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Freddy Sartor, rédacteur en chef de Filmmagie

Publié le 01/04/2008 par Katia Bayer et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

Seule revue de cinéma en Flandre, Filmmagie (anciennement Film en Televisie) cherche à concilier esprit de tradition et envie de magie. Ne manquant pas d’humour, se présentant d’emblée comme « un vieux crocodile », Freddy Sartor, son rédacteur en chef, s’exprime sur sa conception du vrai cinéma, de l’authenticité et du journalisme affirmé et à découvert.

Cinergie : À ses débuts, la revue s’appelait Film en Televisie et n’était pas très éloignée de la revue francophone, Les Amis du Film et du Cinéma. Qu’est-ce qui vous a fait évoluer vers le titre Filmmagie ?Freddy Sartor : Film en Televisie a existé pendant cinquante ans. À un moment, on a eu envie de changer de titre parce qu’on trouvait qu’il n’était pas assez expressif pour une revue de cinéma. Le film et la télévision, ce sont des médias; on voulait aller plus loin.

C. : Comment arrivez-vous à concilier l’envie de magie et la tradition liée aux 50 années précédentes ? Comment fait-on pour évoluer tout en restant authentique ?
F.S : Comme notre association s’appelait Filmmagie, je me suis dit : « pourquoi la revue ne porterait pas le même nom ? ». En choisissant ce titre, on a mis l’accent sur la magie du cinéma. Je trouve ce mot évocateur : aller au cinéma, c’est entrer dans un monde de magie. Mais le titre n’a pas été notre seul changement : on avait 64 pages, on est passé à 56. On ne peut pas couvrir tout le paysage cinématographique en 56 pages, on est obligé de faire des choix. Deux, en l’occurrence : on suit toutes les sorties en salle et on a une section DVD. On cherche ainsi à proposer à nos lecteurs ce qui est à épingler dans le cinéma actuel et passé.
F.S. : On essaye ! Nous avons des lecteurs de plus de 50 ans. Personnellement, je ne veux pas les perdre : on se doit de respecter un peu la tradition, mais aussi de garder les yeux ouverts sur les nouveautés. En même temps, les membres de notre conseil d’administration proviennent de ciné-clubs existants en Flandre, et de temps en temps, il y a des discussions avec eux. Ils trouvent par exemple qu’on consacre trop de place aux films d’horreur. Ils n’apprécient pas trop ce genre, mais, à mon avis, il est à prendre en considération car à un moment donné, les films avaient disparu des écrans et ne se voyaient qu’au Festival du Film Fantastique. De plus, les films d’horreur sont réalisés par des auteurs intéressants comme Dario Argento ou Joe Dante. Cet exemple exige qu’on reste alerte face à tout ce qui se passe dans le monde du cinéma.

C. : Tu mentionnes les lecteurs qu’il ne faut pas perdre. Y en a-t-il qui ont grandi avec les différentes versions de votre revue ?
F.S. : Oui, plusieurs. De temps en temps, des gens me téléphonent et me disent : « J’ai toute la collection, mais il me manque tel exemplaire. » Ce sont des collectionneurs et, en même temps, des gens qui aiment le cinéma, qui ont suivi la revue, qui ont grandi et vieilli avec ses différentes versions. Ils sont au courant de tout ce qui se passe dans le monde du cinéma, ils sont aussi connaisseurs du néoréalisme italien (Rossellini, Antonioni, Visconti) que du cinéma américain plus récent et commercial (Spielberg, Mike Newell). Notre revue cherche à couvrir tout le paysage cinématographique.

C. : Ceux qui travaillent autour de la diffusion sont de plus en plus interpellés par le jeune public, celui qui ne maîtrise pas spécialement les références cinématographiques. Du côté de la Communauté française, le Prix des Lycéens est apparu afin de faire revenir le cinéma dans le système scolaire. Qu’en est-il côté flamand ? Est-ce que les jeunes sont en contact avec le cinéma dans les écoles ?
F.S. : Dans le temps, il y avait, dans quasiment toutes les écoles, surtout les catholiques, des projections de films très cinéphiles genre Bergman. Le prêtre Jos Burvenich était un pionnier à ce niveau-là. Pendant une vingtaine d’années, il a voyagé dans toute la Flandre pour transmettre son enthousiasme aux jeunes. Aujourd’hui, il reste des gens, un peu partout en Flandre, qui veulent maintenir l’intérêt pour le cinéma d’auteur. Il n’y a pas de volonté politique, mais bien des initiatives personnelles. Moi-même, j’ai donné, pendant vingt ans, des cours dans une école à Bruxelles, Maria Boodschap. À partir des humanités, on montrait chaque année trois films différents. Un jeune qui sortait de l’école à 18 ans avait vu 18 films différents : un film japonais, espagnol, italien, belge, américain… Dans ce condensé du cinéma mondial, il y avait tout un mélange et une richesse qui offrait au jeune une expérience intéressante de cinéma. Il y a deux ou trois ans, j’ai parlé du cinéma mondial, chinois comme indien, dans une école. Après mon exposé, un jeune a tiré ma manche en me disant : « qu’est-ce que vous avez dit ? On fait des films en Chine ? C’est incroyable : moi, je pensais qu’on en faisait uniquement aux Etats-Unis ! » C’est incroyable, ce genre d’opinions. Il reste vraiment des choses à faire avec les écoles…

