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Waste Land de Peter Van Hees

Publié le 15/12/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La bête qui sommeille

Dans Linkeroever, son premier long métrage, Pieter Van Hees construisait soigneusement un film d'horreur autour de la disparition d'un corps, celui d'une jeune athlète qu'un accident immobilise et qui tombe amoureuse. Parodie des films d'action des années 80 au bord du lourdingue, son second film, Dirty Mind partait totalement ailleurs, dans l'univers de deux cascadeurs très Miami Vice, hommage à John Wo mâtiné de buddy movie. Entre les deux films, la même fascination pour les mutations de l'âme et de la chair. Troisième épisode de cette trilogie intitulée « Anatomy of Love and Soul », Waste Land est un film noir qui plonge dans les déboires existentiels d'un flic de Bruxelles en lutte avec ses démons. On en sort plutôt poisseux de nuit et de sang, de rituels magiques et de folie, au bord de notre propre fêlure intime.

Waste Land de Peter Van Hees

Avec ses trois films, Pieter Van Hees désarçonne. Son premier film, très maîtrisé, passait du thriller psychologique au film d'horreur avec beaucoup d'aplomb, et se terminait sur une séquence finale plutôt délirante que rien ne laissait vraiment présager. Avec Dirty Mind, il semblait tout lâcher d'une espèce de fascination pour un certain malaise au bord du grotesque. Encore très différent de ces deux films auxquels pourtant cette trilogie le relie, Waste Land s'installe, d'entrée de jeu, dans les atmosphères étouffantes d'une ville la nuit traversée de meurtres et de disparitions, de flics pourris et de rituels magiques. Mais finalement, plus qu'une anatomie de l'amour et de l'âme, Pieter Van Hees semble décortiquer les tortures de l’âme et les affres de la chair, les terreurs, les désirs et les folies qu'elle fait surgir, travaillant sur les mutations des corps en d'étranges hybridations de style à la Cronenberg.

 

Dans les pas de ce flic incarné par Jérémie Rénier qu'il ne quitte jamais, Waste Land va et vient entre deux vies : la vie intime de ce flic, sa famille, sa femme enceinte et qui va accoucher, ses tentatives pour être un bon père, normal, d'un côté ; et de l'autre, sa vie professionnelle en prise avec le meurtre d'un jeune Congolais, trafiquant de statuettes magiques. Le film se déploie ainsi entre ces deux espaces, ces deux vies comme deux mondes, que cet homme tente de tenir à bout de bras, perdant peu à peu le fil, plongeant de plus en plus loin dans la nuit de ses cauchemars les plus intimes, perdu entre la réalité qui l'entoure et les hallucinations que sa déchirure profonde au bord de la folie engendre sans cesse. Dans ce monde gâché, où il côtoie continuellement la mort, la folie et le mal, il s'achemine lentement vers sa perte, obsédé par Géant, sorte d'entrepreneur véreux, qui vient cumuler toutes les figures du mal. Et finalement, parce qu'il aura fini par s'enfoncer dans ses cauchemars, le retour à la réalité sera aussi violent qu'une mort ou qu'un accouchement. Dans ce rôle d'enfant perdu qui veut croire absolument à la victoire du bien, naïf et fragile, Jérémie Rénier est saisissant qui tente, envers et contre tout, de se défaire des figures de pères pour faire advenir l'homme en lui. Quelques scènes du film sont à couper le souffle, comme ce match de catch ou la lente descente aux enfers qui précède le face-à-face entre lui et son monstre. Et la fin du film est un morceau de bravoure, une scène glaçante à la Angel Heart, où tout est à prendre, comme dans les rêves, au pied de la lettre.

 

Waste Land de Peter Van Hees

 

Mais Pieter Van Hees n'y va pas avec le dos de la cuillère. Quelque chose d'un peu trop maîtrisé comme sa photographie très léchée ou ses moments contemplatifs qui alignent une sorte de grisaille marécageuse de la ville font perdre au film un peu de son effet de puissance. Il frôle parfois un certain maniérisme, baignant avec délectation dans des atmosphères crépusculaires et envoûtantes. De cet ailleurs magique qu'incarnait Haïti et son vaudou dans le film délirant d'Alan Parker, il ne reste pas grand-chose ici, cette Afrique déterritorialisée semble juste le prétexte à une altérité radicale, le gouffre qui fait perdre le nord. Et par conséquent, de la descente aux enfers de ce type rongé par le mal qui tente d'incarner le bien, le film accumule tant de symboles usés jusqu'à la corde qu'on en arrive à saturation. Et pourtant, ça colle aux basques et à l'âme. On sort de Waste Land comme d'un long cauchemar, fasciné et hanté par des morceaux d'images. C'est qu'il y a dans le travail de Pieter Van Hees le même processus d'impureté gangrénante que dans ses histoires. Sa matière cinématographique hybride les genres et les atmosphères, elle pousse la caricature vers la grimace et le grotesque au bord de l'horreur. Se déploie alors ce malaise qu'il filme dans les mutations des corps et les transformations des âmes, une certaine fascination pour une matière étrange et inclassable.

 

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