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Entrevue avec Faouzi Bensaïdi pour Mille Mois

Publié le 01/02/2004 / Catégorie: Entrevue

J'ai rendez-vous avec Faouzi Bensaïdi, le réalisateur de Mille Mois, à l'hôtel Métropole. Pour qui n'y a jamais mis les pieds, cet hôtel frappe par son luxe : parking valet, très hauts plafonds, dorures un peu partout, moquette moelleuse, bref, la grande classe. Je me sens un peu perdue, je prends le vieil ascenseur et me dirige vers la chambre de Faouzi Bensaïdi. Heureusement, il me reçoit chaleureusement et me met immédiatement à l'aise.

Mille Mois de Faouzi Bensaïdi

 

 

Cinergie : Votre film est une véritable galerie de portraits, chacun très différent. Comment s'est passé l'écriture du film ?
Faouzi Bensaïdi : J'ai écrit ce film sur plusieurs versions et, dès le départ, c'était un film multiple, avec une multitude de personnages et de points de vue, de perspectives. Je ne voulais surtout pas que ce soit l'histoire de Mehdi, voir tout le film à travers ses yeux. Cela a déjà été fait au cinéma, et bien. Je ne voulais pas reprendre ce schéma narratif-là mais multiplier les points de vue à l'intérieur de l'histoire. Ce film aurait pu faire quatre heures ! J'allais au bout de chaque histoire...Chose qui est finalement restée dans le film, même après avoir réduit le scénario. C'est un essai. J'ai voulu donner le droit d'existence à tous les personnages, ne pas considérer les seconds rôles comme moins importants.

C : Il est vrai que même si Mehdi est le personnage principal, les autres ne sont pas secondaires - au sens où on l'entend généralement - et ont presque autant d'importance.
F.B. : Exactement. Les seconds rôles fonctionnent souvent comme révélateurs du personnage principal, pour que le spectateur s'en rapproche, parfois même pour meubler l'histoire. J'avais envie qu'ils existent vraiment, de leur donner une vie complexe. Au point qu'après j'étais très content quand on me disait que l'on pouvait faire un film rien que sur le caïd et son frère ou sur d'autres personnages qui ont assez de relief pour qu'on puisse les faire exister indépendamment du trio central.

C : Vous avez utilisé des acteurs non professionnels ? 
F.B. : Il y a quand même beaucoup de professionnels, même dans mes courts-métrages. J'aime mettre face à face acteurs professionnels et non professionnels. Pour moi, les amateurs déstabilisent les professionnels et leur côté très acquis, ils donnent toujours un minimum de justesse. Après il faut les pousser pour qu'ils aillent plus loin. Ils ont un peu ce côté établi que l'on perd face à un amateur car il ne fera jamais le même geste deux fois. Il n'a pas le "métier" de reprendre comme en répétition ou de dire parfaitement les dialogues. C'est ce que je veux provoquer : qu'ils s'approprient les dialogues, les dise à leur manière. Il y a donc une attention particulière demandée à l'acteur professionnel. Il doit être à l'affût de ce qui arrive. Et comme je ne fais pas de champ/contre-champ, ils n'ont pas de filet, ils doivent y aller. Cela donne de la fraîcheur à leur jeu.

C : Pourquoi refusez-vous le champ/contre-champ ?
F.B. : Parce que j'ai un goût particulier pour le plan séquence car il permet aux comédiens de jouer dans la continuité. Et parce que je refuse ce qui est facile. 80% des gens coupent en champ/contre-champ. La télévision, n'en parlons même pas, il n'y a que ça... A force de le voir, ça m'a un peu éloigné de cette manière de filmer. Et puis j'aime régler les entrées et les sorties de champ. On fait du cinéma comme on fait la cuisine. Il y a des choses qu'on aime, d'autres qu'on n'aime pas. Moi mes goûts sont là...

C : Vous n'aimez pas trop le gros plan non plus ?
F.B. : C'est vrai. Ca part de la même constatation. Il est surexploité. Ca en devient une évidence. Le cinéma est le gros plan. La télévision a également participé de cette surexploitation. Et je pense que, inconsciemment, on pense au passage en télévision...Et les gens s'éloignent du plan large. Moi j'aime ça, ce que ça permet, le rythme et le souffle que ça donne. Et généralement, un film avec un rôle d'enfant utilisera beaucoup le gros plan. Je voulais éviter cela.

