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Vivre riche de Joël Akafou

Publié le 26/04/2018 par Juliette Borel / Catégorie: Entrevue

Dans son documentaire Vivre Riche, Joël Akafou dépeint le quotidien de jeunes ivoiriens qui vivent d’arnaques et de frime en réponse aux conséquences économiques désastreuses d’une décennie de crise politique. Ils s’adonnent au « broutage », phénomène répandu d’escroquerie par internet : ils séduisent des femmes européennes par skype et leur parlent d’amour pour leur soutirer de l’argent. Argent dont ils manquent tant et qu’ils finiront pourtant par flamber.

Cinergie : Quel est votre parcours et pourquoi avoir choisi d’aborder ce sujet ?
Joël Akafou : Je suis actuellement professeur de cinéma. J’ai fait des études d’arts à Abidjan et un master en réalisation à Ouagadougou. J’ai participé à plusieurs laboratoires et résidences d’écriture. J’ai réalisé des courts-métrages (documentaires et fictions) dans le cadre de mes études. Vivre Riche est mon premier long.
Le broutage est né en 2004, suite au mouvement musical du Coupé Décalé, créé par Douk Saga. Ce phénomène nuit à la jeunesse de mon pays, la Côte d’Ivoire. Il m’a fait perdre des amis. D’autres ont abandonnés leurs études. Tous ces maux m’ont incité à m’y intéresser, à en faire un film.

C. : Comment êtes-vous parvenu à faire connaissance avec les protagonistes, compte tenu de la clandestinité d’une telle pratique ?
J. A. : J’ai moi-même participé au mouvement du Coupé Décalé : j’allais m’amuser en boîte et parfois, je dépensais aussi mon argent en le « jetant » sur les DJ, comme les brouteurs. Mais contrairement à eux, cet argent venait de mes parents ou de la bourse que je percevais. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui arrivaient à joindre les deux bouts. Je discutais avec les brouteurs seulement dans les bars, certains étaient mes amis.

Mes premiers protagonistes m’ont lâché pendant la préparation, trois mois avant le tournage, justement parce qu’ils ne voulaient plus que je filme leurs activités. Mais j'ai pu continuer le projet avec un autre groupe, des jeunes de mon quartier, que j’ai vus grandir et que j'ai pu filmer avec leur accord.

C. : Le film dévoile une intimité qu’on retrouve à différents niveaux : les processus d’arnaques, les rencontres familiales, en particulier la scène de demande de pardon auprès du père... Comment avez-vous réussi à vous faire inviter dans cette intimité ?
J. A. : Je suis resté près de quatre mois avec ces jeunes, à tout partager. Au début, je ne déclenchais pas ma caméra. Puis, à un mois du tournage, j’ai pris des photos, j’ai un peu filmé. Ils se sont habitués à la caméra, tout est parti de là. On a eu de la chance avec les scènes du père. On est arrivé et la famille nous a ignorés. Elle était suffisamment préoccupée par la venue du fils, par ces retrouvailles et le nouveau départ de la relation père-fils.

C. : Malgré cette intimité, votre regard reste en retrait. Votre « neutralité » est assez dérangeante pour le spectateur, qui ne sait pas comment se positionner. Il y a pourtant des moments où « la neutralité » de la réalisation s’efface, dans certains procédés de mise en scène par exemple ou bien lorsque la caméra se rappelle au spectateur...
J. A. : Il fallait parfois montrer la présence d’un regard, rendre sensible le malaise que j’ai ressenti moi-même en filmant, pour accentuer celui du spectateur. Je cherche à comprendre les causes de cette pratique. Je ne cherche pas à la justifier, mais à montrer notre part de responsabilité. Le spectateur doit aussi en partie se sentir responsable. 

C. : Dans le film, les familles des protagonistes condamnent cette pratique. Quelle est le regard porté par la société en général sur le broutage ?
J. A. : La société ivoirienne et les familles condamnent le broutage. Mais ça n’est pas suffisant pour faire cesser ce mouvement. Il faut prendre conscience de la part de chacun dans ce phénomène : celle de l’Etat, mais aussi celle des parents, de la société. 

C. : Les femmes piégées sont-elles à votre avis vraiment dupes ? Est-ce qu’il y a des femmes qui font la même chose, est-ce qu’il y a des brouteuses ?
J. A. : Pour moi, ces femmes ne sont pas dupes. Elles cherchent à combler un vide et sont prêtes à tout. Elles achètent une relation amoureuse illusoire, une relation qui repose sur le manque. Il y a également des jeunes filles qui arnaquent, mais c’est très rare.

C. : Le thème principal de l’arnaque ouvre de nombreuses portes : la famille, la spiritualité, le rapport à la colonisation... Est-ce que ces sujets se sont développés au tournage ou aviez-vous d’emblée choisi de tracer le portrait d’une génération à travers ces thèmes ?
J. A. : Ces sujets sont indissociables de la question de la jeunesse africaine au XXIème siècle. Ils étaient présents dès ma note d’intention. Je connaissais les causes du broutage et mes protagonistes m’offraient la possibilité d’aborder ces causes, de les faire ressortir. Ces thématiques seront aussi au cœur de mon prochain film, Après la traversée, qui traite de la question de l’immigration.

C. : Les protagonistes entretiennent un rapport ambivalent à la spiritualité, à l’argent (ils vivent dans la misère mais flambent ce qu’ils gagnent), à la famille (ils la respectent énormément mais sont démissionnaires, absents, aussi bien en tant qu’enfants que parents)...
J. A. : Ces jeunes sont à la recherche d’un repère social, d’un amour qu’ils n’ont pas reçu. Ils sont incapables de donner de l’amour à leurs proches, mais ils utilisent ce sentiment comme moyen de gagner leur vie. Aujourd’hui, grâce au film, Rolex a réussi à se réconcilier avec son père et il envoie régulièrement de l’argent à son propre fils. Le film leur a servi de miroir.

C. : La jeune génération semble beaucoup plus virulente et vindicative concernant la dette coloniale. Pourquoi cette différence, selon vous ?
J. A. : La jeune génération africaine a la lourde charge de rétablir l’équilibre perdu depuis longtemps. Cela s’exprime par des mouvements réclamant la reconnaissance d’une dette coloniale mais aussi par la manière d’agir au quotidien face à la misère subie. Ainsi les brouteurs disent encaisser par l’arnaque la dette coloniale, mais celle-ci devient un prétexte pour justifier leurs actions, se déresponsabiliser de leur escroquerie.  

C. : Comment le film est-il reçu en Côte d’Ivoire ?
J. A. : Le film n’a malheureusement pas encore été projeté là-bas, malgré toutes mes tentatives pour le montrer. Le manque de salles de cinéma et de publics est de plus en plus répandu dans mon pays. Mais j’ai décidé de le projeter bientôt dans les quartiers, en pleine rue.

C. : Est-ce que le phénomène du broutage continue de se développer aujourd’hui ? Comment voyez-vous l'évolution de la jeunesse ivoirienne ces prochaines années ?
J. A. : Les gens se laissent de moins en moins arnaquer. Le phénomène du broutage a presque disparu à Abidjan. Ces jeunes cherchent de nouvelles solutions pour survivre. D’où une émigration grandissante en Côte d’Ivoire. Mon protagoniste a entrepris cette traversée, juste après le film. Il est passé par le désert puis par la mer pour rejoindre l’Italie. C’est lui que je suis dans mon dernier film. La jeunesse est toujours à la recherche de repères sociaux, après la longue crise politico-militaire de 2002 à 2011. Si les choses ne s’améliorent pas, ça sera le k.o.

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