C. : Dans vos pages, vous êtes amené à critiquer les films, mais vous pouvez aussi laisser la parole aux cinéastes (Ang Lee, Hou Hsiao Hsien, Peter Brosens, Fien Troch, Andreï Zviagintsev, ...). Quelle est votre politique en matière d’interview ?
F.S. : Nous sommes très difficiles en ce qui concerne les interviews parce qu’on pourrait facilement s’en servir pour remplir tous les numéros. Nous sommes contre, parce qu’une interview peut être aussi un acte de journalisme pour se cacher. En même temps, on a quand même envie de donner la parole aux professionnels, en général aux réalisateurs et, de temps en temps, aux acteurs et actrices même s’ils ne sont pas dans notre cœur journalistique (sourire). Nous sommes pour le cinéma d’auteur, on a un grand respect pour les réalisateurs alors, on leur donne la parole, pas vraiment pour se défendre, mais plutôt pour expliquer aux lecteurs ce qu’il y a derrière un film, un thème ou une vision sur la société. Après, c’est simple : si le film est bon, on fait des interviews ! De temps en temps, il y a des discussions avec les réalisateurs. Je pose une question et mon interlocuteur dit : « vous allez parler de ça dans votre article ? ». Je réponds : « peut-être. » Il réagit : « ah non, il faut laisser la liberté au spectateur pour comprendre le film ». Il trouve qu’il ne faut pas expliquer tous les symboles et toutes les métaphores ou le choix d’une couleur ou d’un éclairage dans son film. Moi, je trouve au contraire que c’est toujours intéressant d’être au courant de ces petites choses-là.

C. : Tu connais le cinéma depuis un certain nombre d’années. Est-ce que tu as le sentiment que la critique a changé ?
S.P. : Oui, ça a même trop changé. Dans le temps, chaque journal avait sa page de cinéma. Ce n’est plus le cas. À mon avis, on manque un peu de vision lucide sur le cinéma. Aujourd’hui, on doit mieux défendre sa page de cinéma qu’il y a trente ans, mais on manque d’audace. En même temps, de l’autre côté, il y a des distributeurs commerciaux qui font tout pour que les grands médias mènent des interviews liées à leurs films. Les interviews ne parlent presque jamais du film, du réalisateur, de l’acteur ou de l’actrice. Non, il s’agit toujours d’anecdotes qui ne disent presque jamais rien de relevant sur le film. Ce qui est regrettable, c’est que tout ce marketing s’est emparé des pages du cinéma. Maintenant, on trouve le cinéma dans les pages « style de vie » et non dans les pages d’art qui n’existent d’ailleurs pas en Flandre. De quoi y parle-t-on ? Du nouvel ami de telle actrice, par exemple, ce qui n’a absolument rien à voir avec le film ou le cinéma. Cela m’énerve beaucoup. Il y a deux ou trois ans, j’ai fait une interview de Christina Ricci au festival de Venise pour le film de Sally Potter (The Man who cried). On était quatre ou cinq journalistes de différents pays à lui poser des questions. Certaines étaient vraiment incroyables. Je me sentais un peu sur la lune ! Un journaliste lui dit : « j’ai une fille de trois ans, elle vous adore ! Qu’est-ce que vous pourriez lui dire ?! » J’étais ébahi (rires) ! Vient la deuxième question : « Qu’est-ce que vous pensez de la réincarnation ? ». Mais ça n’a rien à voir avec le film, la réincarnation ! La troisième question était : « qu’est-ce que vous pensez du Dogma ? ». Le Dogma, pour une actrice américaine ? Mais enfin, c’est incroyable, c’est affreux ! Bon, allez, je m’arrête parce que c’est tellement drôle !

C. : Côté francophone, plusieurs dizaines de courts métrages sont réalisés tous les ans. Comment ce format évolue-t-il de votre côté ?
F.S. : Je n’ai pas l’impression qu’on fait beaucoup de courts métrages. Chaque année, il y en a 10, peut-être 15 et leur niveau n’est pas fameux. Par contre, la qualité des courts métrages des étudiants en cinéma augmente chaque année. Les films de l’Académie des Beaux-Arts KASK ont une particularité intéressante. Pendant leurs études, les étudiants font à la fois des documentaires et des fictions alors que dans les autres écoles, leurs confrères doivent choisir entre les genres. Il me semble qu’avoir la possibilité de faire les deux est synonyme d’une grande richesse.

