 2016, de fictions, d'œuvres vidéo, de réalisations pour la télévision (RTBF, Arte). Elle revient avec Bains Publics à ses premières amours, un cinéma qui parle des gens, de tout le monde. Un cadre sublime pour ce projet : les Bains de Bruxelles, vieux de 65 ans, avec bassins et douches publiques. Des sujets : des vieux, des jeunes, des étrangers, des Bruxellois, des plus démunis, d'autres moins. Bref, tous dans l'eau, presque à nu dans cet établissement magique et bleu propice aux rencontres, à l'entraide, au partage.
Kita Bauchet à propos de Bains publics
Cinergie : Comment as-tu fait pour filmer à l'intérieur de la piscine ?
Kita Bauchet: En fait, tourner dans un lieu public devient de plus en plus difficile. Avec le droit à l'image, les gens ont de moins en moins envie d'être filmés d'autant plus dans une piscine où les gens sont presque dénudés. Pour que les gens s'habituent à mon regard, j'ai fait un an de repérage. Je suis venue rencontrer le directeur, Jean-Luc Servais qui m'a tout de suite laissé carte blanche pour mes repérages et j'ai passé des journées avec les différents employés comme Viviane, des douches, qui me présentait à tous les clients en leur expliquant pourquoi j'étais là et en leur demandant s'ils étaient d'accord de me parler. Certains ont accepté, d'autres pas. J'ai aussi passé du temps avec les vestiairistes Abdel et Xavier, avec les maîtres de nage et chacun présentait ses habitués. J'ai surtout essayé de cerner l'ensemble des activités qui avaient lieu dans la piscine. Je suis allée à l'aquagym avec le club du troisième âge de la ville de Bruxelles. J'ai repéré dans le petit bassin, là où les enfants viennent s'entraîner. C'est là que j'ai rencontré les membres de l'école Chanterelle, située rue Haute, qui accueille des enfants différents. De cette manière, les gens se sont habitués à ma présence, j'y allais très tôt le matin, en soirée, à différents moments de la journée. Comme c'est une piscine d'habitués, que ce soit aux douches publiques ou au bassin, les gens commençaient à me connaître. Ensuite, on a fait une première série de repérages filmés avec un opérateur et le son. De nouveau, c'était pour voir comment les gens réagissaient à la présence de la caméra. C'était très tranché : soit ils ne voulaient pas, soit ils étaient très contents qu'on leur donne la parole, qu'on s'intéresse au quotidien de la piscine.
Pour le tournage en lui-même, il y a eu deux assistants, Bruno Nesin et Charlotte Delatte, qui allaient voir les gens pour leur demander les autorisations de tournage, soit avant qu'on ne tourne (on s'installait à l'entrée des vestiaires en leur précisant qu'il y avait une caméra, une équipe et on leur demandait si cela les dérangeait d'être filmés, on nous disait ceux qui étaient d'accord et ceux qui ne l'étaient pas), soit après avoir filmé, on leur demandait si on pouvait utiliser les images ou non. Ces demandes d'autorisation étaient à la fois quelque chose de lourd à gérer (on a en signé entre 200 et 250) mais c'était aussi un moyen d'aller vers les gens pour leur expliquer le projet. Finalement, j'ai même trouvé des personnages grâce à cela, en discutant vraiment avec eux, pas simplement en les faisant signer.
C.: Comment as-tu expliqué ton projet au directeur de la piscine?
K.B.: Quand je suis allée le voir la première fois, mon projet était de faire un film sur les douches publiques. Je voulais faire un film sur la précarité mais dans un endroit où ce n'est pas la misère qui est au premier plan mais plutôt la dignité, le moment où on se retrouve soi-même. Un endroit où on peut parler de sa situation mais pas sa situation de faiblesse (comme dans la rue). C'est pour cela qu'au début j'ai beaucoup repéré dans les douches et que je suis devenue très amie avec Viviane, la responsable des douches.
