En 2010, Claire Diez, journaliste culturelle pendant 13 ans à La Libre Belgique, et Micheline Hardy, comédienne, autrice, dramaturge et metteuse en scène belge décédée en mars dernier, se lancent dans la rédaction des Mémoires de Jacqueline Pierreux, la première productrice indépendante de cinéma en Belgique. Cet ouvrage, basé sur des archives, des notes et des témoignages, retrace non seulement la destinée de cette figure emblématique du cinéma belge, mais explore aussi l’envers du décor, celui d’être une femme productrice à l’époque où tout était encore à construire en matière de production de films en Belgique.
Entretien avec Claire Diez pour La Dame qui osa le cinéma belge. Mémoires de Jacqueline Pierreux, première productrice indépendante de cinéma en Belgique.
Cinergie : Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre sur Jacqueline Pierreux ?
Claire Diez : C’est venu de Micheline Hardy qui rencontrait souvent Jacqueline lors de festivals. À Biarritz, elle lui a raconté beaucoup d’anecdotes et Micheline trouvait ça dommage que toute cette mémoire disparaisse. Alors Jacqueline lui a proposé de faire un livre et Micheline a commencé le travail en allant chez elle pour découvrir ses archives. Au vu de la somme de travail, Micheline m’a proposé de l’aider comme j’avais étudié le journalisme et que l’écriture était mon premier médium. On s’est plongées à deux dans les archives, surtout professionnelles, qui étaient denses. Ce travail était pertinent, mais ce n’était pas assez « people ». Jacqueline Pierreux n’était pas vraiment une figure publique reconnaissable. On voulait que l’ouvrage atteigne un public plus large que celui de la production. Il fallait qu’on raconte en suivant le fil de sa vie, au présent, pour que le livre soit aussi l’histoire d’un destin assez exceptionnel qui puisse en inspirer d’autres. Il fallait être précis et pointu, mais pas spécialisé et fermé.
Cinergie : Combien de temps a-t-il fallu pour dépouiller les archives ?
C. D. : Le travail a été long d’autant plus que le livre s’est fait par intermittence. On avait chacune nos occupations, nos missions respectives. Quand c’était plus calme, on se replongeait dans les archives, mais elle en avait beaucoup. De plus, quand elle a été pensionnée, elle a mis beaucoup de ses souvenirs de productrice par écrit. La partie professionnelle était très documentée, mais elle était très pudique sur sa vie privée. On lui a demandé de sortir ses photos personnelles et au fur et à mesure on l’interrogeait sur les photos. On devait lui tirer les vers du nez. C’est comme cela qu’on a découvert tout le parcours avant sa carrière dans le cinéma. C’était incroyable ! Elle n’a jamais eu peur d’essayer, de tenter, de découvrir, de prendre des risques. Elle a toujours gardé ce fil rouge de l’audace et de la détermination.
Cinergie : Dès le départ, on sent que c’est quelqu’un qui décide de vivre la vie plutôt que de la subir.
C. D. : Elle est fille unique dans une famille où le père était au chômage après le crash de 1929. Sa mère était déjà une grande pionnière comme secrétaire de direction dans les années 1930. Ce n’était pas le destin de toutes les femmes de l’époque de faire des études. Elle avait l’exemple de sa mère travailleuse qui avait des responsabilités et qui était très peu présente. Son père a retrouvé un travail. Donc, de la petite enfance jusqu’à la fin des secondaires, elle était dans un internat. Dès le plus jeune âge, elle a appris à se débrouiller toute seule et à réfléchir, à faire ses apprentissages toute seule. Avec la guerre, elle s’est retrouvée en exil à Londres, mais sa mère était encore très occupée. Elle s’est retrouvée encore en internat dans une langue qu’elle ne connaissait pas et elle s’est accrochée.
Cinergie : Comment avez-vous pensé la structure du livre ?
C. D. : Je l’ai pensé chronologiquement, par chapitres. Comme au cinéma, il y a le personnage et il y a l’image, le cadre général. On ne voulait pas parachuter ce destin dans le vide. On voulait donner à comprendre en quoi elle nous apparaissait pionnière, aussi courageuse dans ses démarches. On voulait planter le décor et on a dû faire énormément de recherches. Même les détails étaient importants. Malgré l’absence physique de ses parents, elle avait ce qu’elle voulait matériellement. Par exemple, on a parlé de sa première vespa, ce qui n’était pas courant à l’époque. On tissait des fils et on voulait que chaque anecdote soit contextualisée de manière vivante et quotidienne.
Cinergie : Le livre se lit comme le roman d'une héroïne plongée dans le monde du cinéma belge de l’époque en fond.
C. D. : C’était une manière de remettre les choses dans leur contexte. Elle avait fait partie de la première promotion de l’INSAS en réalisation alors qu’elle n’était pas du tout cinéphile. Rien ne la reliait au cinéma. Elle est partie en éclaireuse pour voir si ça la tentait. Elle avait le goût du music-hall, du cinéma hollywoodien, le cinéma anglo-saxon qu’elle a découvert pendant son exil. C’était intéressant de comprendre pourquoi ces écoles de cinéma ont vu le jour à cette époque. Elle a eu une brochette de professeurs incroyables dont André Delvaux qui l’avait beaucoup impressionnée et qui l’avait prise dans son équipe de production. On trouvait ça intéressant de raconter comment se passait la production d’un film à l’époque. À l’époque, majoritairement, c’étaient les réalisateurs qui étaient les producteurs de leurs films. Elle a vite compris que la réalisation n’était pas son fort. Quand elle a vu tout le travail qu’il y avait derrière la production d’un film, elle a voulu faire ça. Comme elle avait fait ses stages en production avec Jacqueline Louis et qu’elle avait participé à cette organisation de l’ombre qui existe dans la fabrication d’un film, elle a commencé à avoir des demandes, de Benoît Lamy par exemple, et elle a créé une société, Pierre Films, et a commencé par produire des courts métrages.
Cinergie : Dès le départ, elle avait le flair pour produire de bons films.
C. D. : Elle avait beaucoup d’intuition au niveau des scénarios. Elle lisait les scénarios et c’était son premier critère. Elle a aussi été précurseuse dans l’aide au développement. Quand elle voyait qu’il y avait du potentiel, elle envisageait la perspective de faire de premiers longs. Pour de jeunes réalisateurs qui commençaient, il fallait un accompagnement et elle voulait les outiller, les aider pour enrichir leur manière de travailler et améliorer le scénario. Elle était fort engagée dans ce travail.
Cinergie : Ce livre fait vivre aux lecteurs la préparation et la production d’un film. Comment avez-vous recensé toute cette matière ?
C. D. : Elle avait beaucoup de notes et film par film, elle avait consigné les démarches effectuées, les tournages. Sur cette base, on lui demandait de développer. Comme journaliste, j’étais persuadée qu’on pouvait être plus évocateur si on abordait les choses par le détail. Un détail pouvait être plus parlant qu’une phrase théorique ou générale. Ces détails étaient de la couleur, de la vie. Comme la période où elle a commencé était vraiment une période d’artisanat de la production, c’était important de donner à sentir cela. Quand elle a fait Ras-le-bol en 1973 et qu’il lui fallait des chars et que personne n’avait le budget pour les payer, elle est allée en Allemagne pour aller dans un camp militaire, y affronter des généraux allemands et les convaincre de lui prêter un char! Elle est parvenue à en ramener un en Belgique en le faisant passer pour une machine agricole. Il lui fallait plusieurs chars, mais comme elle n’en avait eu qu’un seul, elle l’a transformé pour les différentes scènes. Elle était très astucieuse, créative et finaude dans sa manière d’aborder les choses. C’est ce qui lui a permis d’atteindre ses objectifs, elle se disait qu’il y avait toujours moyen.
Cinergie : Avec ce livre, on apprend également quel est le travail d’une productrice, métier peu connu.
C. D. : Elle voulait mettre le travail artistique en lumière, elle voulait une base solide pour que ces films puissent se faire. Elle voulait vraiment créer une industrie du cinéma en Belgique. Malgré les échecs, il fallait continuer. Elle a dévolu sa vie à cela. Dans le détail, on voit les différentes étapes du métier de productrice, depuis la lecture du scénario jusqu’à la recherche des fonds, l’organisation d’un tournage. Elle était très réactive et décidait de filmer quand l’occasion était bonne, même avant le commencement officiel du tournage. Pour le Maître de musique qui se déroulait en hiver, un matin, elle voit qu’il a neigé et proposa de suite à Gérard Corbiau de filmer le parc du château sous la neige. De même, pour un autre film, sachant qu’il y avait des scènes de manifestations, elle proposa de profiter de manifestations réelles pour prendre des images qui pourraient servir au film. Elle n’avait pas froid aux yeux dès qu’il s’agissait de production.
Cinergie : On y apprend aussi ses déboires de productrice.
C. D. : À l’époque, c’était très difficile. Elle a rencontré beaucoup d’obstacles au niveau financier. Elle s’est créé quand même des barrières de sécurité et elle a mis en place des mécanismes qui permettaient de continuer. Quand Paul Danblon l’a sollicitée pour ses films scientifiques, elle est parvenue à capter des recettes de films qui n’étaient pas des films strictement cinématographiques pour financer ses premiers longs. D’autre part, quand elle a sorti Home sweet home de Benoît Lamy, elle a réussi à négocier avec Elan-Films, elle pouvait passer en salles des courts plus documentaires avant de grands films porteurs et elle touchait un pourcentage. Elle avait donc ses locomotives qui lui permettaient de récolter de l’argent qu’elle réinvestissait dans le cinéma d’auteur.
Cinergie : En tant que femme productrice, elle n’était pas toujours prise au sérieux par l’industrie du cinéma
C. D. : Elle avait une place particulière dans le milieu du cinéma de l’époque. Elle a rencontré de la résistance de la part de certains réalisateurs. Avec certains, c’était la confiance totale, mais avec d’autres pas du tout. Elle devait aussi gérer la pellicule qui était très chère et ça pouvait générer des conflits, car elle devait restreindre les réalisateurs. À l’époque, il n’y avait pas les Commissions. C’était une croisade de faire un film. Elle était aussi très militante dans l’Union des producteurs belges. Elle voulait qu’on donne des moyens aux jeunes réalisateurs d’exercer leur métier pour qu’ils puissent évoluer. À l’époque, tout était à faire, elle mettait son salaire en participation. Il y a eu un mouvement syndical pour mettre en place les contrats de travail qui n’existaient pas. Elle était isolée dans le paysage du cinéma puisqu’elle inventait. Elle avait subi une descente injustifiée de la SETCa dans son bureau parce qu’elle ne respectait soi-disant pas les lois du travail, ce qui était totalement faux et ça lui a pris des années pour justifier cela.
Quand elle est arrivée à la RTBF, elle a pris beaucoup d’initiatives, elle était très fonceuse et elle a connu beaucoup de difficultés dans une maison très hiérarchisée où il n’y avait pas de département de cinéma. Elle a mis en place les accords-cadres qui disaient que la télévision devait investir dans le cinéma. Si la Commission du film, qui avait quelques années derrière elle, mettait de l’argent dans un film, la télévision devait mettre le même montant. Ça a boosté l’aide publique au cinéma.
Cinergie : Vous êtes-vous appuyées sur des ouvrages plus théoriques pour la rédaction de ce livre ?
C. D. : On a commencé ce livre en 2010 et à l’époque, on a trouvé peu d’ouvrages sur le sujet de la production en Belgique. Frédéric Sojcher dans La Kermesse héroïque du cinéma belge évoquait parfois les producteurs, mais peu. Grâce à certains témoignages de réalisateurs, on a trouvé des informations, mais qui concernaient peu la production ou la fabrication des films. On a eu des informations par l’intermédiaire de Henry Ingberg qui a joué un rôle capital dans le développement du cinéma belge et qu’elle côtoyait. Ce sont des conjonctions de talents qui ont permis de mettre en place la charpente. Les informations étaient très dispersées.
Cinergie : Qu’avez-vous appris en écrivant ce livre ?
C. D. : J’ai appris énormément. Je trouve cela touchant de remonter à la source d’un travail ou d’une vie qui a apporté de gros facteurs de changement. Comme je suis une passionnée de la transmission, on se rend compte qu’il s’agit d’une histoire de choix et que la culture n’est pas quelque chose de sacré. Quelles sont les armes et les ressources que l’on veut mettre en avant pour faire des choix qui nous amènent à tel chemin ? Dans le cas de Jacqueline, je trouve ça passionnant de partager cela, car c’est quelqu’un qui a été actrice de sa propre vie, mais aussi pilier dans le développement du cinéma belge. Elle a toujours été au « service de » pour que les choses puissent se faire. Elle a été récompensée de nombreuses fois par la suite.