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Boris Lehman, "Le Petit Boris illustré"

Publié le 01/02/2023 par Dimitra Bouras et Marwane Randoux / Catégorie: Entrevue

Pour la première fois, un livre qui cerne au plus près la figure presque légendaire du cinéaste Boris Lehman.
Ici, aucune analyse de films, aucune critique. Il s’agit plutôt d’un livre d’artiste, portrait de Boris par lui-même, qui se présente sous forme de fragments savamment agencés, mêlant dessins, photos, poèmes et documents divers.

L'univers de Boris Lehman illustré par lui-même. Rencontre avec le cinéaste, collectionneur, archiviste de lui-même au Art et marges musée de Bruxelles.

Cinergie : Que représente pour vous ce « Petit Boris illustré » ?

Boris Lehman : C’est un bilan qui se présente sous la forme d’un livre et non d’un film. Je n’en avais encore jamais fait jusqu’ici. C’est un assemblage de fragments, de petits morceaux de ma vie : des morceaux de films, de textes, des dessins, des documents. Je les ai pris comme je les trouvais. Avec l’éditeur et le graphiste, on a mis un peu d’ordre là-dedans. Je ne sais pas ce que ça donne comme image de moi. Comme pour un film, c’est au lecteur, au spectateur de le dire.

 

C. : Si vous avez pu récolter toutes ces traces, c’est que vous les possédez encore ?

B. L. : Je suis un peu l’archiviste de moi-même comme on l’a dit. Je suis un collectionneur d’images. C’est ça le rôle du cinéaste. À un moment, on se sert de ses collections pour faire des films ou des livres.

 

C. : Comment avez-vous choisi parmi toute la matière ?

B. L. : C’est un choix arbitraire. Le hasard joue et le temps décide parce que c’est à ce moment-là qu’on fait le livre. Cela a pris trois ou quatre ans. On cherche parfois des documents précis qu’on ne trouve pas et on en trouve d’autres qu’on ne cherchait pas. Ça s’accumule aussi. Au départ, on était partis d’un petit ouvrage et c’est devenu un gros ouvrage.

 

C. : Le livre est constitué de 90% d’illustrations et de quelques textes assez détaillés. Que constituent-ils ?

B. L. : Ce sont des moments de ma vie mais il y en a d’autres : il y a l’INSAS, il y a mon expérience de journaliste, de critique de cinéma. Il y a quelques textes documentaires ou biographiques. Ma filmographie se trouve aussi noyée dans le reste. Je ne voulais pas m’attacher à un livre sur le cinéma, à mes idées sur le cinéma avec des analyses, des critiques qu’on a faites de moi. Il s’agit plutôt d’un livre d’artiste avec des choses que j’aime bien et que j’ai réunies dans l’ouvrage. J’ai fait la même chose avec des films comme Babel. J’essayais de réunir des amis et les lieux que je fréquentais comme un café, un cinéma, un parc. Comme pour le film, c’est l’ensemble qui constitue le livre qui ne peut être qu’incomplet et inachevé. Il faudra peut-être un deuxième ou un troisième volume mais c’est le premier livre et ce sera sans doute le dernier.

Ce sont mes parcours de vie et mes parcours de films. Autour de cela, il y a des expériences autodidactes comme des dessins, des photos, des textes que j’ai écrits, un texte pour un opéra qui n’a jamais été représenté, un scénario que j’ai écrit à 20 ans et qui n’a jamais été réalisé. La plupart des choses indiquées dans le scénario se retrouvent dans beaucoup de films que j’ai réalisés plus tard de manière inconsciente.

 

C. : Vous êtes retombé sur ce scénario par hasard ou vous l’aviez toujours en tête ?

B. L. : Je l’ai retrouvé par hasard et j’ignorais ce que j’avais mis dedans. Ce sont les surprises des fouilles. J’ai écrit beaucoup de textes dont je ne m’en souviens pas. Je me demande même si c’est moi qui les ai écrits.

