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Funérailles (de l’art de mourir), de Boris Lehman

Publié le 23/02/2017 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Lorsque Boris Lehman me proposa de participer au cortège de ses funérailles filmées, je lui répondis par une fin de non-recevoir. L’idée de mettre en scène sa propre mort m’était insupportable. Mais ce projet fou d’en régler la cérémonie me paraissait rejoindre le fantasme du cinéaste de maîtriser son destin jusqu’à tracer la courbe d’une vie. Je m’expliquai de mon refus : j’accompagne depuis quelques années ceux que l’on appelle les morts de la rue lorsqu’il n’y a personne pour prononcer quelques mots sur leur tombe. Il me semblait que le projet de Boris usurpait peut-être le destin de ces morts. Et j’en étais troublé.

Funérailles, de Boris Lehman

 

Sans doute suis-je pusillanime car, le film achevé, le cortège funèbre qui traverse la campagne en direction de la butte de Waterloo au son d’une fanfare est joyeux. J’y reconnais beaucoup d’amis dont la complicité se lit dans les attitudes et les regards. Ces funérailles se célèbrent finalement comme une fête, un feu d’artifice. Des enfants s’égayent dans un champ. Et le cinéaste constate, avec humour que le champ de bataille est devenu un champ de patates.

Il s’agit d’un retour à Babel, de l’accomplissement d’une œuvre et de la disparition de son auteur. Mais combien de fois Boris Lehman ne nous a-t-il pas annoncé celle-ci ? Dans la Lettre à mes amis restés en Belgique, en 1983, ne dit-il pas déjà  : « Voilà. Je n’irai plus nulle part. Je suis ici maintenant. Je me suis enfermé dans ma tour d’ivoire. J’ai l’impression d’en finir avec quelque chose qui était ma vie. Peut-être aurais-je mieux fait de mourir, de ne pas revenir. Je suis revenu et ils s’en foutent. Ils se sont rassasiés de mon absence. Je vais m’en aller bientôt, définitivement. Tâcher d’oublier. Arrêter de fabriquer des images. Chaque fois que je filmais quelque part, c’était comme pour conclure, pour dire adieu à ce lieu, à cette personne… Filmer c’était tuer, et, en même temps, rendre immortel. »

Et, après l’oraison funèbre de Mes funérailles, prononcée par un ami au bord de la fosse, Boris ne revient-il pas sur la question : «  Et bien voilà, dit-il. C’est la dernière fois que je me filme. Je me retire, je m’efface. Qu’ai-je fait avec tous ces films depuis 40 ou 50 ans ? Je ne pense pas que j’ai filmé pour raconter des histoires, que j’ai raconté ma vie. En fait, j’ai filmé seulement pour exister. »

Il dit ailleurs : « Continuer ma vie et la filmer en même temps. Ma vie est devenue le scénario d’un film qui lui-même est devenu ma vie. » C’est en cela que le vol de sa caméra qui ouvre le film précédent du cinéaste consacré à Walter Benjamin, L’art de s’égarer ou l’image du bonheur, ressemble à un funeste avertissement du sort. Ces œuvres sont empreintes d’une profonde mélancolie qui marque le visage de Boris lorsqu’il se remémore les dernières heures passées à Port Bou par le philosophe avant qu’il ne se suicide. Et son tombeau qui plonge dans la mer dont le cinéaste descend lentement les marches.

Dans son court-métrage les Choses qui me rattachent aux êtres (2010), Boris dresse l’inventaire d’objets disparates qui lui ont été donnés, rapportés de voyage, abandonnés dans son atelier. Il les nomme, puis les escamote, rapidement. Il se met à nu pour revêtir des vêtements qui ne semblent pas être les siens.
Mes funérailles témoignent d’un même dépouillement tandis que l’on assiste à la télévision aux adieux du roi Albert à la population belge. Et cette dissonance revêt un accent parodique, burlesque. Le choix d’un cercueil constitue un des grands moments de comédie du film. Il faut avant tout que ce cercueil soit confortable. Et Boris s’y installe avec une satisfaction non dissimulée.

Funérailles de Boris Lehman

 

La question de l’héritage de l’œuvre de Lehman est naturellement posée. Immense, elle compte plus de 500 films et des milliers de photographies. Il appartient seulement au cinéaste de décider de leur conservation ou de leur dispersion. Et il choisit leur autodafé comme le souhaitait Kafka dans sa lettre à Max Brod où il lui dictait ses dernières volontés. Boris boute le feu à ses vêtements, aux bobines de films qu’il lance à la volée du haut d’un bunker. Elles brûlent sur la plage. « J’ai commis l’irréparable », dit-il.

Le rituel des funérailles se poursuit dans l’atelier d’Arié Mandelbaum. De bonnes mains lavent le corps de Boris qu’elles enveloppent ensuite dans le châle rituel. Et ce lieu vaste et lumineux, hanté par les tableaux tant de fois effleurés par sa caméra et ensevelis dans la blancheur des labyrinthes de la mémoire, convient à cette dernière exposition du corps.

C’est le sculpteur Paulus Brun qui a creusé la tombe dans son jardin. Boris lui avait jadis commandé une statue de l’homme invisible pour un film sur le Golem, L’homme de terre. Le cinéaste s’allonge dans la fosse. Un linceul blanc couvre son corps, bientôt recouvert de terre. Il est entouré de statues dont les morceaux sont jetés dans la tombe.
C’est le moment de l’oraison funèbre. Elle sonne juste. Peut-être, Boris a-t il collaboré à son écriture. « Boris nous a quittés. Le pire, c’est que tant de gens aient attendu pour reconnaître quel grand cinéaste c’était. Ils le raillaient, le bafouaient, voire le martyrisaient. Le mot martyr lui allait à ravir. Boris, c’était le SDF, le cinéaste sans domicile fixe. Il se voulait nomade et libre dans un monde où tout est prison. »
«  Nous allons pleurer le mort une minute ensemble puis nous chanterons et cela sera la fin ».

Une femme en robe blanche se couche sur le corps du défunt, Steve Houben joue du saxophone au bord de la sépulture, le soir tombe paisiblement.
On imagine que Boris sort de la fosse, en son costume blanc, pour raconter un souvenir d’enfance où il se promène avec son père avant de disparaître de l’écran, invisible, invulnérable.

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