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Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel de Sandrine Willems

Publié le 01/06/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique
Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel de Sandrine Willems

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Le 30 mai a été présenté, en avant-première à Paris, sous l'égide de la SCAM, Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel, de Sandrine Willems, en présence de la réalisatrice et de Paul Van Nevel. Nous vous en avions parlé lors de son tournage .
Aujourd'hui que le film est terminé, nous vous en rendons compte. 

" ...en écoutant la musique et pendant que nous l'écoutons, nous accédons à une sorte d'immortalité ". Claude Levi-Straus, Mythologiques I.

Avant Bach

Sandrine Willems pratique le théâtre depuis l'âge de douze ans. En 1986, elle joue déjà dans Psyché, une pièce en vers de Molière, Corneille et Quinault sur une musique de Lully. Rien de surprenant donc si après la réalisation de la Tendresse sur pattes, un court métrage de fiction, elle réalise Philippe Herreweghe, et le verbe s'est fait chant, un documentaire consacré à l'un des pionniers du renouveau de l'interprétation de la musique baroque. Film passionnant qui nous montre Herreweghe, pédagogue né, expliquant à ses solistes (tant au niveau vocal qu'instrumental) la nuance expressive de chacune des phrases musicales, envisagées comme autant de figures de rhétorique, mettant ainsi en valeur toute la complexité architecturale du contrepoint pratiqué par Jean-Sébastien Bach dans ses Cantates.
C'est en réalisant ce film qu'elle rencontre et interroge Paul Van Nevel, lors du Festival de Saintes. " Il m'a intéressée, nous confie-t-elle, parce qu'il voyait en Philippe Herreweghe la curiosité d'un enfant. Depuis que je vois travailler Paul Van Nevel, je pense que cela peut également s'appliquer à lui ".
Sandrine Willems s'intéresse d'autant plus à la polyphonie franco-flamande, qui a régné dans l'Europe musicale pendant près de deux siècles (jusqu'à ce que Claudio Monteverdi instaure la rupture baroque), que sans celle-ci nous n'aurions pas droit au génie musical de Jean-Sebastien Bach qui en constitue " le dôme flamboyant ", pour utiliser la belle expression d'Ignace Bossuyt, lequel ajoute : " Bach peut être considéré comme un héritier tardif du contrepoint flamand " (1)

La polyphonie franco flamande des XVe et XVIe siècles  a été qualifiée d'ars perfecta. " Le miracle de cet art polyphonique : des lignes mélodiques conçues " horizontalement " se superposent de telle sorte qu'elles forment " verticalement " un ensemble parfaitement cohérent - comme dans un dessin dont chaque ligne a une existence en soi mais est en même temps soutenue par l'entrelacement de toutes les autres lignes ; comme dans un texte dont chaque mot a sa propre signification et s'intègre aussi dans un ensemble d'autres mots, suscitant ainsi de nouveaux champs sémantiques faits de rapprochements et de relations insoupçonnés ", précise Bossuyt dans De Guillaume Dufay à Roland de Lassus. (2) 

Paul Van Nevel

Sandrine Willems ne pouvait choisir meilleur guide et pédagogue que Paul Van Nevel pour nous faire découvrir la magie de la polyphonie (polu-phonos : à plusieurs voix) de la Renaissance. L'homme a un charisme qui n'échappe à personne et travaille toutes les expressions d'une époque à laquelle il s'identifie. " Il incarne un peu l'homme du XVe siècle, nous dit Sandrine Willems, avec ses deux pôles qui nous paraissent contradictoires : une grande mélancolie avec un côté bon vivant, très terrestre.En cela il ressemble beaucoup à Roland de Lassus qui était un épicurien avec des périodes dépressives ". Il y a un miracle Van Nevel, celui d'arriver à rendre vivante (comme Jacobs pour l'opéra baroque ou Augustin Dumay revisitant trios, sonates et concertos de Mozart) - c'est cela la grâce - une musique dont près de cinq siècles nous séparent et qui n'a qu'un tout petit point commun avec la nôtre la liberté d'improvisation.
"Il ne faut pas oublier que la musique improvisée, le contrapunte alla mente, encore appelé chant sur le livre représentait la majeure partie des oeuvres musicales de ce temps (...) Il s'agit d'un style musical qui diffère de la composition écrite en ce sens que toutes les voix doivent improviser leurs parties en suivant les règles du contrepoint à partir d'un cantus firmus, écrit, lui, sur le livre. Le rapport établi avec la musique vivante est tout à fait différent de celui élaboré dans les compositions écrites. (...)  Le chant improvisé est redoutable, car le chanteur risque sa peau ! Cependant, c'est la seule manière qu'il a d'entrer de plain pied dans la conception musicale de la Renaissance "(3)
Le " Huelguas Ensemble " (groupe vocal et instrumental de Van Nevel) a un répertoire dominé par les musiciens franco-flamands de la Renaissance qui ont porté au sommet une " musique raffinée et complexe ", comme l'a écrit Nikolaus Harnoncourt (4), et rehaussé les chapelles musicales princières européennes. Composée de quatre voix (supérius, altus, tenor, bassus) la polyphonie considère le texte comme un prétexte. Excédée par un formalisme qui reléguait le sens au second plan (le fidèle ne comprenant plus le sens de ce qui est chanté dans les cinq sections de l'ordinaire de la messe ni dans les motets), l'Eglise envisagea d'interdire la polyphonie lors du Concile de Trente (celui de la Contre-Réforme, (5). On raconte, (l'anecdote est trop belle pour être vraie), qu'elle fut sauvée par Palestrina qui écrivit une messe au texte latin intelligible dédiée au pape Marcel. Ce n'est pas cette polyphonie académique (Palestrina n'a pas que  sauvé "son art : on lui doit maints chefs-d'oeuvre dont le Canticum Canticorum) qui intéresse au premier chef Van Nevel. Celui-ci cherche inlassablement dans les manuscrits originaux les musiciens les plus inventifs, ceux qui enfreignent les règles, tels Antoine Brumel, Mattaeus Pipelare ou Agricola. Après avoir publié plus d'une trentaine de disques (6), Paul Van Nevel prépare un ouvrage sur les compositeurs franco-flamands dans lequel il entend démontrer les correspondances entre les paysages de l'ex-Bourgogne du Nord et sa musique. 

Chants et soupirs

C'est précisément ce que nous montre Sandrine Willems, qui a suivi une partie du périple du musicien dans le Nord de la France (le triangle formé par Calais, Dunkerque et Saint-Omer), lorsque accompagné d'un photographe il enregistre des paysages qui ressemblent à des partitions.
"Il est impossible de vivre et de penser, nous explique face à la caméra Van Nevel, comme si l'on avait les deux pieds dans la Renaissance parce que tout est différent : les paysages, la brièveté de la vie, la qualité du silence, la symbolique, etc. ".
Mais on peut essayer de transposer au plus près leur musique. " Dans une partition ancienne, on trouve toujours des indications, poursuit Van Nevel, qu'on traduit, après coup. Lorsqu'on lit une partition moderne, on lit déjà, pour une partie, une interprétation de celui qui a transcrit l'oeuvre. C'est pourquoi la lecture de l'original est, à mon avis, très importante. La partition telle que nous la connaissons avec toutes les voix, l'une au-dessus de l'autre, est une invention très tardive. Les partitions à l'époque étaient écrites avec chaque partie séparée. Il y avait un verso et un recto. Sur le verso, on écrivait une voix. Point. Puis on commence la deuxième voix, ensuite la troisième et ainsi de suite. Il n'y a donc pas une idée de verticalité dans la partition. A cause de la dictature terrifiante de notre conception verticale de la musique, on a corrigé ces oeuvres. En nous plongeant dans les manuscrits on redécouvre leur modernité. On essaie d'entrer dans l'esprit d'horizontalité comme l'oeuvre a été écrite à l'époque. Ça peut être évident théoriquement mais ça a des conséquences énormes pour les musiciens ".
En ce qui concerne les dissensions entre les musicologues anglo-saxons et continentaux sur la musique vocale comme seul vecteur de la polyphonie, les conceptions de Van Nevel sont claires et nettes. " La musique instrumentale pure n'existe quasiment pas. Sauf pour les danses. Mais à part cela, le répertoire vocal peut et est joué par des instruments. Si ce n'est pas en totalité, quelques voix peuvent être remplacées par un instrument. "
" Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique au moment où l'on en avait besoin, dans une messe, une cérémonie politique, pour une procession, un mariage, un banquet. Pour toutes les circonstances, même pour le lit. N'ayant pas assez de temps pour créer toute cette musique ils ont créé un système, " le contrapunte alla mente ", c'est-à-dire : improviser au moment même. Comment ont-ils fait ? Ils prenaient une mélodie existante en longues notes sur une partition écrite auxquelles ils appliquaient les règles du contrepoint. Chaque chanteur improvisait sa ligne. Chacun disposant des mêmes règles mais ne pouvant pas savoir ce que son compagnon chantait au même moment, cela créait donc des dissonances qui étaient interdites dans le contrepoint écrit. Par ailleurs, je suis persuadé que l'opinion qu'on a sur la musique écrite change quand on a dans l'oreille la réalité de l'ensemble de la musique que les chanteurs de l'époque ont écoutée, entendue tous les jours, une musique jamais écrite, dont il ne subsiste peut-être que 40% sur la totalité. Reste 60% qu'on n'a plus jamais entendu depuis cette époque. "

Il s'agit aussi de retrouver l'enchantement primitif du jeu, sa grâce originelle. " On peut aussi expliquer beaucoup de choses d'une mesure à l'autre, enchaîne Van Nevel, en partant des partitions, des figures de rhétorique utilisées, mais il nous manque alors la fraîcheur du regard d'un enfant vis-à-vis d'une oeuvre ainsi que sa curiosité. C'est pourquoi, finalement, mon but est d'expliquer le moins de choses possibles aux chanteurs, au début, pour qu'ils puissent se situer dans l'oeuvre. La découverte de l'oeuvre, c'est la répétition. Lorsque je sens qu'il n'y a plus rien à découvrir, qu'il n'y a plus d'émerveillement chez eux j'arrête d'interpréter l'oeuvre ". Ceux pour qui la polyphonie des Renaissants reste opaque ou qui ont eu la malchance de l'écouter à travers l'interprétation académique des choeurs anglais, qui exécutent la musica facta (composée) à la lettre, vont être surpris, charmés, conquis par Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel. La réalisatrice a eu l'intelligence d'appliquer à Van Nevel ses propres méthodes, en illustrant sa maxime favorite : " c'est l'insécurité qui rend l'art intéressant ", en s'effaçant derrière son sujet, en laissant à celui-ci le soin d'envoûter nos oreilles avec Dufay, Manchicourt, Desprez, Agricola, Gombert, Pipelare, Lassus et Richafort (non encore enregistré à notre connaissance).
Pour paraphraser, Johan van der Keuken, on pourrait dire que le film de Sandrine Willems est plus une façon de placer les choses dans un contexte que de créer une histoire, de fixer un renouveau de l'oeil et de l'oreille. Un enchantement dont on regrette le formatage à 52'. Jamais la polyphonie, ce monstre sacré de perfection formelle et naturelle dont est issue toute la musique occidentale, n'avait été présentée avec autant de clarté.
Récemment Roger Tellart, le biographe de Monteverdi, a souligné : " On l'a dit et on le redit : il y a un effet (et un mystère) Van Nevel qui transforme les lignes polyphoniques les plus savantes en sources de pure émotion "  (7). Sandrine Willems a réussi à lever un voile sur le travail d'un personnage qui a un pied dans son époque et l'autre dans celle de la Renaissance. Ce n'est pas un mince compliment.

(1) Ignace Bossuyt, De Guillaume Dufay à Roland de Lassus, Cerf/Racine.
(2) Sur Guillaume Dufay, " inventeur " de la polyphonie à quatre voix, et son itinéraire à Cambrai, en Italie et à la cour de Bourgogne, lire l'étude de Jérôme F. Weber dans la revue Goldberg n° 10.
(3) Paul Van Nevel, entretien in Répertoire n°119.
(4) Nikolaus Harnoncourt, Le Dialogue musical, Gallimard, " Tel ".
(5) " L'art n'est officiellement admis (par les conciliaires de Trente) que s'il vise à faire passer le message de la dogmatique. Dans le chant, le texte importera plus que la mélodie ", Jean-François Gautier, Palestrina, Actes Sud.
(6) Edités sous les labels Sony Vivarte et Harmonia Mundi France Certains d'entre eux sont disponibles à prix doux chez DHM, Sony Seon et Pavane Records.
(7) Diapason n° 481.

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