C. : Pourquoi est-ce positif, cette combinaison entre fiction et documentaire ?
F.S. : Pour moi, le point fort du cinéma, c’est la preuve de l’authenticité. Comment la trouver ? Par le documentaire. Il s’agit d’un cinéma qui ne ment pas, qui montre des vrais gens, des vraies situations. Il peut y avoir manipulation dans le documentaire mais en tout cas, on parle de la vraie vie. En fiction, par contre, il y a une grande difficulté : où peut-on trouver l’authenticité d’une situation justement fictionnelle ? À travers ce mélange (documentaire-fiction), on accédera plus facilement à une réponse.

C. : Justement, comment se porte le documentaire en Flandre ?
F.S. : Le documentaire se porte très mal en Flandre. Pourquoi ? C’est très difficile à dire. La Communauté flamande ne soutient que des documentaires d’auteurs. Mais pour distribuer les documentaires, il faut se rendre à la télévision. Or, celle-ci ne veut pas de documentaires d’auteur ! Les réalisateurs sont coincés. À mon avis, le documentaire n’existe plus. C’est grave, ce que je dis, mais il n’y a pas d’espace de visibilité pour les documentaires d’auteur à cause de ce conflit entre la télévision et le secteur. En plus, tous les bons réalisateurs de documentaires, une fois leurs études terminées, sont presque toujours happés par « Woestijnvis », une émission quotidienne de la VRT qui, depuis une dizaine d’années, propose des reportages sur des petites gens avec des points de vue très originaux. C’est le plus beau programme télévisé de toute la journée en Flandre et il emploie nos bons documentaristes.

C. : Il n’y a pas d’ateliers en Flandre. Ne crois-tu pas que de telles structures permettraient au cinéma documentaire de ressurgir en Flandre ?
F.S. : Oui. C’est une très bonne idée, l’atelier. Quand on a créé le VAF, on a pensé aux ateliers, mais dès le début, on a manqué de budget. Il n’y a pas d’argent pour faire des documentaires. On donne à manger mais on arrête après l’apéritif…

C. : Vois-tu une solution dans ce débat où le cinéma d’auteur essaye de trouver un grand public ?
F.S. : Je ne sais pas. Le film There will be blood est sorti sur cinq copies en Belgique. C’est incroyable, cinq copies pour un film avec huit nominations aux Oscars ! C’est du jamais vu. The Banishment est aussi sorti sur cinq copies. On a sorti la Palme d’Or, le film roumain, sur 18-19 copies et les films de Paul Thomas Anderson et de Andreï Zviagintsev sur cinq ! C’est affreux.

C. : Selon toi, ce problème de copies, donc de visibilité, est dû au fait que certains professionnels essayent de devancer les goûts du public ?
F.S. : Oui, mais les professionnels peuvent aussi se tromper. Je me souviens que dans le temps, le distributeur d’Il Postino me disait : « qu’est-ce que je dois faire avec ce film ? ». Le distributeur de Daens m’a dit la même chose : « un film sur un prêtre, maintenant ? Qu’est-ce que je fais ? ». Est-ce qu’on croyait que La Vie des autres allait trouver un public aussi large ? Et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain ? Le festival de Cannes l’a refusé. Le distributeur n’a pas osé organiser une vision de presse de ce film et l’a sorti comme ça, « en stoemelings » et il a trouvé un public incroyable. Alors, heureusement qu’on ne peut pas sentir à 100% ce que le public aime : il y a toujours des surprises. Pour revenir à There will be blood, c’est un film très fort et, en même temps, très inaccessible parce qu’il est très rude.
Ce n’est pas un film grand public, je l’accorde. C’est le genre de film qu’on ne voit presque plus au cinéma. Dans le temps, chaque mois, il y avait un grand film comme ça. Ça, c’est un aspect dont on manque un peu dans notre cinéma, pas seulement en Belgique, mais en Europe : le manque d’ambition. Mais pour faire ce genre de cinéma, on doit avoir un grand budget, une grande volonté et une grande force. En Flandre, il n’y a que trois personnes qui peuvent réaliser cela : Stijn Coninx, Robbe de Hert et Harry Kümel dans le temps. Qui chez vous peut faire un film comme ça ? Jean-Jacques Andrien dans le temps et Jaco Van Dormael, aujourd’hui. On s’arrête à ces cinq noms.

C. : Question sur les étiquettes. Les gens aiment bien parler du cinéma flamand comme d’autres aiment bien parler du cinéma belge. Qu’est-ce qui est propre au premier ?
F.S. : Je pense que dans le cinéma flamand, il y a toujours quelque chose qui frappe. C’est quelque chose qui se retrouve autant dans le cinéma grand public, à travers par exemple les faits-divers, que dans le cinéma d’auteur. C’est ce côté « tijl wilenspiegel » : on préfère se moquer de soi-même, et on tire toujours son plan comme individu. Ça attire les gens à l’étranger, cet aspect d’humour, d’ironie et en même temps, cette sorte d’individualisme grotesque. Dans les grandes lignes, c’est ça parce qu’il y a bien évidemment toujours des nuances. Par exemple, on ne peut pas comparer Ex-drummer et Vidange perdue, mais il y a de l’humour dans les deux films, de l’humour qui fait partie de la même famille. La famille flamande !

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