 

C. : Que représente l’AJC dans votre carrière de cinéaste ?

B. L. : J’étais dans les fondateurs de cet Atelier Jeunes Cinéastes. C’est toujours intéressant de fonder quelque chose et d’espérer que cela ait une certaine durée de vie. Au début, c’était important car nous n’avions pas de matériel ni de possibilité de production de film. On sortait du cinéma d’amateur. Donc, avec ceux qui comme moi voulaient faire des films, on a trouvé cette formule de troc. Toi tu as une caméra, moi j’ai un enregistreur, mon père a un peu de spots, on connait un ami qui a un petit laboratoire etc. et c’est comme ça qu’on a fait des films avec les moyens qu’on trouvait. Ça continue un peu mais ça s’est institutionnalisé au cours du temps comme le CBA ou comme d’autres institutions comme le club Antonin Artaud. Ce sont des institutions que j’ai connues au début et c’est toujours un peu artisanal, un peu chaotique, c’est familial. On se connaît et ensuite cela prend une allure plus professionnelle.  

 

C. : Et le Club Antonin Artaud ?

B. L. : C’est une étape importante de ma vie. C’est la deuxième école que j’ai faite un peu pendant et après l’INSAS. C’était l’inverse car je ne travaillais pas avec des professionnels mais avec des gens qui ne voulaient pas faire des films, qui n’étaient pas destinés à devenir des cinéastes. Je travaillais avec des amateurs et j’ai continué cette expérience après le Club Antonin Artaud. J’ai travaillé avec des amateurs tant devant que derrière la caméra. C’est un retour au cinéma d’amateur mais dans un sens noble et au cinéma des pionniers. Quand ils faisaient des films, ils inventaient le cinéma. Il n’y avait pas encore de norme, de standard, de langage. J’essayais de revenir au degré zéro du cinéma, un cinéma libre de toute contrainte. Une fois qu’on dépose un projet au Ministère ou chez un producteur, je sens les contraintes de temps et on n’a plus vraiment la liberté. On doit beaucoup attendre et trouver les moyens complémentaires pour faire les films dans les normes avec un certain cahier des charges. Cela ne m’a pas beaucoup convenu. J’ai toujours eu des problèmes avec les Institutions, la télévision parce que j’étais un peu un insoumis, pas de manière volontaire, je n’étais pas un provocateur mais je n’arrive pas à faire des commandes. Je les détourne et je fais autre chose.

Déjà à l’INSAS, on faisait des exercices filmés et mon professeur, André Delvaux, me disait que je faisais une poire alors qu’on demandait de faire une pomme. Je ne faisais pas l’exercice demandé. Je pense que c’était pareil avec les coproductions que j’ai dû réaliser. Il fallait déterminer le sujet et la manière de faire le film et le film n’était jamais vraiment tout à fait le projet.

 

C. : Vous parlez de votre famille dans ce livre, c’est rare dans votre œuvre.

B. L. : Oui, c’est vrai que ma famille n’est pas très existante dans mon œuvre filmée. Je me présente plutôt comme un orphelin. C’est sans doute un rejet depuis le début car mes parents, surtout mon père, était contre le cinéma, ne voulait pas que je fasse du cinéma. J’ai eu une éducation assez rigide et je me suis rebellé. J’ai fait du cinéma contre la volonté de mon père.

 

C. : Il a fini par accepter ?

B. L. : Oui, mais ils sont morts rapidement et n’ont pas vraiment vu ce que j’ai fait. Ils voulaient que j’aie une vraie carrière d’ingénieur, de médecin. Mon père était fourreur, c’était un immigré qui avait fui la Pologne. Deux de mes frères (sur six) sont devenus ingénieurs. Mon plus jeune frère, Daniel, dessine et écrit. Ils sont peut-être tous un peu artistes.

 

C. : Quelle est la taille originale des dessins qui figurent dans l’ouvrage ? Avez-vous déjà fait une exposition

B. L. : Je n’ai pas fait de très grands dessins. Non, je n’ai jamais fait d’exposition, peut-être un jour si ça vient. On ne sait pas très bien ce qu’on fait dans la vie, on peut être dessinateur ou auteur de BD, pianiste, tennisman. J’ai un peu touché à tout étant jeune et le cinéma m’a happé et j’y suis resté en laissant un peu tomber les autres choses. J’ai néanmoins continué à écrire beaucoup. C’est un journal qui contient des idées de films, des morceaux d’agenda, des notes qui ont sûrement servi à des films, des dessins. Je n’ai pas toujours dessiné, ça me vient parfois.

 

C. : Dans le "Petit Boris illustré", il y a toute une collection de sacs en plastique.

B. L. : Ce sont des collections, j’ai commencé à jeter des choses et avant de les jeter, je les ai photographiées ou scannées. Tout le monde collectionne quelque chose, des poupées, des emballages de sucre. J’ai voulu mettre des choses plus singulières comme mes cheveux, mes ongles, ce sont des morceaux de mon corps que j’ai toujours eu du mal à jeter.

