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Entrevue avec Yasmine Kassari à propos de L'Enfant endormi

Publié le 01/12/2004 / Catégorie: Entrevue

L'enfant endormi : comme un petit coquelicot...

Début janvier sortira à Bruxelles et en Flandres (la Wallonie c'est pour un peu plus tard), L'Enfant endormi, le premier long métrage de Yasmine Kassari, une jeune réalisatrice dont on avait beaucoup aimé il y a trois ans le documentaire, Quand les hommes pleurent, qui dévoilait au grand jour la détresse des jeunes marocains partis chercher fortune dans le sud de l'Espagne. L'histoire est celle de Zeinab, une jeune femme qui vit aujourd'hui dans la campagne du Nord-Est Marocain. Au lendemain de ses noces, elle voit son mari s'en aller chercher du travail en Europe, comme tous les autres hommes de la région. Elle porte un enfant de lui. Elle décide le faire endormir, par sorcellerie blanche, jusqu'au retour de son mari. Commence alors une longue attente au sein d'une microsociété presque exclusivement féminine, qui mêle les générations, au sein de laquelle les héritages de la tradition s'avèrent très vite pesants. Primé par la Confédération Internationale des Cinémas d'Art et Essai (CICAE) à Venise, puis par le public à Namur, L'Enfant endormi est une vraie réussite qui témoigne à la fois d'une maîtrise formelle épatante pour un premier film et d'un discours à rebrousse-poil, propre à susciter la réflexion.

Entrevue avec Yasmine Kassari à propos de L'Enfant endormi

En effet, la réalisatrice bouscule, en douceur mais avec détermination, les clichés sur le Maroc, le monde musulman et la perception que nous avons, pour nous offrir une histoire à hauteur d'hommes, de femmes surtout, même si les hommes, par leur absence, y jouent un rôle essentiel. Au travers de beaux portraits, elle propose une réflexion sur l'aspiration à la liberté, à la gestion de sa propre vie, mais aussi sur les ravages de la dérégulation d'une économie agraire jadis prospère. L'Enfant endormi repose sur une grande épure formelle qui met en valeur toute la richesse de son discours. A quelques semaines de la sortie du film, nous avons rencontré Yasmine Kassari, une réalisatrice qui est à l'image de son film. Derrière un visage serein et une voie douce ce cache une jeune femme résolue, qui tient à affirmer sa singularité de cinéaste, et qui a horreur qu'on tente d'analyser son travail à la lumière de quelques lieux communs, trop souvent véhiculés, sur la société marocaine. Elle a tourné son film, coproduit par Les Films de la Drève de Jean-Jacques Andrien, avec très peu de moyens. Pour arriver à ses fins, elle a fondé au Maroc une société, les Coquelicots de l'Oriental.

 

« Les coquelicots, cela pousse partout, quand plus rien ne pousse », explique-t-elle. « Ils peuvent pousser dans une décharge, dans le désert, dans la chaleur, dans le froid. On en voit beaucoup dans la région quasi désertique de l'Oriental, où nous avons tourné. Malgré leur fragilité, ils s'obstinent à pousser ». Une détermination sans faille derrière une frêle apparence : Yasmine Kassari, comme les personnages de son film, a aussi quelque chose du coquelicot...

 

C. : D'où vient cette légende des enfants endormis ?
Yasmine Kassari :
En fait, j'ai emprunté un mythe qui existe depuis la nuit des temps notamment au Maghreb. Ce mythe m'intéressait dans la mesure où il est porteur de sens par rapport à ce que je voulais raconter. Ce qui m'intéresse ce n'est pas du tout une lecture sociologique ou anthropologique de ce mythe, mais son contenu métaphorique, sa capacité à générer du sens. 

 

C. : As-tu fait ce film pour parler du statut de la femme dans les régions agraires du Maroc ?
Y. K. :
Pas du tout. Je ne suis jamais partie d'une revendication pour écrire un scénario ou pour faire un film. Cela vient d'envies plus profondes, des choses qui proviennent d'abord de l'inconscient. Ce film met en avant des personnages de femmes, mais, avant de parler de ces femmes, j'avais fait un film qui parle des hommes, Quand les hommes pleurent. Je ne crois pas que L'Enfant endormi soit un film plus centré sur les femmes que sur les hommes. En fait, les hommes existent ici par la force de leur absence. Ils sont dans le hors-champ. Les gens qu'on aime, quand ils sont absents, s'imposent dans beaucoup de détails de la vie quotidienne.

 

C. : Le film est joué par des comédiens débutants, avec comme seule exception, dans le rôle de Halima, l'amie de Zeinab, Rachida Brakni (Loin, de Téchiné, Chaos de Coline Serreau). Comment s'est opéré ce choix ?
Y. K. :
J'ai fait un casting de quelques centaines d'actrices au Maroc, en Algérie, en France, en Belgique. Je ne connaissais pas Rachida Brakni, quand je l'ai appelée pour la première fois, je ne savais pas qu'elle avait déjà eu un César pour Chaos. Je n'avais pas envie du tout de travailler avec une comédienne renommée parce que je craignais que les autres soient dans l'ombre, et je voulais une homogénéité. Mais elle avait lu le scénario et elle voulait absolument faire le film. Rachida est quelqu'un d'une grande modestie. Elle m'a intéressée car elle peut participer à la même culture que les personnages du film. Ses parents viennent d'Oran, qui est très proche de l'Oriental, la région où j'ai tourné. L'accent d'Oran est plus proche de celui où on a tourné que de celui de Casablanca, par exemple. À part Rachida, aucun acteur n'est professionnel. Mounia Osfour est venue avec son frère, qui a 17 ans, lors d'un casting à Casablanca. Il est acteur et il voulait se présenter. On n'avait pas de rôle d'adolescent, par contre, on a pris des photos d'elle puis on lui a proposé le rôle. Elle était surprise, mais elle s'est dit "pourquoi pas ? ". Elle n'avait jamais joué, mais elle était l'agent de son frère qui a déjà une petite expérience. Elle a toujours voyagé avec lui. De plus, son grand-père était réalisateur. Donc elle avait plus ou moins une connaissance du métier. Les autres sont les gens de la région. Ils viennent tous de la même tribu. Ils ont d'ailleurs entre eux une ressemblance physique étonnante. Et ce qui est amusant, c'est que Rachida, du fait de ses origines oranaises, leur ressemble. Mounia, en revanche, vient du Sud du Maroc, et elle est plus basanée. Je ne voulais pas des comédiens qui avaient trop de métier. C'était un pari difficile, mais j'avais confiance. Il a fallu leur donner beaucoup de temps, mais ils ont toujours accepté de jouer le jeu. Ils veulent simplement qu'on les rassure, qu'on leur explique bien les intentions, les déplacements. Ils sont par exemples très demandeurs d'un texte très précis. Ils m'ont souvent surpris par leur capacité de mémorisation. Je leur donnais les grandes idées d'une scène et je leur disais de formuler cela avec leurs expressions propres.

 

C. : Tu es attachée à cette région de l'Oriental, au Nord-Est du Maroc, où tu as situé l'action ?
Y. K. : C'est une région que je connais bien. J'ai été en vacances près de la rivière du film quand j'étais petite, jusqu'à l'âge de neuf ans. C'est là que j'ai entendu parler pour la première fois du mythe de l'enfant endormi. Aujourd'hui encore, dans la région, on continue à "endormir" comme on le montre dans le film. On y croit dur comme fer. J'ai aussi été séduite par la ville de Taourirt. C'est la région dont viennent la plupart des hommes que j'avais filmés dans Quand les hommes pleurent. L'Oriental est la province la plus grande et la plus pauvre du Maroc. Les villages se sont vidés. Il y a eu une première immigration, à cause de la sécheresse, vers Taourirt, la grande ville de la région. C'est une ville ancienne, mais qui a surtout une image de ville d'exode. On s'y installe plus ou moins longtemps avant d`aller plus loin. On y construit une maison si on en a les moyens, et puis les hommes partent plus loin, en y laissant femmes et enfants. Pendant longtemps, ils ont d'abord été vers le Sud du Maroc et puis, comme la sécheresse s'est généralisée, ils se sont tournés vers l'Espagne. C'est une ville qui vivait surtout du marché noir, de l'immigration, de la vente de hasch aussi. J'ai voulu y filmer des lieux qui tranchaient au maximum avec le décor du village. Il y a deux ou trois lieux qui font office de vrai centre, autour de ronds-points. J'ai choisi celui qui donne le plus l'impression de ville, où il y des cafés, des restaurants, de la circulation...



