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Interview Julia Ducournau, réalisatrice de Titane, Palme d’or Cannes 2021

Publié le 23/07/2021 par Kevin Giraud et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Avec Grave, Julia Ducournau signait, en 2016, un premier long-métrage aussi intime que puissant, pierre angulaire du cinéma de genre franco-belge de ces dernières années. Titane, son deuxième film encore plus personnel, s’annonçait comme un voyage encore plus fou dans l’univers de cette réalisatrice. Et puis, Cannes est passé par là. Rencontre à Bruxelles avec cette cinéaste hors du commun mais toujours très humble, Palme d’or 2021, et retour avec elle sur sa passion pour le 7e Art.

Cinergie : Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ? Qu’est-ce qui vous anime dans le processus d’écriture ?

Julia Ducournau : Il y a écrire pour le cinéma, et faire du cinéma. Pour moi, ça s’est passé en deux temps. J'écris depuis toujours. Depuis toute petite, j’ai toujours aimé raconter des histoires. J’étais le genre d’enfant qui racontait des histoires à ses parents avant d’aller au lit, et pas l’inverse, et ça ne m’a jamais quitté. Pour ce qui est du cinéma, c’était déjà très ancré dans le milieu familial. Mes deux parents sont de grands cinéphiles et ils m’ont transmis cette culture cinématographique, avec une grande variété de découvertes déjà assez jeune, et une belle ouverture. Alors quand j’ai entendu parler de la Fémis à l’adolescence, je me suis dit pourquoi pas devenir scénariste. En tout cas, cela collait à mon amour pour raconter des histoires, mon amour pour l’écriture.

Peut-être un peu innocemment, je croyais à l’époque que raconter des histoires c’était simplement les écrire. Mais après quelques mois, et des premiers tournages que nous avons réalisés en tronc commun avec les autres filières, j’ai réalisé deux choses : premièrement que dans mon écriture, il y avait aussi des réflexions sur les cadrages, sur les plans, et que c’était quelque chose de déjà ancré en moi ; deuxièmement, que le processus d’écriture se poursuivait au-delà du scénario. En fait, tu réécris avec tes axes, avec ta lumière, avec tes acteurs, c’est une continuité. Et c’est à partir de là, à 20 ans, que j’ai su que je voulais être cinéaste. 

 

C. : Grave, votre premier long-métrage, a été un grand succès d’estime et un franc succès critique. Comment enchaîne-t-on après une telle expérience ?

J. D. : Avec beaucoup d’angoisses. Déjà l’angoisse liée aux attentes extérieures bien sûr, mais surtout j’avais très peur de ne pas aimer mon deuxième film autant que j’ai aimé Grave. Dès que j’essayais de penser à une autre histoire, ou de coucher une idée sur le papier, je comparais à Grave. Ce qui est d’une absurdité totale bien sûr, parce que Grave était terminé, le projet était fini, et vous savez à quel point on réécrit le scénario à travers le processus de création du film. Le résultat final a bien sûr à voir avec le texte original, mais il a évolué. Bref, comparer comme je le faisais une ébauche de scénario à quelque chose de déjà terminé, ce n’était que paralysant, c’est stérile comme truc, même si je ne pouvais pas m’en empêcher.

J’avais écrit une première ébauche assez tôt, notamment parce que je voulais essayer de sortir de Grave, et cette première version faisait 190 pages. Indigeste, illisible, c’était vraiment une évacuation de toutes les choses qui m’habitaient à l’époque. Le fil rouge de Titane était déjà présent, et le trio de personnages, mais tout le reste était boursouflé, inachevé.

Et puis, un an de page blanche. Grave était toujours dans ma vie, on était en pleine saison des prix, c’était compliqué de le lâcher. Revenir sur un monstre de 190 pages, ce n’est vraiment, vraiment pas attrayant. Donc, paralysie totale.

Ce n’est qu’après une année, et après en avoir fini avec Grave, que j’ai pu finalement revenir au projet. Toujours un peu pétrifiée, mais également nourrie de cette peur que j’avais eu pendant tout ce temps de ne plus jamais réussir à écrire quoi que ce soit. À un moment, j’ai pris sur moi, j’ai réussi à mettre de côté toutes les attentes extérieures, j’ai fait le film que j’avais envie de faire. Je voulais aimer Titane pour ce qu’il allait être, et pas par rapport à autre chose. Et c’est comme ça que j’ai réussi à me relancer dans le projet. Mais je ne vais pas vous mentir, ça a été très douloureux.

 

C. : Est-ce que votre expérience américaine sur la série The Servant a modifié votre façon de travailler sur un plateau, de gérer vos tournages ?

J. D. : Pas vraiment, j’ai une manière bien à moi de fonctionner qui colle bien à mon rythme intérieur très speed, très cash, et c’est resté. C’était juste avant le tournage de Titane, donc j’avais un peu peur que l’enchaînement des deux prépas et tournages me fasse finir en burnout, mais finalement ça a été libérateur. Après si longtemps sans avoir mis les pieds sur un plateau, cette expérience m’a vraiment remise dans le bain, et je me suis éclatée. D’autant que les équipes et les studios étaient d’une tout autre dimension que celles avec lesquelles j’étais habituée à tourner pour mes budgets en Europe. Rien qu’à la déco, il y avait cent personnes, c’était impressionnant. Night [Shyamalan] m’avait donné carte blanche, j’ai vraiment pu me laisser aller et tenter plein de choses, de matériels différents. Sans compter le fait que le rythme de tournage très dur et très intense des américains me convenait bien aussi.

Finalement, je suis arrivée après sur Titane avec beaucoup plus de confiance en moi, et de nouvelles envies au niveau technique, pour aller plus loin dans mon cinéma.

 

C. : Vous aurez envie de retenter l’expérience sur d’autres projets outre-Atlantique ?

J. D. : Oui, avec grand plaisir. Je resterai toujours en France ou en Europe pour de nombreuses raisons, mais je pense que les systèmes sont tellement différents qu’il ne faut pas forcément choisir l’un ou l’autre. Ici, j’ai l’assurance de ne jamais être empêchée dans mon geste créateur. J’ai le final cut sans même avoir à le demander, mon producteur me fait confiance, je n’aurai jamais de restrictions de casting. Par contre, les budgets sont plus serrés. Aux États-Unis, tu peux avoir des plus grosses enveloppes, on va tout faire pour te faciliter la vie, mais par contre tu auras moins de libertés créatrices. Je pense que c’est une question de projet, il y a des films qui s’y prêtent plus, d’autres moins, il faut savoir pourquoi tu y vas.

Pour Titane, où c’était une question de vie ou de mort pour moi, un projet très personnel, je n’allais pas aller là-bas pour le faire. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas aller tourner aux États-Unis et raconter de belles histoires, c’est juste une question d’état d’esprit.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’en France et en Belgique, on a une sorte d’Eldorado du cinéma de genre. Son histoire est encore très jeune, il y a très peu de productions et encore beaucoup à faire, alors que là-bas c’est tellement ancré. Il y a énormément de cinéastes qui font du genre, et qui le font très bien. De mon côté, je préfère travailler dans un milieu en construction plutôt que d’aller ailleurs où c’est déjà fait. Mais pour des incursions, pourquoi pas.

 

C. : Justement, comment portez-vous cette “responsabilité” de faire partie du renouveau du cinéma de genre en France et en Belgique ?

J. D. : [Rires]. Je ne la porte pas, parce que je n’y pense pas. Sinon, je me retrouverais à nouveau dans des blocages, au moins pendant dix ans, donc je préfère éviter. C’est une analyse que je préfère laisser aux journalistes et aux spécialistes du genre. Si moi, je me mets à y réfléchir, je suis morte, ce n'est pas la peine.

 

C. : Pour Titane, on a beaucoup parlé des inspirations du cinéma de Cronenberg, mais avez-vous d’autres influences pour ce projet ?

J. D. : Cronenberg, c’est plus qu’une influence, c’est quelqu’un dont le travail a formé mon esprit à un moment où il était totalement en construction. Mon adolescence de cinéma s’est forgée avec lui, dans une phase où je suis sortie du goût de mes parents, du goût de mes amis, et où j’ai trouvé des choses qui me parlaient à moi. Ce qui est d’autant plus drôle avec Cronenberg, c’est que lorsque j’ai découvert ses films à 15-16 ans, je trouvais ça magnifique et ça m’a émue au plus haut point, alors que d’autres trouvaient ça soit ringard, soit monstrueux, soit dégueulasse. De mon côté, je trouvais ça somptueux, tellement fort, j’avais l’impression que ça parlait de moi. En cela, cette découverte a été fondatrice, ça m’a vraiment aidé à former mon esprit et ça m’a éduquée. Je pourrais aussi vous parler de l’importance de Frankenstein de Mary Shelley, ou des Histoires extraordinaires de Poe, et tous les autres choix et découvertes qu’on fait dans la vie. Ou encore Nan Goldin en photographie, une personne qui m’inspire et m’influence énormément et vers laquelle je reviens systématiquement. Vous ne le voyez peut-être pas dans le film, mais moi je sais ce qu’elle me fait ressentir, et je sais que je veux transmettre cette même émotion à tel instant de mon film.

En fait, je pense que ce qu’on appelle les influences ce n'est pas essayer de refaire. C'est plutôt reproduire et partager des émotions qu’on a pu éprouver devant une œuvre, quelque chose de tellement fort qu’on aimerait pouvoir faire ressentir la même chose à ses spectateurs.

 

C.: Vos films sont assez peu loquaces, mais très organiques. Est-ce que pour vous, le cinéma peut se passer de mots ?

J. D. : Oui. Pour ma part, je crois tellement aux outils du cinéma, au son, aux effets spéciaux, aux acteurs… parfois les mots me paraissent plus de la littérature que du cinéma qui empêcheraient les sensations, les émotions. qu'ils soient superflus. Bien que j’aurais peur de faire un film sans mots. Ce serait trop abstrait, trop expérimental. Mais c’est vrai que quand j’écris, j’essaie toujours d’aller jusqu’au bout de l’image, de tout ce qu’elle peut nous raconter sur les enjeux, les émotions, les personnages. Et si j’ai l’impression que quelque chose manque, alors j’ajoute des mots. L’image passe toujours avant.

 

C. : Dans Titane, vous alternez séquences d’une violence inouïe avec moments de rires. Comment gérez-vous ces changements de rythmes, sans décrédibiliser aucunement l’un ou l’autre ?

J. D. : C’est plutôt instinctif. Dans la vie, j’aime bien l’humour noir, je l’utilise souvent même dans des situations dures, et donc cela s’intègre assez naturellement à mon écriture. Quand tu sors d’une scène très très intense comme celle de l’avortement raté par exemple, j’ai tendance à vouloir - tout en restant dans la cohérence du récit - faire dérailler l’ensemble. Et d’ailleurs, ça ajoute une dimension supplémentaire au personnage, ça l’humanise. Jusque là, on était plutôt extérieur, sans avoir pu vraiment être avec Alexia, et là d’un coup cet enchaînement fait qu’on est avec elle, on comprend son ras-le-bol. L’humour vient à la fois naturellement, mais aussi stratégiquement, ça permet de créer de l’empathie avec elle. Et c’est ça qui renforce le personnage, et le film.

 

Images et montage : Vinnie

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