Ensuite, j'ai fait partie du groupe de Colab au CBA qui était un atelier d'écriture étalé sur 3 mois où on a cherché toutes les pistes qui pouvaient se dégager du film. Et, je me suis dit que mon sujet initial serait beaucoup plus fort si je l'appliquais à l'ensemble de la piscine par petites touches, par contrastes plutôt que de passer ma loupe sur une population et pointer cette population en particulier. Je trouvais que c'était plus fort de filmer les gens à égalité, que ce soit un nageur, une personne à la rue qui vient prendre sa douche. Tout le monde est filmé dans le même souci d'égalité mais les inégalités apparaissent quand les gens racontent, par leur situation même. En fait, parler de cette microsociété, c'était aussi dire qu'il y a les gens d'en bas, au rez-de-chaussée, il y a les douches publiques et les gens d'en haut où sont les nageurs. Il faut peu de choses pour passer d'un monde à l'autre, une bonne rencontre et on peut quitter la rue et trouver un emploi. C'est ce que raconte Viviane, la responsable des douches, c'est ce qui lui est arrivé. Une situation plus critique (on perd son travail, on perd sa femme) et on peut vite se retrouver parmi les gens d'en bas.
C.: Est-ce que tu avais ton sujet avant le lieu ou le lieu avant le sujet?
K.B.: Le sujet, je l'ai trouvé par les deux bouts. J'ai toujours été fascinée par les piscines. À l'INSAS, j'avais déjà tourné mon film de 3e année sur une piscine (Joëlle, au-delà de l'eau en 1994), ce qui m'a permis de trouver un producteur par la suite. C'est l'histoire d'une femme d'entretien qui, après avoir fini le nettoyage de la piscine, s'offre une baignade à la dérobée, elle reconquiert un espace de liberté, s'approprie ce temps-là et cet espace-là.
De plus, symboliquement, c'est très fort une piscine au cinéma. Cela a toujours joué un rôle très important. Citons, par exemple, Le Grand Bain, actuellement au cinéma.
Enfin, quand j'étais étudiante à Paris, je n'avais pratiquement pas d'argent, je n'avais pas de sanitaire dans ma chambre de bonne, juste un lavabo mais pas de salle de bains. Donc, j'ai moi-même fréquenté les douches publiques et je m'étais toujours dit que si j'en avais l'occasion, je ferais partager cette expérience un peu étrange. Car, aller dans les douches publiques, c'est à la fois se sentir exclu parce qu'on n'a pas le minimum de confort que tout un chacun a, on se sent pauvre. Mais, c'est aussi préparer ses affaires (penser au shampoing, à la brosse, aux vêtements propres), c'est traverser la ville pour aller jusqu'aux douches publiques. Puis, c'est entrer dans un espace tout à fait protégé, un espace sans jugement, chaleureux. Il y a la chaleur des douches, enveloppe caressante, et on se sent entre nous. Il y a une douceur qui se dégage dans les rapports. Quand j'y allais, il y avait les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Ici, c'est la même entrée pour tout le monde et il y a deux couloirs mais on se prête une brosse, on échange quelques mots, sa bouteille de shampoing. C'est cela que je voulais transmettre : même quand on est dans une situation précaire, on peut se retrouver, s'apaiser, laisser les bagages, les difficultés.
Finalement, ce film est un peu un autoportrait. Il pourrait sembler extérieur à moi mais j'ai l'impression de retrouver beaucoup de choses, je le trouve complet par rapport à mon vécu, à mes origines.
C.: Tu as vraiment accordé une grande place à l'esthétique dans ce film.
K.B.: En fait, je voulais faire un documentaire, parler d'une réalité mais, malgré tout, la sublimer. Je voulais retrouver la poésie propre à ce genre d'endroit, rendre hommage à la beauté du lieu parce que cette piscine est incroyablement belle (le bâtiment est classé). Et je voulais filmer des gens normaux, sur lesquels on ne porte pas généralement son regard, les filmer comme des stars d'Hollywood et soigner l'image pour les mettre en valeur. Dès le départ, je savais qu'il y aurait une caméra sous-marine, un drone pour voir le bassin d'en haut (il y a 9 mètres de hauteur dans le grand bassin). Il y a deux opérateurs, Joachim Philippe et Marie-Françoise Plissart, qui ont travaillé aux rencontres et à filmer le bâtiment. Tout cela était écrit. Je voulais trouver une manière de filmer mes personnages toujours différente, il fallait varier la manière de mettre en scène et rendre la sensation de l'eau, dans les douches ou dans le bassin, donc il fallait trouver une manière de montrer cette sensation.
C.: Tu as tellement bien entouré ton sujet initial, les douches publiques, qu'on ne se rend plus compte que ton sujet initial était celui-là. On a l'impression que c'est un hommage à la piscine.
K.B.: Quand j'ai décidé d'ouvrir à toute la piscine, j'ai oublié le projet de départ. J'ai voulu rendre compte de toutes les diversités à l'intérieur de ce microcosme : il y a des personnes étrangères, des sans-papiers, un maître de nage qui est un ancien réfugié politique, Viviane, une Marollienne. Le but était de filmer toutes ces rencontres, de créer des contrastes (les enfants et le club du troisième âge). J'avais envie de faire une chanson populaire, rendre hommage à ce côté populaire, métissé de Bruxelles, faire un film intéressant en parlant de petites choses, de gens comme vous et moi, pas faire du sensationnalisme. Et, vu l'accueil que reçoit le film, je pense que j'ai réussi à montrer ce côté mélangé de la ville, chacun peut y trouver une belle part de lui-même.
C.: Dans ta filmographie, on sent une rupture entre ce film et ce que tu as fait avant, une sorte de lâcher prise.
K.B.: Oui, tout à fait. Après avoir réalisé mon film sur André Dartevelle, Une vie contre l'oubli, je me suis rappelée pourquoi j'avais fait l'INSAS. Je venais de banlieue et je m'étais toujours dit que je donnerais la parole aux gens qui ne l'ont jamais. Et, André Dartevelle, me disait ça. Plus j'ai travaillé sur ce film, plus l'envie de revenir à ce qui m'avait motivée à devenir réalisatrice prenait de l'ampleur en moi. J'ai fait ma rencontre avec le directeur de la piscine alors que j'étais encore en montage sur le précédent. C'est vrai que le film d'André m'a permis de me libérer d'un carcan dans lequel je m'étais mise. J'avais un peu perdu le fil, mais je veux à nouveau faire uniquement des films qui parlent à mon âme, des films avec de la poésie, parler de gens moins favorisés par la vie.
C. : Ce sont des sujets que l'on voit peu, même en documentaires. On les aborde souvent avec des points de vue très tranchés.
K.B. : Je ne souhaitais pas faire un film de discours. Chacun se fait son propre chemin par rapport aux personnages qu'il va croiser dans le film. C'était un pari car il n'y a pas d'histoire, il n'y a rien d'extraordinaire, je n'ai pas cherché des personnages truculents mais je me disais que ça ferait quand même quelque chose à l'arrivée. J'étais certaine que ça allait être passionnant. J'ai vu tellement d'images qui cherchent le sensationnel à tout prix, tellement de voyeurisme, je me disais que si je devais ajouter quelque chose, je voulais que ce soit le contre-pied exact de cela. Et, pourtant, je trouve que le film, à sa mesure, est spectaculaire. À partir de choses très infimes, il y a quelque chose qui surgit des rencontres, des efforts sportifs (les nageuses synchronisées, les boxeurs à l'arrière de la piscine). C'est quand même surprenant à voir.
C. : Le fil conducteur, c'est l'eau.
K.B. : Le fil rouge, c'est l'eau sous toutes ses formes : l'eau du bassin, l'eau sale du nettoyage (il y a toujours plein de gens qui nettoient toute la journée), l'eau qui lave des douches publiques. Il y a la manière de filmer l'eau mais aussi le travail du son qui est énorme. La prise de son a été faite par Bruno Schweisguth et le travail de Corine Dubien au montage et celui de Benoît Biral au mixage a tenu du miracle. Une piscine, c'est assourdissant. Les douches font un bruit blanc, une drôle de sonorité en permanence. Il fallait essayer de composer une partition avec les bruits de l'eau et c'est un travail très réussi dans le film.
C.: Les interviews ont été faites dans un autre lieu ?
K.B. : Toutes les interviews sont des prises de son directes. C'est surtout lors du montage qu'un travail sur les voix a été fait, qu'on a nettoyé tout. J'avais peur au départ. Par exemple, les classes d'école qui arrivent alors qu'on interviewe des adultes au bord du petit bassin. Mais, le résultat est extraordinaire.
Un autre travail primordial a été celui de l'étalonnage fait par Miléna Trivier car, dans une piscine, il y a beaucoup d'éclairages différents à cause des néons. La teinte des murs et celle de l'eau changeaient. Elle a travaillé à unifier la couleur de l'eau des bassins en fonction des heures de la journée (car un des murs est en verre, ouvert sur la ville). Elle a redonné beaucoup de luminosité à tout cela.
C.: Vous allez faire une projection particulière, dans la piscine.
K.B.: Le directeur de la piscine veut que le lieu vive et il pense que la culture est un très bon vecteur de partage, de rencontres. Si on lui propose un projet culturel, il est partant. Il y a déjà eu des concerts sous l'eau avec ARS Musica. Les nageuses synchronisées ont de la musique sous l'eau. Il y a déjà eu des projections qui se sont faites dans la piscine, il y a des expositions de photos. Au dernier étage de la piscine, il y a une association culturelle et le 14 décembre avec CinéCitéCoop, on organise une projection au niveau du grand bassin parce que c'était un de mes grands projets quand je tournais. Je voulais que le film retourne à ses usagers et aux employés qui ont participé à sa confection. Et CinéCitéCoop a tout de suite sauté sur l'occasion. Donc, le 14 décembre, quand le dernier nageur sera sorti, on installera le matériel de projection et on projettera le film pour les Bruxellois et ceux qui veulent y assister.
C. : Qu'est-ce que CinéCitéCoop ?
K.B.: C'est un projet de Thibaut Quirynen, Nicolas Clément et Ludovic D'Otreppe qui veulent créer un cinéma coopératif. Ils cherchent un lieu pérenne mais pour l'instant c'est un peu compliqué donc ils ont décidé, depuis juin, de faire des projections dans des lieux insolites. Ils ont fait une projection au Planétarium, à l'église Sainte-Marie. Ce sont des amoureux du cinéma qui ont une idée super.
C. : Parle-nous de ton prochain projet.
K.B.: Comme cela faisait un an que j'étais tout le temps à la piscine, je voulais tenter quelque chose de plus spontané. J'ai postulé pour une résidence d'artistes à Saint-Louis du Sénégal, une de mes villes mythiques. J'ai été retenue par une résidence soutenue par le WBI. J'avais pris contact avec une compagnie de danse contemporaine de Saint-Louis en leur disant que j'allais arriver en filmant des plans séquences dans la ville, des gestes, ce qui m'intéresse dans la ville, un regard un peu étranger sur la ville. Je leur ai soumis les vidéos pour qu'ils choisissent celles qui les inspiraient. J'ai filmé pendant une semaine, pendant une semaine, ils ont choisi les vidéos et travaillé les chorégraphies et pendant une semaine et demie, on est retournés dans les lieux filmés à vide où ils ont dansé les chorégraphies que leur avaient inspirés mes images. Je suis revenue avec ce matériel et je l'ai proposé à l'AJC. Ce n'est pas vraiment un documentaire ni seulement un film de danse. L'AJC l'a pris parmi ses projets donc je commence la postproduction en janvier. J'ai de quoi faire un long ou un moyen métrage. C'est encore un pari car je n'ai que des plans séquences avec quelques inserts. C'était une expérience incroyable. Je vais confier la musique à une autre résidente rencontrée à Saint-Louis, une Suisse, qui édite des cassettes audio de musique d'artistes suisses. Au départ, les danseurs dansaient sans musique. Il y a juste Jules que je vais réenregistrer parce que, sur certaines danses, il marquait le rythme avec la bouche. Mais, sinon, ils mettaient de la musique pour les répétitions mais dans la ville, ils dansaient sans musique. Il faut tout reconstruire au niveau du montage son et de la musique. Je suis contente d'avoir un autre projet à la suite, qui est totalement différent. Il s'agit de faire un film sur l'Afrique alors que je viens d'Europe. Je voulais un regard partagé avec les gens de là-bas.