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Carnivores de Jérémie et Yannick Rénier

Publié le 03/04/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Sœurs de Sang

Mona Barni (Leïla Bekhti) rêve d’être comédienne. Après le Conservatoire, elle est promise à un avenir brillant mais c’est Samia (Zita Hanrot), sa sœur cadette, qui se fait repérer et devient une star de cinéma. La trentaine venue, à court de ressources, gagnant difficilement sa croûte en enregistrant des voix pour des documentaires animaliers, Mona est contrainte d’emménager chez sa sœur. Cette dernière, fragilisée par un tournage éprouvant sous la coupe d’un cinéaste tyrannique, lui propose de devenir son assistante. En pleine dépression nerveuse, Samia néglige peu à peu ses rôles d’actrice, d’épouse, de mère et finit par perdre pied. Ces rôles que Samia délaisse, Mona comprend qu’elle doit s’en emparer.

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite. Vraiment ?... Les Frères Rénier, Yannick l’aîné et Jérémie le cadet, 6 ans d’écart, sont acteurs depuis une vingtaine d’années. Le premier, malgré une riche carrière, reste inconnu du grand public, qui aurait bien du mal à citer un seul de ses films. Le second, égérie des Frères Dardenne, mémorable Cloclo, ayant inscrit François Ozon et (bientôt) Bertrand Blier à son palmarès, est l’un des comédiens les plus sollicités de sa génération. Comment gérer cette compétition malsaine et contrainte lorsque l’on s’aime… comme des frères ? Avec une bonne dose d’autodérision, les Rénier ont décidé de mettre cette épineuse thématique au centre de leur première réalisation commune.

Carnivores est également pour eux l’occasion d’égratigner gentiment un univers impitoyable qu’ils connaissent bien, celui du cinéma, dans lequel ils ont vécu plus d’une situation ridicule ou surréaliste. Ainsi, le film s’ouvre sur une énième audition passée, sans succès, par Mona. En plus d’être ignorée et interrompue par son interlocuteur, la pauvre doit jouer les adieux imaginaires de son personnage à son cheval mourant, avec pour partenaire une assistante qui imite grossièrement les renâclements de l’animal… Samia, de son côté, tourne une adaptation fantasmagorique de Justine de Sade, réalisée par Paul Brozek (Johan Heldenberg), une caricature de réalisateur prétentieux, colérique et m’as-tu-vu, dont le comportement abusif envers son équipe et sa star n’est pas loin du harcèlement. Clin d’œil volontaire, le personnage évoque de toute évidence Abdellatif Kechiche, réputé pour être un monstre sur ses plateaux.

Au-delà de cette amusante satire d’un monde que les réalisateurs ont pu observer de près, c’est la relation amour / haine, dominante / dominée qui est au cœur de l’intrigue. En engageant sa sœur aînée comme assistante, Samia commet une erreur qui va irrémédiablement déséquilibrer leur relation. Prototype typique de l’actrice dite « difficile », exubérante et un peu vulgaire, Samia est également dépressive, colérique et, sur le tournage, passe plus de temps à hurler et à geindre qu’à jouer. C’est Mona, beaucoup plus réservée et raisonnable de nature, qui paie les pots cassés des névroses de sa cadette. Mona est naturellement douce et serviable mais a de plus en plus de mal à supporter l’égoïsme de ce « vampire » qui croit que tout tourne autour de son nombril, qui profite des gens et se montre incapable d’apprécier la chance qu’elle a. Régulièrement humiliée par sa « patronne », Mona n’a pas d’autre choix que de subir ses caprices en silence et d’observer du coin de l’œil tous les privilèges dont elle ne jouit pas. Ce nouveau poste amplifie inévitablement ses propres frustrations face à ses échecs, aussi bien professionnels que personnels. Car Samia est la mère d’un petit garçon (que Mona adore) et la femme d’un homme qui ne la laisse pas indifférente, elle qui est célibataire et sans enfants.

En cours de route, alors que la rivalité s’envenime, le film surprend par une soudaine ellipse d’un an. Nous apprenons qu’après le tournage de Justine, qui vient de sortir en salles, Samia a disparu dans la nature, sans donner de nouvelles. Une disparition inquiétante dont la presse s’est fait l’écho, soupçonnant un suicide, mais qui a permis à Mona de combler ses frustrations en se rapprochant de son neveu et de son beau-frère, devenu son amant. Elle a également pris de l’assurance, oubliant ses grosses lunettes, portant du rouge à lèvres et essayant, par jeu, les fringues de la disparue. Dès lors, Carnivores prend une toute autre tournure : celle d’un thriller. Ou est passée Samia et qu’adviendrait-il si elle revenait ?

Le film décrit admirablement la jalousie croissante qui consume Mona et la transforme en une autre personne, cette rage intérieure qui, derrière un timide sourire de façade, menace à chaque instant d’exploser. « Une victime peut être bien plus perverse que son bourreau », entend-on lors des répétitions de Justine, un adage qui va se matérialiser à l’écran de manière inattendue. Le spectateur comprend instinctivement que quelque chose de terrible va se produire mais ne sait ni quand ni comment. Et si l’on peut regretter que les frères Renier sacrifient un peu les seconds rôles (le fils, le mari, la mère) et restent trop timides lors du dernier acte, comme s’ils n’avaient pas osé se frotter frontalement à l’imagerie violente et organique du cinéma de genre, ils nous offrent néanmoins un suspense savamment dosé. Sans oublier une performance intense et inspirée de la part de la formidable Leïla Bekhti.

Cathartique, Carnivores ? Cette première incursion réussie derrière la caméra aura-t-elle permis aux frangins de régler leurs comptes sans passer par les poings ? Il faut espérer que les relations entre Yannick et Jérémie soient moins violentes que celles de leurs alter-egos féminins. Mais si par malheur, Jérémie la star venait à prendre la grosse tête, Yannick pourra toujours le remettre à sa place en lui rappelant qu’en 2004, il faisait l’andouille dans San Antonio, la pire atrocité vue sur un écran de cinéma depuis la naissance du Christ. De quoi faire preuve d’un minimum d’humilité…

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