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Entrevue avec Nadia Touijer à propos du film Le Refuge

Publié le 01/01/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Le Festival « Filmer à tout prix », a attribué en 2004 le prix « Bruno Mersch » à Nadia Touijer pour Le Refuge, un premier court métrage coproduit par l'atelier de production du GSARA. Le Refuge se passe dans le cimetière de Jallez à la périphérie de Tunis et nous parle des chômeurs qui survivent d'aumônes et de petits boulots (nettoyer les tombes, vendre des graines, de l'encens et de l'eau), d'une vie quotidienne qui pour, le narrateur en tout cas, est celle de reclus volontaires, certains hommes ne quittant plus le cimetière, lieu de travail et, paradoxalement, de vie.

Le film démarre par une caméra dont l'objectif virevolte au gré du refus des gardiens du cimetière interdisant, à la réalisatrice, de filmer ces marginaux qui n'offrent pas un look attractif de la Tunisie. On ne verra donc pas les errants du cimetière, mais les tombes nettoyées, repeintes à la chaux, les enterrements, en plan fixe, tandis que l'un de ces marginaux, qui a fait du cimetière son lieu de vie, nous conte en off, sa vie quotidienne. Sa voix chorale est tout à la fois singulière et le porte-parole de ses compagnons de misère.

 


Nadia Touijer

 

La réalisatrice après nous avoir lancé dans un montage syncopé de plans agités (l'interdiction de filmer), installe le spectateur dans la durée de plans fixes qu'une voix anime et qui donne une tonalité quasi-musicale au film, une sorte de mélopée. Pas plus que les morts, les vivants ne sont visibles dans Le Refuge sauf sous la figure d'une ombre qui se reflète sur une tombe. Leur présence n'est perçue que par la voix du narrateur. Rarement le son n'a été aussi complémentaire de plans qui installent le spectateur dans la continuité de la parole du narrateur dont la présence est d'autant plus vive que son image se dérobe. D'où le trouble que suscitent les plans fixes en donnant une temporalité en osmose avec la parole. Que sera la vie après la mort s'interroge le narrateur qui conclut que le cimetière est un endroit où tout le monde se retrouvera un jour ou l'autre ! Ce très beau film qui se tient à la lisière du documentaire et de la fiction connaît un parcours inattendu dans les festivals. Après l'avoir vu, on comprend pourquoi. Nous avons voulu en savoir plus en interrogeant la réalisatrice, Nadia Touijer sur ses débuts prometteurs.

 

Cinergie : Le Refuge est un film paradoxal, il s'articule sur la présence d'un personnage dont on entend la voix mais qu'on ne voit jamais. Ce n'est pourtant pas une caméra subjective, c'est votre regard ?
N.T. : Un des objectifs du film était de faire exister le narrateur sans le voir. Puisque la direction du lieu nous a interdit, lors des repérages, de filmer ces gens qui représentent une image négative de la Tunisie. Je me suis dit pourquoi filmer les gens pour les rendre présents. Pourquoi ne pas essayer de rendre cette contrainte fertile et chercher une autre façon de les faire exister qui va de pair avec leur vie? C'est-à-dire de manière fantomatique. Cela rejoint leur quotidien puisqu'ils se cachent tout le temps. Ils évitent les gardiens, tiennent à leur discrétion. Cela m'a posé des questions de forme. Comment mettre en valeur les propos du garçon qui raconte son quotidien ? Donc j'ai essayé de le faire exister par le son mais aussi par le rapport qu'il entretient au lieu.
J'ai pris d'abord le son de ces gens en m'interdisant de prendre des images. J'ai tout réécouté et après, à l'aide de ma caméra, j'ai essayé d'établir un lien avec ce lieu, de savoir ce qu'il pouvait me raconter. C'est donc une sorte de prolongation de leur parcours à eux en me plaçant moi-même dans les circonstances et l'endroit où ils vivent. Moi-même j'ai vécu une évolution entre le premier et le dernier jour de tournage, j'avais intégré une temporalité différente : celle de ce lieu, avec ses gens, sa dynamique propre.

 

C. : Quelles expériences retirez-vous de la présence de votre film en festival ?
N.T. : Le film a voyagé dans beaucoup de festivals. Il en fait environ 17. On a été surpris qu'un film, ayant un si petit budget, circule autant. Il a été montré dans des festivals de différents ordres. En France, en Tunisie, en Italie, en Belgique, à Beyrouth. Les réactions du public étant chaque fois différentes. J'ai beaucoup aimé ce qui s'est passé pendant le festival « Filmer à tout prix ». J'ai y était venue il y a deux ans. Il y avait donc une certaine continuité. J'étais professeur de sciences naturelles en Tunisie tout en faisant partie d'une fédération de cinéastes amateurs. Et petit à petit en faisant des stages, comme scripte et assistante et, surtout, en faisant, il y a deux ans, un stage au GSARA, en Belgique, il est devenu clair que je désirais filmer. Je suis donc revenue en Belgique, pour faire des études à l'INSAS, en montage.

 

C. : Le Refuge fait 25 minutes. C'est une durée qui coïncide au propos. Est-ce que vous vous sentez à l'aise dans la durée du court métrage?
N. T. : Je ne me suis pas posé la question du court, du long, du documentaire ou de la fiction. C'était secondaire par rapport au sujet que je désirais traiter. Le dispositif qu'on a installé pour le Refuge ne pourrait pas tenir davantage que 25'. Tout en vous disant que pendant le montage on ne s'est pas fixé une durée préalable. Je ne pense pas que ce soit une bonne méthode. Le film inspire sa propre dynamique. Le sujet prime, la durée s'installe ensuite.

 

C. : Après avoir réalisé ce premier film vous avez le désir d'en faire d'autres. Est-ce que le cinéma est devenu une passion ?
N.T. : J'ai un rapport artisanal au cinéma. J'ai hésité entre la FEMIS et l'INSAS. J'ai fait un stage d'été à la FEMIS et je me sui dit que cela ne me convenait pas. J'essaie de préserver l'envie de faire des films sans entrer dans des obligations ou des créneaux de productions rigides. Pour le moment je peux me le permettre et je le vis bien. Je fais des films, j'évolue, je vis, j'apprends. C'est bien la reconnaissance mais ce n'est pas tout. J'essaye d'apprendre sur des tournages pleins de choses. C'est un moyen de connaître l'autre, de lui parler, d'avoir une qualité de regard et d'écoute qui sont primordiaux pour ma vie d'être humain. Donc, je ne focalise pas toute ma vie autour du cinéma. Je pense que les contraintes d'un cinéma réalisé avec peu de moyens peuvent être motivants et le désir d'aller jusqu'au bout de ses projets. Cela ne me dérangerait pas de travailler dans l'alternatif, au contraire. Pour l'instant travailler avec le GSARA me satisfait parce qu'il n'y a pas de souci de rentabilité, de souci d'efficacité, de formater des produits. Mais, en revanche, il y a beaucoup de rigueur, une grande qualité d'écoute. Si l'on opte pour ce genre de cinéma il faut mettre de côté les ambitions de trop de reconnaissance pour se conserver une marge de liberté. C'est-à-dire que je veux continuer à expérimenter et découvrir quitte à faire des choses qui ne plaisent pas tout en évitant de tomber dans le nombrilisme. Il faut chercher des cadres de faisabilité des films et chercher un autre public, celui des tissus associatifs pour toucher des circuits divers et élargir le panel du public au maximum.

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