 

Mille Mois de Faouzi Bensaïdi

 

 

C : De plus le plan large permet une interaction avec le décor. Et les décors sont très importants pour vous et même que vous leur faites passer un casting ?
F.B. : Oui, c'est vrai...(rire). D'ailleurs, quand je vais en repérage, je dis que je vais au casting ! C'est comme quand je cherche un comédien. Il y a une émotion que j'ai en tête et que le décor doit donner. Il y a un rapport entre mes personnages et les décors dans lesquels ils évoluent. Et lorsque je trouve un décor, j'ai la même sensation que lorsqu'un comédien arrive au casting et que je me dis : c'est lui ! Et puis je filme les décors avec une certaine tendresse...Il y a cette relation avec les décors qui n'est pas toujours évidente à gérer. Il faut parfois aller d'un endroit à un autre, car il me faut l'endroit que j'ai choisi. Ce film, censé se dérouler entre un village et une ville, utilise des décors de trois villes et quelques villages. Il y a constitution d'une réalité qui est beaucoup plus proche, à mon sens, de la réalité elle-même. Certains investissent un lieu et se débrouillent dedans. Moi pas. Je peux utiliser un décor qui se trouve à 400 km ! Chacun fait à sa sauce...

C : Vous avez même désherbé une colline entière ?
F.B. : Oui...On a eu la malchance que les décors de collines, qui reviennent beaucoup dans le film, étaient secs au moment des repérages, et j'imaginais qu'il en serait de même un an après. Mais il se trouve qu'il a plu comme ça ne s'était plus produit depuis vingt ans ! Donc elles étaient devenues toutes vertes ! Ce qui ne cadrait pas avec ce que je voulais que le film communique, avec l'émotion recherchée, avec l'esthétique du film et sa tonalité générale. Si j'avais dû chercher de nouveaux décors, ça m'aurait pris deux mois. Je ne prends pas la première colline venue ! La seule solution fut d'acheter la récolte, ce qui convenait parfaitement aux agriculteurs car, comme il s'agissait d'une pluie tardive, ils savaient qu'elle n'allait pas être bonne, et de désherber la colline.

C : Vous aimez la dualité, que ce soit dans les personnages ou les thèmes abordés. Il y a le sacré et le profane, le tragique et le comique, les rituels et leur transgression ...
F.B. : Oui, il y a Amina, qui est très conservatrice, traditionnelle, et en même temps elle succombe à un désir, elle est plus forte que l'homme dans certaines situations...Je suis toujours touché par la coexistence des contraires. Peut-être parce que j'ai vécu au Maroc et que les paradoxes font partie de la vie quotidienne. Et puis parce que je crois intimement que c'est ça qui fait la vie. Rien n'est jamais noir ou blanc. Les choses ne sont jamais aussi claires et aussi simples qu'on pourrait le croire. Tout est complexe et c'est justement ce qui rend les choses et les gens intéressants, y compris artistiquement. J'ai d'ailleurs fait beaucoup de théâtre et mon auteur préféré est - ce n'est pas très original, je sais - Shakespeare, car il n'obéissait pas à un genre et rendait cette coexistence... La vie est mystérieuse, insaisissable et très touchante grâce à cela...Et j'aime bien installer une ambiance pour la casser ensuite. J'aime ce jeu...Le film commence avec une séquence presque solennelle sur la colline où l'on pourrait croire qu'on va assister à un film mystique, mais immédiatement après, il y a la prière et une poule qui vient la perturber, comme une irruption de la vie. J'aime bien donner des fausses pistes.

C : Pourquoi avoir situé l'action pendant le Ramadan ?
F.B. : Parce que j'avais envie de voir comment mes personnages allaient dealer avec ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, avec cet héritage religieux, traditionnel, avec un imaginaire. Je voulais voir comment les gens arrivent à vivre avec le politique, le social, le religieux, mais sans que ce ne soit imposé "scénaristiquement". Et il m'est apparu que le Ramadan plus que n'importe quel autre rituel religieux, a des conséquences sur la vie quotidienne des gens. Pendant un mois, ils mangent, boivent, dorment, font l'amour au rythme d'un rituel religieux. Je mets donc mes personnages dans un temps et un espace religieux naturel, et je vois leurs faiblesses. De plus, la vie bascule vers la nuit durant cette période...

C : Vous cassez la vision occidentale de la femme musulmane "martyre".
F.B. : Je pense qu'il y a eu une sorte d'accord tacite entre les cinéastes qui ont exporté cette image et l'Occident qui l'a achetée. C'est un cinéma où le sujet l'emporte sur le reste et qui tranquillise les consciences. C'est une réalité, mais ce n'est pas toute la réalité. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de problèmes, mais qu'il y a une autre réalité. Il y a des femmes très fortes, des femmes libres, très émancipées, des femmes de caractère, d'autres qui véhiculent beaucoup plus la tradition que les hommes. Je casse aussi l'image du père castrateur : le grand-père ne frappe jamais Mehdi, sa mère bien. Il y a des hommes fragiles ! C'est la multiplicité du réel qui se reflète dans le film...

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