 

C. : Il y a un peu d’ironie de votre part dans l’ouvrage, non ?

B. L. : Oui, je ne me prends pas au sérieux et je ne voudrais pas que le livre le fasse. Mais sous les jeux de mots et les amusettes, il y a quelque chose comme dans mes films. L’autodérision, l’ironie, l’humour m’ont toujours accompagné dans mon œuvre.

 

C. : Quelle a été la partie la plus importante dans cet ouvrage ?

B. L. : Je ne sais pas. On part de l’idée que tout doit y figurer. Le titre a changé plusieurs fois. Le « Petit Boris illustré » fait évidemment référence au Larousse illustré. On ne lit jamais un dictionnaire du début à la fin, on lit des morceaux, on peut commencer par la fin, le milieu, on le feuillette. Ça me convient. L’objet est fait donc on ne reviendra pas dessus.

Les 90% des documents sont faits par moi. Il y a quelques rares textes d’autres personnes mais l’ensemble est de moi. Même les photos, je me mets en scène.

 

C. : On ressent une belle complicité entre l’éditeur et vous.

B. L. : On se connaît depuis 40 ans. Il a fait les affiches, les coffrets DVD, les livres qui accompagnaient les films. C’est le premier vrai livre qu’on fait ensemble. Il y a une complicité, une complémentarité. Avec Guy Jungblut, nous n’avons pas les mêmes idées. Cela peut être parfois conflictuel mais c’est toujours très positif. C’est un génie de la mise en page. Le contenu vient de moi mais les choix effectués ont été faits ensemble. Il donne son avis.

 

C. : D’où vient cette idée de livre ?

B. L. : C’est difficile de dire d’où ça vient. C’est pareil pour les films que j’ai faits. Ils peuvent venir d’un rêve, d’une conversation, d’un autre livre qu’on a vu. Je pense que c’est quelque chose qui devait venir naturellement après cette collaboration qui durait depuis tant d’années. On ne s’est pas posé de questions sur le temps que ça allait prendre, combien ça allait coûter, de l’allure générale de l’objet.

En général, l’auteur vient avec son texte et l’éditeur le met en page. Ici, je n’avais rien donc je lui apportais des choses. Je suis venu avec 2000-3000 cartes postales, on devait les classer par pays, par personnes. On était submergé par la masse. Il voulait faire le monde entier, c’était possible mais ce n’était pas l’idée. À un moment, il y a trop et il faut réduire. On va de cette masse vers quelque chose de réduit. Vingt cartes postales, ça va pour tout le reste qui n’est pas publié. On a fait des petits choix dans ce livre comme pour les photos de groupes, les photos de femmes. Il y a déjà sûrement une harmonie dans mes images mais il y a aussi une harmonie dans la mise en page de Guy qui choisit et qui les met ensemble. On met ensemble des visages qui ne sont pas ensemble dans la réalité. C’est le livre qui les met ensemble comme quand je fais un film.

 

C. : Et la couverture de l'ouvrage ?

B. L. : C’est Hélène Taquet, une autre graphiste, qui l’a réalisée. L’idée venait de moi. Guy ne voulait pas la prendre en charge mais il a accepté mon choix.
Bruxelles est le cœur et je suis une personne nomade. On n’a pas pu mettre toutes les villes, il a fallu choisir. J’ai réalisé des dessins qui ne sont pas vraisemblables et c’est relié comme des artères, comme la circulation dans les villes. Il s’agit des lieux où je vais et où je reviens. La quatrième de couverture renferme des objets qui m’accompagnent : l’appareil photo, la raquette de tennis, la bouteille de vodka. Il a fallu aussi faire un choix.

 

C. : Pourquoi Barcelone ?

B. L. : J’y suis allé quelques fois. C’est une ville où j’ai des amis, des projections. C’est un lieu important. Ce ne sont pas les lieux où je projetais des films. J’ai beaucoup voyagé grâce au cinéma et j’ai fréquenté des festivals prestigieux (Berlin, Cannes, Locarno, Montréal) mais ces dernières années, je suis plutôt allé du côté d’endroits plus marginaux Marseille, Barcelone, Porto, Bourges, c’est le réseau où je circule, où je peux montrer mes films et où j’ai des amis. Cette géographie est importante pour moi. Beaucoup de mes films sont évidemment centrés sur la Belgique et Bruxelles. La question de nationalité, je l’ai toujours un peu rejetée. La belgitude m’énerve aujourd’hui, mais tout ce que j’ai fait est bien ancré dans mon village, Bruxelles, car je le conçois comme un village où j’ai des amis. Mais aujourd’hui, cette notion est un peu dévoyée, ça devient le folklore et ce n’est pas l’image que j’ai envie de donner.

 

C. : Pourquoi avez-vous choisi le musée Art et marges pour nous rencontrer pour cette interview ?

B. L. : C'est un lieu qui me définit aussi. Je vais dans des lieux où je me sens bien. Ce n’est pas lié à la ville, ça s’est fait au hasard des rencontres de ma vie. J’étais aussi à l’origine du musée Art et marges avec Françoise Henrion, la fondatrice. Au départ, c’était inspiré de la collection de l’Art brut de Dubuffet. Ces musées d’Art Brut ont essaimé en France puis en Belgique. Quand je travaillais au club Antonin Artaud, j’étais en lien avec les mouvements psychiatriques et artistiques qui étaient liés comme la maison du docteur Guislain à Gand, un hôpital à Tirlemont. J’ai toujours été attiré par les fous, les marginaux, les sans-noms, les singuliers, les cas du cinéma ou d’ailleurs.

 

C. : Vous vous définiriez comme quelqu’un de singulier ?

B. L. : Oui, c’est un miroir de moi-même. Avec ce livre, j’aimerais parler à l’Autre. J’aimerais que tout le monde s’y retrouve. Je ne collectionne rien d’exceptionnel, il s’agit d’objets usuels que tout le monde peut avoir. Comme dans mon film, Choses qui me rattachent aux êtres (2010). Tout le monde peut faire ce film, tout le monde a ces objets chez soi. On est fait des morceaux de tout le monde.
Je parle aussi de Cinélibre, une petite aventure issue de mai 68, des mouvements de cinéma différents, engagés. Après, tu te détaches de ça parce que tu vis d’autres expériences. Ce sont des souvenirs. Je l’ai intégré comme ça dans le livre car je ne suis pas un romancier qui va écrire sa vie à une époque.
J’ai parfois mis du temps à trouver les documents auxquels je pensais et je ne les ai pas tous trouvés. Je ne pouvais pas compiler mes 300.000-400.000 photos. Il y a aussi beaucoup de choses perdues lors des déménagements. Il n’y a pas de rubrique déménagement dans le livre mais la rubrique « lieux » qui montre bien que j’ai beaucoup bougé.

Il y a toujours eu la quantité qui m’a toujours écrasé mais qui a beaucoup compté dans mes films. À partir de Babel, il y a une accumulation, quelque chose de l'ordre du trop-plein. J’ai toujours fonctionné en ne jetant rien. Mais la collection finit par t’écraser et te submerger. Tu n’as plus le temps de trier. Donc, on essaie de se débarrasser, de s’enfuir ou de laisser ça à d’autres. J’ai exilé une partie de mon œuvre dans d’autres contrées. On pense toujours à l’avenir, à la posthumité mais on prend toujours du recul par rapport à ça. Maintenant que le livre est fait, il m’échappe. Je pense à la suite.

 

C. : Dans la partie « Testament », vous dites « Débrouillez-vous avec ce que je vous laisse ».

B. L. : Déjà dans le film Funérailles, j’avais écrit mon testament. J’ai toujours eu envie d’être connu (sélectionné dans un festival, avoir un retour du public) mais en même temps je m’en fiche, le film est fait, il fera son chemin. Je les vois comme des bouteilles jetées à la mer qui arrivent quelque part ou non. J’ai aussi pensé mon cinéma comme ça. Certaines sont bien arrivées.

 

C. : Vous avez facilité la vie de votre biographe.

B. L. : Je ne sais pas. Les gens qui parlent ou écrivent sur moi regardent sur Wikipédia. Souvent, les uns copient des autres et il n’y a rien de nouveau. C’est pour cela que je n’ai jamais pris la critique au sérieux. Au début, on veut une bonne critique, du succès mais après un certain temps, ça n’intéresse plus. Avant, je côtoyais des grands critiques mais aujourd’hui, ça m’importe moins.

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