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Les Voix du Printemps ou la Polyphonie selon Paul Van Nevel

Publié le 01/09/2000 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

L'Offrande musicale


Je suis aujourd'hui convaincu que c'est l'insécurité qui rend l'art intéressant.  – Paul Van Nevel 

Les Voix du Printemps ou la Polyphonie selon Paul Van Nevel

Après Philippe Herreweghe, et le verbe s'est fait chant, un documentaire passionnant et passionné consacré à l'un des pionniers du renouveau de la musique baroque, Sandrine Willems s'attaque à l'une des "stars" du renouveau de la polyphonie de la Renaissance : Paul Van Nevel himself.
La polyphonie qui utilise quatre voix (superius, altus, ténor, bassus) a été considérée, de Josquin des Prés à Palestrina, comme l'ars perfecta. " Cet "art parfait", explique René Jacobs, était celui des musiciens franco-flamands, et fut illustré en premier lieu par Josquin. Il se maintient pendant tout le XVIème siècle, diffusé à travers l'Europe par des maîtres septentrionaux tels que Willaert, Isaac, Gombert, De Wert, ou même Lassus, et trouva son aboutissement dans les œuvres de l'italien Palestrina et de l'espagnol Victoria. Ce style a pour fondement la polyphonie contrapuntique savante, c'est-à-dire la recherche d'un équilibre parfait entre les lignes musicales qui, toutes, sont d'importance égale. "
L'apogée de l'ars perfecta marque aussi son déclin. Le concile de Trente (celui de la Contre-Réforme) manque de peu d'interdire le contrepoint pour excès de formalisme : les fidèles ne comprennent plus le sens des textes chantés.
Comme l'explique Paul Van Nevel : " Le texte est un prétexte. La musique n'est pas là pour retracer l'émotion du texte " (ce sera le propre de la musique baroque avec Monteverdi). Nikolaus Harnoncourt précise : " Le texte était la plupart du temps incompréhensible, car les mots ne sonnaient pas simultanément dans les différentes voix.
Ce n'était du reste pas là l'élément essentiel ; l'œuvre d'art véritable était la relation raffinée des différentes voix indépendantes entre elles, l'image polyphonique complexe (…) Cette musique hautement raffinée et extrêmement ésotérique peut être considérée comme le sommet et le point final d'une évolution de deux siècles. "(1)

En 1970, Paul Van Nevel fonde l'Huelgas Ensemble, groupe vocal et instrumental. Fuyant l'académisme et l'esprit de conservatoire, il cherche inlassablement des perles rares dans les manuscrits originaux de la Renaissance et les interprète ensuite avec son ensemble. Sa discographie comprend près d'une trentaine de disques (2). L'un des plus fou est Utopia Triomphans, dans lequel il interprète Spem in alium, un motet à quarante voix de Thomas Tallis, les chanteurs faisant cercle autour du chef qui les dirige. Depuis plus de dix ans, l'Huelgas Ensemble collectione les plus hautes récompenses internationales.

L'originalité de la démarche de Van Nevel consiste à laisser de côté les grands maîtres de la polyphonie pour explorer le répertoire contrapuntique en repérant ses singularités, en cherchant les compositeurs que l'histoire a laissés sur le bord de la route, les marginaux de la polyphonie. Ceux qui à l'intérieur d'une esthétique, dépassent les limites sonores, qui cherchent la nouveauté, tel, Antoine Brumel ou Agricola, lequel joue sur des mélanges inattendus de tessitures vocales souvent au-delà de deux octaves. " Les Anglais n'ont reproduit qu'une infime partie des réalités sonores de la Renaissance, à savoir la " musica facta ", c'est-à-dire la musique composée. Mais il ne faut pas oublier que la musique improvisée, le " contrapunte alla mente ", encore appelé chant du livre, représentait la majeure partie des œuvres musicales de ce temps "(3) précise Van Nevel (nous ne sommes pas très loin de l'improvisation en jazz où l'exécution supplante la composition).

Paysages

Nous sommes dans le nord de la France, dans le triangle formé par Calais, Dunkerque et Saint-Omer que nous parcourons avec l'équipe de tournage de Sandrine Willems à la suite de Paul Van Nevel.Celui-ci prépare à l'aide d'un photographe un livre pour montrer l'homologie entre le paysage des plaines flamandes aux horizons dépouillés(ex-Bourgogne du Nord) et la musique polyphonique franco-flamande qui y est née. Nous nous arrêtons devant un paysage aux nervures horizontales (qui évoque la linéarité de la polyphonie) avec dans le lointain le clocher d'une église. Paul Van Nevel explique à la réalisatrice des Voix du Printemps ou la Polyphonie selon Paul Van Nevel, que c'est là-bas que les rebelles réformés furent appelés " gueux ", une expression qu'ils allaient revendiquer et rendre célèbre peu après dans l'ensemble des Pays-Bas. Ella van den Hove, DV-Cam 300 à l'épaule, filme l'entretien puis le paysage tandis qu'Eric Chabot, le preneur de son, enregistre en DAT, la perche au-dessus de la tête des protagonistes, le dialogue et le vent de la plaine. Le matin l'équipe à filmé depuis le jubé de l'église de Millan, un labyrinthe dessiné sur les dalles de la nef. (Van Nevel y a consacré un disque : Le secret du Labyrinthe d'Agricola). Ensuite nous repartons vers Esquelbecq, où un pigeonnier datant de plus de quatre siècles est érigé devant les dépendances d'un château à l'abandon.
" Le beffroi était une réaction contre l'église et l'aristocratie, explique Van Nevel. Le pigeonnier était érigé dans le même ordre d'idée. Il y en avait beaucoup à l'époque. Le nombre de pigeons que l'on possédait représentait un signe de richesse. Par ailleurs, ils avaient une portée symbolique . Cette verticalité dans le paysage représente la puissance matérielle et intellectuelle. Au XVè siècle, la musique a subi l'influence de la peinture et de l'architecture. C'est à ce moment-là que Dufay et Ockeghem ont essayé de verticaliser, d'agrandir l'image sonore. Avant eux, les voix suivaient une même octave avec eux on passe à deux octaves. La polyphonie franco-flamande naît. "
La dernière étape nous conduit le long d'une voie d'eau. Van Nevel parle de l'Homme armé, une chanson populaire bourguignonne dont de nombreux polyphonistes se sont servis pour écrire des messes ( un peu comme si un musicien actuel se servait de Blue Moon pour composer une messe). Puis il évoque le nomadisme des musiciens de l'époque qui parcouraient l'Europe, dès leur adolescence, dans les chapelles musicales princières ou royales.

Sandrine Willems

" Lorsque j'ai réalisé mon film sur Herreweghe, nous explique Sandrine Willems, la réalisatrice du film, (regard vif, cheveux courts, veste en daim, pantalon noir, chaussures de ballerine), la façon dont Van Nevel a parlé de Herreweghe m'a passionné parce qu'il l'a pris sous son angle humain. Ce qui ressortait de Philippe c'était une curiosité d'enfant. Depuis que je vois travailler Van Nevel, je trouve que cela peut s'appliquer à lui.
Au départ j'avais peur que le film soit plus technique, que les répétitions portent sur des questions musicologiques touchant peu de monde. Pour que ce soit plus accessible j'ai décidé de faire un film axé sur les polyphonistes franco-flamands de cette période et de mettre cette musique en rapport avec d'autres arts. D'entrer par la musique plutôt que par le chef d'orchestre dans une époque qui est très loin de la sensibilité générale d'aujourd'hui mais dont le répertoire - encore mal connu - est susceptible de séduire un large public.
Je réfléchissais à tout ça lorsque j'ai reçu un coup de téléphone de Paul Van Nevel m'invitant à l'un de ses concerts. Il avait compris que ses interprétations de la musique de la Renaissance m'enchantaient. Il m'a demandé si je ne ferais pas un film sur le
Huelgas Ensemble, il m'a parlé de son livre sur les paysages. Tout ça m'a remis dans le bain. Du coup, on a tourné des séquences lors du concert auquel il m'avait invité.
Il s'agit d'entrer dans une esthétique, le gothique flamboyant, les miniatures, le labyrinthe qu'on a filmé tout à l'heure, etc., et de mettre tout ça en connexion, de faire le lien avec les constructions musicales. Puis, j'aimerais, au-delà de cela, rendre perceptible la sensibilité de cette époque. C'est là que le paysage intervient. Il s'agit de retrouver ce que les gens voyaient, ce qu'ils sentaient et ressentaient, tant au niveau de tous leur sens et qu'au niveau de leur pensée. La qualité du silence troué seulement par quelque chant d'oiseau, les petits ruisseaux, les lignes si pures qui séparent les champs, et délimitent l'horizon, en un graphisme que reproduisent les partitions polyphoniques. Cela rejoint la façon de travailler de Paul Van Nevel, qui connaît si intimement - et fait connaître à ses chanteurs - les sentiments, les idées ou les goûts de la Renaissance, depuis la magie jusqu'à la cuisine, en passant par l'astronomie, l' " art de la mémoire ", ou les danses macabres
."

La Renaissance

"Tout à l'heure, Van Nevel parlait de leur perception du temps qui était radicalement différente de la nôtre. J'aimerais qu'on saisisse cet air du temps des XVe-XVIe siècles, cette pensée diffuse qui façonnait les individus. J'ai d'autant plus envie de faire ça que Van Nevel incarne un peu l'homme du XVIe siècle avec ses deux pôles qui paraissent contradictoires : une grande mélancolie et un côté bon vivant, très terrestre. En cela il ressemble à un Roland de Lassus qui avait un côté épicurien avec des périodes dépressives. 
Dans la sensibilité de la Renaissance les choses étaient liées : le microcosme reflète le macrocosme. C'est quelque chose qui intervient dans tous les arts. La musique reflète une musique cosmique, la cathédrale reflète le monde, la chasse qui est dans la cathédrale reflète la cathédrale. Les choses sont imbriquée : par exemple, la science ne se distingue pas clairement de la magie. L'astronomie et l'astrologie se mélangent (le tout avec des connotations alchimiques). On se met à rêver d'utopies plutôt que de paradis. Nourri de néo-platonicisme, l'ici-bas apparaît comme un reflet de l'au-delà, l'amour humain comme une image de l'amour divin. On aspire à réformer les âmes : retour aux harmonies de l'Antiquité et Réforme du Christianisme.
La musique s'en ressent, qui joue sur des proportions à la recherche d'un nombre d'or oublié, se greffe sur des poèmes d'amour de l'Antiquité, ou mêle constamment textes ou mélodies profanes et religieuses - une chanson d'amour néoplatonicienne se fondant avec allégresse dans un motet à la vierge. A moins qu'elle ne décrive les charmes d'une rose qui va mourir demain, ou la saveur fugace d'un vin (4).
C'est une pensée qui est très loin de nous qui sommes plutôt dans un morcellement des choses : il y a d'un côté, la culture (avec ce que cela a de pétrifié) et la science de l'autre (qui est elle-même morcelée). La Renaissance est une période qui aurait quelque chose à nous réapprendre plutôt que quelque chose qui nous ressemblerait. La Renaissance est un bain de jouvence plutôt qu'un miroir. "


(1) Nikolaus Harnoncourt, Le dialogue musical, Gallimard.
(2) La plupart des CD de Van Nevel ont paru sous le label Sony-Vivarte et sortent désormais sous le label Harmonia Mundi France. Quelques-uns ont été édités par DHM et Pavane records.
(3) Entretien paru dans Répertoire, n°119, 1998. Les musicologues anglo-saxons sont contre l'utilisation du registre instrumental dans la polyphonie qui, d'après eux, devrait être interprétée a capella. Ce n'est pas la position de Van Nevel ni celle de Pedro Memelsdorff ou de Jordi Savall (revue Goldberg, n°8). "La participation d'instruments qui remplaçaient ou doublaient des parties vocales était pratique courante " précise Ignace Bossuyt dans son livre, De Guillaume Dufay à Roland de Lassus publié par Le Cerf-Racine.
(4) Sur le mouvement néo-platonicien et la Renaissance, le lecteur curieux lira avec profit les Ch. V et VI des Essais d'Iconologie, les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance d'Erwin Panofsky, chez Gallimard.

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