C. : Le village de Zeinab est vraiment minuscule, seulement peuplé de quelques habitants, et entouré de grands espaces désertiques. Cela donne une impression paradoxale de huis clos en plein air !
Y. K. :
Ce n'est même pas un village. C'est un hameau au milieu de terres ancestrales. Toutes ces terres sont privées, même sur les flancs des montagnes, et, auparavant, elles étaient toutes cultivées. Ils y avaient des arbres fruitiers; tout était vert. Cela s'est désertifié sur trente ou quarante ans. Dans cette région, il n'y a pas de villages à proprement parlé, juste des hameaux, éparpillés, distants entre eux de plusieurs kilomètres. Avant, il y avait dans une même famille une bonne douzaine de personnes, donc pas ce vide, cette solitude que l'on ressent aujourd'hui. Avant les gens allaient tous travailler. Ils se croisaient en allant au champ, en allant chercher l'eau ... Ils avaient des points de rencontres : un marché, des fêtes saisonnières … Aujourd'hui, les femmes n'ont plus de raison de s'éloigner de leurs habitations. C'est la demeure qui est devenue leur centre du monde. Dans la plupart de ces hameaux de l'Oriental, il n'y a pas d'eau, pas d'électricité. Il y a un énorme décalage avec le reste du pays.

 

C. : On a l'impression que les personnages subissent plus le poids de la tradition que le poids de la religion ?
Y. K. :
Le poids de l'Islam, c'est un cliché européen par rapport au monde arabe ! Dans le coin où j'ai tourné le film, beaucoup de gens n'ont pris de la religion que ce qui confortait des mœurs rigoureuses, des valeurs constitutives de leur tradition.

 

C. : Le côté macho de cette société t'énerve-t-il ?
Y. K. :
Cela aussi, c'est un cliché. J'ai le sentiment qu'il n'y a pas d'hommes épanouis dans une société où les femmes sont soumises à un mode de vie qui bride leur capacité d'action, d'initiative, de prise en main de leur propre destin. Dans ces situations-là, il y a autant de souffrance chez les hommes que chez les femmes.
Les hommes ont le rôle historique de devoir prendre en charge leur famille. La femme, elle, ne travaille pas. Elle reste à la maison, elle effectue les tâches domestiques. Aujoourd'hui, là, lui, il doit partir, sinon il sera considéré comme un lâche. La société n'admettra pas qu'il reste là à regarder ses enfants se plaindre de la faim parce qu'il n'ose pas faire le pas. Les gens qui n'ont jamais quitté leur pays pour de bon ne savent pas ce que c'est que de partir pour aller chercher leur pain ailleurs. C'est l'une des choses les plus difficiles, les plus courageuses que l'on puisse faire. A première vue, on pourrait dire: " les hommes se sont tirés ". Mais ils n'ont pas du tout fui. Quand tu vois comment les femmes vivent dans l'Oriental, c'est encore dix fois mieux que la manière dont vivent leurs hommes en Espagne. Ils doivent faire face à un monde extrêmement sophisitqué pour eux, alors qu'ils sont souvent illettrés, qu'ils ne parlent pas la langue... Qu'ils travaillent comme des chevaux de traits pour des salaires de misère. C'est horrible, ce qu'ils vivent! Elles, au moins, elles sont chez elles. Elles ont une appartenance réelle. Elles se révoltent à partir de cette appartenance, elles se fâchent à partir de cette appartenance mais les hommes eux, n'ont même plus cette appartenance! Ils flottent.Ce que je n'aime pas, mais c'est plus un point de vue personnel que le propos du film, c'est la mise sous tutelle des femmes. Cependant, dans le film, en l'absence de leurs hommes, elles trouvent un espace de liberté, et elles évoluent vers une capacité de décision qui n'est pas nécessairement l'émancipation. Elles n'en demandent d'ailleurs pas autant. Elles demandent simplement à pouvoir gérer leur quotidien. Dans le film, Zeinab est amenée à décider si elle doit ou non réveiller son enfant. Son mari est en Espagne et il ne sait absolument pas ce qu'elle est en train de vivre et pourtant c'est lui qui veut prendre cette décision !

