Cinergie.be

En route pour le milliard de Dieudo Hamadi à Cinematek le 17 juillet

Publié le 07/06/2022 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Tenir droit 

Depuis une dizaine d’années maintenant, Dieudo Hamadi documente le quotidien du Congo et la force de vie de celles et ceux qu’il choisit de filmer. Son premier long-métrage, Atalaku, réalisé en 2013, suivait la campagne électorale congolaise de 2012. En 2014, avec Examen d’état, il s’attache aux déboires de jeunes lycéens qui tentent de passer leurs examens. Grand prix du Cinéma du réel en 2017, Maman Colonelle, s’installe dans le sillage d’une policière chargée de la protection infantile et de la lutte contre les violences sexuelles. Kinshasa Makambo se glisse dans les pas de trois jeunes militants lors des manifestations qui ébranlèrent Kinshasa fin 2016. À chaque film, Dieudonné Hamadi capte des destinées qui se débattent dans un quotidien fait d’embûches et d’épreuves, en prise avec l’histoire collective et l’inertie des institutions, voire tout simplement leur absence. En route pour le milliard, son dernier film, en compétition officielle à Cannes en 2020, suit à nouveau un groupe, les victimes de la guerre des six jours, qu’il filme dans une épopée épurée, gracieuse et bouleversante. 

En route pour le milliard de Dieudo Hamadi à Cinematek le 17 juillet

Du 5 au 10 juin 2000, Kisangani est le théâtre d’affrontements terribles entre les armées ougandaises et rwandaises qui occupent à l’époque le Nord du Congo. Les deux armées étrangères soutiennent chacune une partie de la rébellion congolaise et s’affrontent pour se départager les richesses phénoménales de ce grand bout du territoire congolais. Mais entre les tirs et les obus, c’est la population qui tombe, fauché par les balles, dans un massacre qui fera 1000 morts et plus de 3000 blessés en moins d’une semaine. C’est la guerre des six jours du Congo. Originaire de Kisangani, lorsqu’il revient y tourner Maman Colonelle, Dieudo Hamadi s’aperçoit qu’il ne se souvient pas de cette guerre. Comme de nombreux habitants, comme une partie du Congo qui en ignore même totalement l’histoire. Face aux victimes de la guerre qui en portent aujourd’hui les stigmates sur les corps cassés, la mémoire refait surface aujourd’hui. Alors, caméra au poing, il revient, il écoute et il les suit.  

C’est d’abord sur scène, dans un spectacle qu’ils jouent, où ils parlent et racontent leur histoire, qu’on les découvre, tous debout et face à la caméra. Cette pièce qui met en scène leur drame revient scander le film, comme pour le nourrir d’une autre matière, d’une mise en abyme qui réactualise leur histoire, qui fait entendre leurs cris. Puis c’est dans la ville de Kisangani qu’on va dans le sillage de leurs pas cassés, là où ils se démènent avec leur quotidien, où il mettent leur projet en route : aller à Kinshasa réclamer l’argent que le gouvernement leur doit. Car l’Ouganda a été condamné à verser aux victimes de cette guerre un milliard, donc, en guise de dédommagement. Mais il ne l’a pas fait, le gouvernement congolais non plus. Pour certains d’entre eux à la charge de leur famille, fardeau inutile qui ne rapporte pas d’argent mais qu’il faut nourrir, cette indemnité est vitale. Alors ils entreprennent ce long voyage éprouvant et périlleux sur le fleuve Congo pour se rendre à la capitale et frapper aux portes de l’Assemblée et du gouvernement. 

En route pour le milliard ne quitte pas le groupe qu’ils forment et voyage de concert avec ces hommes et ces femmes abîmés et pourtant si dignes. Rien ne nous est épargné, pas plus qu’à eux. Avec une tendresse frontale, Hamadi filme les corps amoindris, abîmés, éclopés. Ils les dévoilent, entre eux, dans leurs interactions et leurs échanges. Caméra au poing dans la proximité du bateau ou des corps, dans des plans plus larges à leur arrivée, dans la longue marche difficile dans la capitale, nous sommes plongé dans le groupe mêlé d’individus qui s’engueulent, se soutiennent, attendent, discutent et se disputent, chantent, dansent ou débattent. Pas de plaintes, ni de larmes. Seulement la colère, l’énergie, les encouragements. Parfois le silence et l’abattement. Et sans cesse ils luttent, avec le réel à chaque instant. Qu’il s’agisse de marcher quand on a plus de jambes et que les prothèses font un mal de chien, de manger quand on n’a plus de bras. Ou de se tenir debout face aux fins de non recevoir. 

Dans la grande ville de Kinshasa, ils vont tous ensemble, saisis en groupe la plupart du temps comme une bande de revenants que tout le monde s’échange et se rejette. Ils sont la mémoire de la guerre dont tout leur être porte la trace et qui s’affiche pour sortir de l’oubli. Celles et ceux qu’ils croisent ne savent rien de leur histoire, perdue au Nord du Congo. Et le gouvernement qui affiche dans la rue des panneaux d’encouragement qui disent « Prenez-vous en charge » ne leur accorde pas l’aumône d’une entrevue. Et pourtant, dans un dernier plan bouleversant, au milieu de la ville toute entière livrée à ses occupations, ils restent là, face au parlement, porteurs d’une histoire que tous voudraient oublier mais qu’ils incarnent, littéralement. Ils sont les témoins et la mémoire, ils sont toujours là, même à la nuit tombée.

Tout à propos de: