Cinergie.be

Histoire de détective, Charles Dekeukeleire (1929)

Publié le 19/03/2024 par Basile Pernet / Catégorie: Critique

Figure emblématique du cinéma belge d’avant-garde, Charles Dekeukeleire sort Histoire de détective en 1929, son troisième film, prolongeant la veine surréaliste exploitée avec son premier succès : Impatience. Récit d’investigation à la première personne, ce film aurait été constitué à partir d’images filmées par un certain détective T, ami du narrateur et engagé par une femme pour surveiller les agissements de son mari. Nous voici donc partis au cœur du mystère, psychologique et artistique, qu’instaure Charles Dekeukeleire par ses effets de style, malmenant à loisir les ressorts structurels d’un genre qui a vu le jour en même temps que le cinématographe : le film d’espionnage.

 

Ce film fait partie de la collection de cinq films du même auteur à découvrir sur le site de Avila

Histoire de détective, Charles Dekeukeleire (1929)

Lorsque Charles Dekeukeleire démarre le tournage de son film, le son commence tout juste à apparaître au cinéma, pour la première fois en 1927 avec Le Chanteur de jazz, d’Alan Crosland. Le choix de Dekeukekeire de conserver le muet fonctionne avec l’atmosphère du film d’espionnage, avec cette filature discrète et ininterrompue, se frayant un chemin dans l’intimité d’un couple. En outre, l’habileté du réalisateur consiste à imbriquer des images qui convoquent des sons. Un plan sur un vieux tourne-disque suffit à laisser imaginer au spectateur la musique de son choix. De même, le ronronnement continu des vagues n’a pas besoin d’être retranscrit puisque l’image d’un plan sur la mer silencieuse suffit à le suggérer. En somme, Dekeukeleire anticipe les mécanismes sensoriels et imaginatifs à l’œuvre dans l’esprit du spectateur, il lui laisse une place active dans la construction du film, mais ce dernier l’adopte inconsciemment. Il est donc intéressant d’observer les différents procédés, même rudimentaires pour certains, qu’exploite le cinéaste pour transporter le spectateur. 

Par ailleurs, la grande variété dans les techniques de prise de vues et de montage consolide des intentions de réalisation proches du reportage documentaire : une majorité de plans à l’épaule, fixes et en mouvement, de plans décadrés. Ces procédés favorisent l’impression d’un film en mouvement, sans artifices de mise en scène, avec une seule prise par plan. C’est ce dont nous avertit le narrateur en ouverture du film : « [Ce film] est une série de documents psychologiques. Je n’ai pas voulu les raccorder par des images fantaisistes, car tout développement enlèverait au travail de T sa valeur expérimentale ». Ce caractère expérimental fonctionne aussi sur le plan énonciatif puisque la figure du détective s’estompe avec celles du narrateur et du spectateur, si bien que la caméra devient un certain regard, intrinsèquement multiple. 

Soutenue par une démonstration qui se veut rationnelle et argumentée, l’enquête du détective T s’engage dans une série de péripéties à travers le paysage belge. Tandis qu’on se demande parfois si le détective ne se perd pas un peu dans ses errances, le film prend les allures d’un genre qui n’a encore pas été défini et codifié : le road movie. Ainsi l’on sillonne les chemins et les rues, de la campagne à la ville, et l’on se perd dans le dédale des rues de Bruges, entre une église et un bâtiment industriel. Le film prend même des allures de cartes postales, de carnet de voyage. Dekeukeleire semble explorer la succession des états d’âme qu’engendre cette errance policière, allant chercher des effets de zoom psychologique, de fondu enchaîné, de montage parallèle centré sur la valeur symbolique des plans. Tout ce matériel visuel conduit à une dramatisation de certains moments du récit, pour étoffer l’enchaînement narratif et le suspense. Les interventions du narrateur au moyen des panneaux noirs poursuivent la même volonté : avertir le spectateur et le soutenir – parfois ironiquement – dans son expérience cinématographique (« Ce film contient de nombreuses lacunes si on ne veut y voir qu’une histoire comme tant d’autres »). Ces avertissements peuvent porter la marque de l’humilité du créateur (« À certains moments, un grand afflux de voyageurs, des bousculades, rendirent les prises de vues très difficiles. Qu’on excuse le manque de netteté »). Certaines ont également un aspect télégraphique (« T détective amateur. Emploie l’appareil de prises de vues comme un instrument d’investigation »), tandis que d’autres sont tout bonnement humoristiques et soulignent l’esprit d’autodérision (« où l’enquête de T devient vraiment intéressante »).

Histoire de détective est un film empli de joyeuses surprises, expérimental et détaché des contraintes cinématographiques que les artistes rencontraient à cette époque. Avec sa portée documentaire, il ouvre le champ à de nouvelles conceptions narratives et stylistiques.  

Tout à propos de: