Cinergie.be

Isabelle Stengers. Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre, de Fabrizio Terranova

Publié le 16/11/2023 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Les relayeurs 

« Nous n’avons pas besoin de cités modèles, nous avons besoin d’un peuple ambulant de relayeurs »
(Deleuze et Guattari, Mille plateaux, éditions de Minuit)

 

Cinéaste et écrivain, Fabrizio Terranova avait signé en 2016 le passionnant portrait de Donna Haraway (Donna Haraway: Story Telling for Earthly Survival) déjà en compétition au BAFF. Avec ce nouveau film consacré cette fois à la philosophe belge Isabelle Stengers, il continue d’explorer l’avant-garde philosophique contemporaine, mais aussi cette question qui unit les deux philosophes que sont Haraway et Stengers et qui concerne très directement aussi l’art aujourd’hui, celle des « histoires » : car s’il nous faut désormais repenser nos manières d’habiter le monde (ce qui s’impose étant donné ce que Stengers nomme « l’intrusion de Gaïa »), cela ne peut se faire qu’en ouvrant nos imaginaires à d’autres possibles, d’autres façons de s’inscrire ici. Et comment le faire si ce n'est avec des nouvelles formes narratives pour se projeter autrement ensemble dans ce nouveau monde qu’il nous faudra bien envisager pour lui faire face et le construire demain ?

Isabelle Stengers. Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre, de Fabrizio Terranova

Alors Fabrizio Terranova nous installe en quelque sorte aux pieds de cette femme aux cheveux grisonnants, qui depuis son large fauteuil en cuir tout droit sorti d’un drôle de western, nous parle et nous raconte l’ancien et le nouveau monde. Figure vénérable et toujours prête à en découdre, qui fait résonner certains personnages fondateurs de cycle de SF ou d’héroïc fantasy (on pense à Robin Hobb ou Ursula Leguin). Et il radicalise encore le procédé qu’il avait déjà commencé à expérimenter dans son portrait de Donna Haraway. Là se mêlaient sans cesse à la réalité des entretiens filmés, les dimensions historiques des images d’archives, mais aussi celles plus contemplatives de la forêt ou d’autres intrigantes créatures marines venues flotter dans la cuisine de la philosophe. Peu à peu, son film précédent construisait un nouveau monde, immergeant le spectateur dans un univers trouble entre science-fiction et réalité. Ici, Terranova crée pour Isabelle Stengers un décor sur mesure presque post-apocalyptique dont il signale l’artificialité dès les premières images du film lorsque la philosophe, au premier plan, se laisse coiffer sur le plateau avant son entrée en scène. Mais loin de tout sensationnalisme, tout est ici plutôt affaire de sensations physiques.

 

Dans un bureau qui va d’une table couronnée d’un ordinateur jusqu’aux bibliothèques bourrées de livres, d’un canapé ici à un fauteuil là, des cendriers et des livres entassés partout, la nature est en train de se répandre et de reprendre ses droits. Entre les touches de l’ordinateur, les plantes poussent. Des fougères ont envahi la bibliothèque et la mousse recouvre le sol comme la tête du fauteuil où Stengers s’assoie face caméra pour raconter son travail, son parcours, mais surtout sa pensée philosophique. Des chats, messagers d’un autre monde, entre sauvagerie féline et caresse domestique, circulent sans cesse dans ce décor que le vent agite délicatement, où la lumière poursuit d’étonnantes courses qui vont du lever au coucher, parfois sans queue ni tête. Le souffle d’un son ou des musiques lancinantes construisent ce monde flottant, qui semble doucement dériver vers un ailleurs qui le grignote lentement. Dans ce décor donc où se trouble notre réalité quotidienne, où s’annonce peut-être quelque chose de demain, Stengers  raconte sa pensée que nous écoutons longuement, l’accompagnant dans ses cheminements. Ainsi le film nous plonge dans un exercice d’écoute, et l’entendre est passionnant, qui transporte et transforme nos modes d’appréhensions d’aujourd’hui. Et quand bien même on ne serait pas familier de sa pensée, il y a là, dans cette parole directe qui nous est adressée, de quoi rentrer dans cette vision et désirer s’y fondre toujours plus avant, à l’écoute d’une autre manière de raconter aujourd’hui et d’appréhender demain. Le statisme du procédé du plan fixe à l’écoute est contrebalancé ici par les lignes d’horizon que trace la philosophe ou dans les imperceptibles mouvements de caméra qui tendent l’oreille, dans les longs cours de plans contemplatifs qui bruissent de l’étrange lumière de ce milieu flottant entre nature et culture.

 

Dans cette réalité troublée souvent aussi d’écrans qui redécoupent le réel, de surimpressions qui hantent la matière du film, du commun se noue peu à peu à travers la figure d’une jeune fille qui vient traverser l’écran ou de ces voix de femmes, dignes des sorcières de l’ancien monde, qui chuchotent en tirant les cartes pour inventer d’autres manières d’accompagner les jours qui arrivent. Et si elle est le plus souvent seule à l’écran pour raconter sa pensée si riche qu’elle n’a jamais cessé de mettre en dialogue avec d’autres auteurs, Stengers s’adresse dans ce film à toutes et tous au pied de l’écran, là où la communauté des spectateurs va venir faire cercle autour de la conteuse et de son relayeur qu’est ici Fabrizio Terranova, donnant tout son sens au film et à sa quête de nouvelles manières d’inventer demain.

Tout à propos de: