De Grâce, interview d’Astrid Whettnall

Cinergie : Quel est le sujet de la nouvelle série De Grâce dans laquelle vous interprétez le rôle de Laurence Leprieur ?

Astrid Whettnall : C'est l’histoire d’une tragédie familiale qui se passe au Havre dans le monde des dockers avec le trafic de drogues, la pression des dealers et des narcotrafiquants. Le monde du syndicat a une grande importance. Mais c’est surtout l’histoire d’une famille avec le père, Pierre Leprieur joué par Olivier Gourmet, moi, qui joue la mère, et nos trois enfants: Margot Blanchilhon, la fille aînée, Pierre Lotin et Panayotis Pacot, les deux fils.

C. : Votre famille à l’écran est assez explosée et vous avez beaucoup d’intrigues individuelles finalement. Avez-vous pu vous retrouver tous ensemble avant le tournage afin de créer ce sentiment de filiation et d’appartenance à une même famille?

A. W. : On a eu beaucoup de chance pour créer la cohésion familiale de la famille Leprieur. Les deux premières semaines de tournage ont commencé dans la maison. Pendant deux semaines, nous avons été réunis tous les membres de la famille dans la maison afin de tourner toutes les scènes qui s’y déroulent et qui sont très intenses en plus. La famille était tout de suite là. Les rapports familiaux étaient établis. Et ça, c’était un grand luxe.

C. : Quel effet de tourner sur les docks ?

A. W. : On n’a pas pu tourner les docks au Havre. Tout a absolument été tourné au Havre, sauf ce qu’il se passe sur les docks. On est venu tourner ces séquences à Anvers. C’est vraiment impressionnant et très cinématographique de tourner sur les docks, avec ces rangées de milliers de containers. C’est très graphique et visuel. Personnellement, je n’ai pas beaucoup joué sur les docks puisque je suis femme, mère et fille de docker. J’ai quand même eu une scène avec beaucoup de figurants.

C. : En quoi cette série se démarque de ce qu’on réalise habituellement pour la télévision, notamment au niveau de l’esthétisme et de la noirceur des évènements mis en avant ?

A. W. : Moi je trouve que c’est du cinéma. C’est comme si c’était un film divisé en 6 épisodes. C’est un grand film de cinéma et une grande histoire de famille. C’est presque une fresque. On assiste à l’autopsie d’une famille et d’un milieu. C’est l'analyse d’une tragédie humaine. Le réalisateur, Vincent Maël Cardona, avait réalisé Les Magnétiques (2021). La musique est très cinématographique également. Et puis, il y a Olivier Gourmet! Il dégage une telle autorité! Sa présence est tellement forte. Et puis, on entend sa voix en off, qui est très belle et qui nous relie. Elle est presque philosophique par moments. D'ailleurs, le réalisateur est également philosophe. Cette percée dans le monde des dockers n’est pas du tout manichéenne. C’est fait avec tellement de respect et d’amour pour la ville du Havre, pour le monde des dockers et celui des syndicats. On comprend ce que les dockers vivent, eux qui sont parfois pointés du doigt dans l’actualité. Ces pressions socioéconomiques extrêmement fortes qu’ils subissent. Ces cartels qui sont une vraie menace pour eux et pour leurs familles. On comprend à quel point c’est un métier difficile.

C. : Comment procède Vincent Maël Cardona durant le tournage ?

A. W. : Il a une vision précise du monde en tant qu’homme et artiste. Le plateau est un lieu de travail collectif. Il est dans l’instant présent et le scénario n’est pas complètement figé. Il a travaillé dans le documentaire et il possède en lui une vraie quête de vérité.  C’est ultra cinématographique, mais c'est très réaliste! C’est un homme qui vous rend plus intelligent. Et malgré la noirceur et la dureté de la série, il renvoie des lumières. Les personnages peuvent être fracassés, mais ils peuvent aussi se relever, s'élever!

C. : Quel est le message d’espoir qui transperce cette noirceur ?

A. W. : Je trouve le rôle des femmes très important dans cette série. Dans ce monde extrêmement patriarcal des dockers, le rôle des femmes et celui de Laurence que j’interprète, c’est celui de femmes qui ont séquencé leur vie sur le destin de leurs hommes, que ce soit leur père, leurs frères, leurs fils ou leur mari. Eux, ils ont tous pu faire ce qu’ils voulaient faire tandis que Laurence, elle, s’occupe du quotidien et elle met tout en place pour que son mari puisse s’accomplir professionnellement. Le rêve de son mari c’est de devenir le chef du syndicat, l’autorité suprême dans l’aristocratie ouvrière.  Il y a un côté sacrificiel de ces femmes-là.

Et dans la série, on assiste au point de bascule et au réveil de ces femmes. Et Laurence, au moment où son monde va s’écrouler et son monde est en danger, elle va se révéler et grandir d’un coup. Elle va pleinement incarner son rôle de mère à travers ces grandes difficultés qu’elle va rencontrer. Même si on sent qu’il s’agit d’une famille où il y a beaucoup de non-dits et d’actes manqués et que Laurence est une femme assez dure avec elle-même comme avec les autres. Elle n’est pas sentimentale et ne possède pas les codes de la séduction. Mais elle fait preuve de force et elle ne se laisse pas abattre.

C’est très beau et symbolique de la libéralisation de la parole de la femme. C’est constructif et libératoire de voir toutes ces femmes qui prennent leur destin en main pour survivre. Et c’est comme ça qu’elles vont essayer de sauver leur monde. La réunion des deux générations qui se réunissent dans une quête de vérité et de rédemption, je trouve ça très interpellant.

C. : Comment vous êtes-vous préparée pour ce rôle ?

A. W. : Il y a bien entendu le scénario sur lequel on se base et puis on a tous une préparation personnelle. En ce qui concerne le personnage de Laurence Leprieur, c’est une femme et fille de docker, qui a eu une enfance difficile. Elle a grandi dans un monde patriarcal. Il s’agit d’une femme qui se révèle à travers les réalisations de son mari. Elle est plus à l’aise avec les hommes qu’avec les femmes, même si les relations avec ses fils sont conflictuelles. Elle est fille unique et elle ne sait pas trop comment faire avec sa fille qui est partie à Paris pour faire des études d’avocat. On se met dans le rôle de cette femme qui n’est pas dans une séduction sociale. Laurence, elle est brute. Elle ne s’adapte pas en fonction de la situation.

C. : Pourquoi le titre De Grâce ?

A. W. : Le Havre de Grâce est le vrai nom du port, lorsqu'il recueillait les navires en détresse, à une époque. Le Havre a été entièrement rasé lors de la Seconde Guerre mondiale, et reconstruit sur ses ruines par l'architecte Auguste Peret. Tout comme la famille Leprieur, qui va devoir renaître de ses cendres pour survivre.

C. : La série aborde des réalités sociales très dures comme la corruption, le trafic de drogue et la prostitution. Pensez-vous que la fiction dépasse la réalité ?

A. W. : On entre dans une absolue réalité du terrain. La vie de docker est très difficile. La complexité est très bien abordée par les scénaristes. Vous savez qu’à un docker, on lui propose 60.000 euros pour qu'il prête son badge pendant dix minutes. Il faut arriver à résister à la tentation. Il y a des pressions sur les familles et sur les enfants. L’actualité a encore prouvé récemment que la réalité dépasse probablement la fiction. Le rôle de Prévôt, le secrétaire général du syndicat, joué par Xavier Beauvois, est très bien écrit. Ce rôle aurait pu être beaucoup plus manichéen et ils auraient pu en faire un pourri. Mais il aime sa vie de docker et il essaie de composer avec la réalité de ce monde. Le dilemme qui s’impose à lui est très réaliste, son rapport avec la police et le préfet. Les dockers ont un réel pouvoir. S’ils font grève, le port est fermé. Avec Anvers, c’est l’un des deux plus grands ports européens. Si le système mis en place par la mondialisation et le capitalisme est bloqué, imaginez l’impact que cela peut avoir. Et je trouve qu’ils l’ont très bien décrit et finement amené.

C. : Les épreuves que vit Jean Leprieur, votre plus grand fils, interprété par Pierre Lotin, est très émouvant et percutant pour le spectateur.  Que pensez-vous de ce personnage ?

A. W. : C’est l’anti-héros par excellence. La figure paternelle, interprétée par Olivier Gourmet, a été très dure avec ses fils, beaucoup moins avec sa fille. On sent à travers ce personnage toute la quête de reconnaissance et de validation d’un enfant envers un parent. Il en a besoin pour exister et continuer à vivre. Mais les trois comédiens qui interprétent les enfants sont incroyables. Les trois personnages ont des luttes et des chemins complètement différents. Ils ont été écrits pour être très différents et ils survivent chacun à leur manière par rapport à la même structure familiale. Et sociologiquement et psychologiquement, c’est très intéressant. La diversification de ces grilles de lecture rend le scénario et la narration plus riche également. Et puis il y a cette quête de transcendance assez touchante. Ils prennent des risques, car ils veulent plus de la vie.

Tous les épisodes sont disponibles sur la plateforme ARTE.fr et ils sortent également sur ARTE TV:

https://www.arte.tv/fr/videos/RC-024574/de-grace/