 

C. : Le film commence par le mariage de Zeinab. La séquence est filmée avec beaucoup de sobriété…
Y. K. :
Depuis le début de l'écriture, je savais que le film commencerait par la séquence du mariage, et que le mari partirait juste après. C'est une introduction qui présente et situe toutes les composantes de cette communauté. On se rend compte que cette communauté n'a rien d'extraordinaire. Il y a comme partout des hommes, des femmes, des rires, des danses, des amours, des jalousies… Tout est exposé là ; on en a fini après. On peut passer au vrai sujet. Les hommes partent, et on comprend ce qu'ils laissent derrière eux. C'est pour cela que l'ambiance n'est pas seulement festive. Il y a la tension du départ qui est déjà là. C'est un mariage un peu forcé, fracturé, un mariage de survie. Quand les hommes partent, et ça c'est très particulier dans la région, s'ils sont mariés, on est sûrs qu'ils conservent une existence, une légitimité, au sein de la communauté. Trente ans après leur départ, en passant devant leur maison, on dira encore : " C'est la maison de X, ou de Y… " ; Et quand ils reviennent, on les accueille comme s'ils n'étaient jamais partis. Et eux, ils savent que quoiqu'il arrive, on les attend.

 

C. : Halima, le personnage joué par Rachida Brakni, va jouer un rôle important dans l'évolution de Zeinab. Elle semble revendiquer plus sa liberté…
Y. K. :
Zeinab et Halima sont pour moi les deux faces de la même médaille. Une sorte de recto / verso. Zeinab se tait là où Halima hurle ! Zeinab se retient là où Halima explose. Halima est un personnage anomique, qui casse les règles sans pour autant en proposer d'autres. C'est une révoltée. Elle va vers ses vrais besoins. Elle aime son mari, qui est parti lui aussi, mais elle tente de coucher avec un autre homme parce qu'elle reconnaît son besoin physique. Elle veut vivre. Elle ose parler de ce besoin. Or, c'est un sujet dont on ne parle pas là-bas, surtout si les hommes sont partis. On fait comme cela n'existait pas ! Elle, elle nomme les choses sur lesquelles les autres font silence. C'est un personnage qui dit : " changeons de vie pour appeler le changement sur nous ". Elle veut changer le cours des choses, sans savoir ce qui va venir après. C'est comme une superstition. Elle change pour appeler un changement. Elle éclaire Zeinab, elle l'amène vers son propre changement !

 

C. : Il y a aussi deux autres personnages importants : la mère et la grand-mère. La grand-mère semble celle qui comprend le mieux le tourment de Zeinab…
Y. K. :
La grand-mère représente une part de la tradition mais elle est avant tout une visionnaire. Pour moi, c'est la mère qui est la gardienne de la tradition. Elle est dure, inflexible ! La grand-mère, elle, a connu un autre mode de vie. Quand elle raconte ce qu'elle a vécu, on perçoit que c'est autre chose que ce qui vivent Zeinab et Halima aujourd'hui. Elle était prospère, il y avait de la vie dans la région, il y avait un homme avec elle, ils ont eu des enfants. Elle a vécu les petits et grands événements qui font une vie et elle se rend compte que les jeunes ne connaîtront pas cette qualité de vie. Elle est plus progressiste que la mère et c'est normal. J'ai toujours pensé, et je l'ai constaté avec mes grands-parents, que les vieux ont une distance qui leur permet de voir ce qui a été vain et ce qui a été juste et important. La mère n'a pas cette indulgence, parce qu'elle a encore le pouvoir. La grand-mère est sortie du pouvoir ; elle est dans la vérité.

Propos revus par l'auteur.

 

Pierre Duculot

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