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Ismaël Joffroy Chandoutis. Aller au-delà de l’image, écrire par le montage

Publié le 05/08/2020 par Katia Bayer et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Ismaël Joffroy Chandoutis est réalisateur. Il vit à Paris. Né à Lyon, il a suivi plusieurs cursus et a passé 8 ans en Belgique, d’abord à l’INSAS, en montage puis à Sint-Lukas, en réalisation. Après plusieurs films d’écoles remarqués dont le très percutant Swatted réalisé au Fresnoy (Tourcoing), il est revenu à Bruxelles pour terminer son premier court-métrage professionnel, Maelbeek  lié aux attentats du 22 mars 2016, en particulier celui de la rame de métro du même nom. Le film est sélectionné cette année à la Semaine de la Critique. On en a profité pour interroger Ismaël sur son parcours, son lien à Olivier Smolders, au montage, aux images, aux films brûlés et à ce drôle de Cannes 2020.

Cinergie : On le découvre. Tu as participé à l’époque au concours des jeunes critiques organisé par Cinergie. Tu as écrit autour du film  Les Géants de Bouli Lanners. Qu’est-ce que ça t’a apporté d’écrire sur un film ? 

Ismaël Joffroy Chandoutis : Ecrire sur un film, c’est déjà le voir plusieurs fois. C’est se poser vraiment la question de ce qui est essentiel dans un film. Ce que je trouvais intéressant dans  Les Géants, c’était la façon dont Lanners arrive à mettre en scène des adolescents à la dérive. Chez Bouli, le jeu d’acteurs est inné à sa formation et influence ses films. Et il a toujours une manière très personnelle de filmer des endroits de la Belgique. C’est ce regard-là qui m’avait touché. C’est là-dessus que j’avais axé l’écriture de la critique. 

Ecrire sur les films, c’est la première manière de me nourrir de ma passion. La critique m’a ouvert les yeux sur ce qui est essentiel dans un film. Pour moi, c’est vraiment crucial qu’on ressente avant tout les choses. Cet exercice critique, je l’ai transposé en salle de montage. À chaque vision, c’est une critique de film qui s’écrit.

 

Ismaël Joffroy ChandoutisC. : Tu as choisi deux écoles très différentes : l’INSAS en montage, côté francophone et Sint-Lukas, en réalisation, côté néerlandophone. Pourquoi ces écoles et ces spécificités ? 

I.J.C : J’ai entendu parler des écoles belges pour la première fois au Festival de Clermont-Ferrand. J’y avais découvert le cinéma d’Olivier Smolders avec Voyage autour de ma chambre. Je l’avais interviewé justement en tant que critique. Sa manière d’aborder le cinéma en travaillant davantage l’écriture au montage m’avait vraiment inspiré. Je me suis dit : “Waouh, par le montage, on peut aussi faire des films sans que ça requière toute une équipe de tournage, du temps et de la préparation !” J’ai voulu présenter le concours à l’INSAS en réalisation et en montage, on m’a demandé de faire un premier choix et j’ai choisi le montage.

 

C. : Pourquoi ?

I.J.C : J’ai senti que le montage serait l’endroit où j’apprendrais le plus, quitte à repousser la volonté de faire des films. Après la troisième année, j’ai préféré continuer à Sint-Lukas où mes amis m’avaient dit deux choses : « Tu pourras y parler anglais (utile pour moi en tant que Français) et on ne va pas t’imposer de dogme. L’école va plutôt t’aider à aller au bout de ce que tu as envie d’exprimer que ce soit un clip, une fiction, une comédie, une science-fiction, une animation ». Une autre différence, c’est qu’à Sint-Lukas, il n’y a pas de budget pour les films, on doit le trouver nous-mêmes. Ça a donné des choses très étonnantes dans ma promo : des gens ont fait des films avec 400 € et une personne a même réussi à tourner avec 80.000 € !

 

C. : Tu as choisi l’INSAS parce qu’Olivier Smolders y donnait cours ? 

I.J.C : Oui. Quand je l’ai interviewé, j’avais découvert qu’il y était professeur. Ça m’a donné envie de venir faire mes études en Belgique parce que je trouvais son cinéma assez singulier. Ça m’a vraiment conforté, le fait qu’on puisse faire des films à l’étape du montage, un peu à la Godard.

 

C. : Il t’a donné cours du coup ? 

I.J.C : Oui, on a aussi travaillé ensemble sur plusieurs projets.

 

C. : Qu’est-ce qui l’intéresse dans ton travail ? Vous faites quand même des choses très différentes. 

I.J.C : On discute énormément de montage. On se demande comment transmettre le mieux possible des idées extrêmement intimes et personnelles pour que ça devienne quelque chose de vraiment universel. Personnellement, je trouve que son cinéma est accessible, je ne trouve pas du tout qu’il soit élitiste bien qu’il puise dans la littérature, la peinture et l’histoire. C’est un cinéma qui est touchant et qui a de l’humour. Ce que j’apprécie aussi avec Olivier, c’est qu’on ne parle pas que d’éléments techniques de montage, on dérive sur d’autres choses qui finalement nous font prendre la bonne direction au montage.

 

C. : Tu t’intéresses à la mémoire virtuelle, à la technologie. Quelles sont les thématiques que tu as envie de continuer à explorer ? 

I.J.C : J’ai toujours envie de regarder ce qui se passe au-delà de ce qui se présente spontanément à moi. L’idée est de ne plus composer seulement avec les images, mais d’aller explorer dans l’image, d’être dans l’intra-image au montage. Quand je pense l’image, je la pense toute seule, sans son ni parole. C’est déjà tellement prenant de travailler une image animée pendant un mois, pour parfois ne garder que 10 secondes. Après, on ne va travailler que le son. Ensuite on les compose ensemble et on voit ce que ça donne et on réajuste. Et si ça bloque, on redécompose le tout. Parfois, regarder son film sans le son, c’est bien aussi et parfois juste écouter le son sans les images, ça peut beaucoup aider. C’est quelque chose que j’ai compris à “Doc Nomads”, une formation géniale mise en place dans trois pays, en Belgique (à Sint-Lukas), à Budapest et à Lisbonne dans un exercice : “Sound Before Image”. Avec la matière, c’est la même chose. Elle traverse même les films que je ne montre pas.

 

C. : Il y en a beaucoup ?

I.J.C : Oui, il y en a quelques-uns, il y en a que j’ai brûlés aussi. J’ai d’ailleurs envie de créer une performance d’un film que je ferais en une journée et que je brûlerais après l’avoir présenté au public, même de faire un festival de ça…

 

C. : Un festival des films brûlés ? 

I.J.C : Je pense que ça aurait son intérêt pour sacraliser à nouveau l’expérience d’un cinéma en public tel qu’on l’a défini avec les frères Lumière. Dans ce grand débat Covid de savoir s’il y a une viabilité d’avoir des festivals en ligne, je crois que la réponse est dans cette remarque.

 

C. : On ne pourra pas brûler les festivals de films online ! 

I.J.C : C’est ça (rires) ! Il y a bien Burning Man, on peut bien faire Burning Film !

 

C : Dans tes films, tu t’intéresses à des événements réels. Pourquoi travailles-tu à partir de cette base ? 

I.J.C : Je pense que ce qui m’intéresse avec le cinéma, c’est l’idée de faire des rencontres. Au départ, je voulais être journaliste, mais l’accélération qu’implique les publications digitales m’en a découragé. L’idée de la rencontre m’a incité à aller vers le documentaire.

 

C. : Quel a été le point de départ de ton film Maelbeek ? 

I.J.C : Pour Maelbeek , c’est un process qui a été très long. Il y a eu des moments où j’ai beaucoup travaillé dessus et d’autres où j’ai mis des pauses car le sujet était très lourd et proche de moi. Je l’ai commencé pendant les attentats mais ce n’était pas exactement le même sujet. Ce qui m’intéressait, c’est le phénomène médiatique après un attentat, avec tous ces camions régie qui arrivent en bas de chez toi et qui répètent toujours la même chose.

 

C. : Tu étais à Bruxelles au moment des attentats ? 

I.J.C : Je revenais de Roumanie le 21 mars 2016 et j’attaquais le lendemain un montage pour un long-métrage à la station de métro Pétillon en partant de la Gare centrale à 9h30. En général, je prends mon métro à 8.50. J’avais fait un workshop très intense en Roumanie donc j’avais proposé à la réalisatrice de décaler le rendez-vous à 11h. Quand je me suis réveillé le matin, en ouvrant mon portable, j’ai reçu des notifications qui ne s’arrêtaient plus pour me demander où j’étais parce que les gens savaient que j’avais ce rendez-vous. 

À cette époque, j’ai réfléchi au décalage entre ce qu’on vivait ici, chacun à sa manière, et ce qui était vu à travers les écrans que ce soit les réseaux sociaux ou la télévision. Je sentais qu’il y avait cette urgence d’informer alors que pour moi, la force du cinéma, c’est de prendre le temps. 

J’ai voulu rencontrer des gens qui étaient liés aux attentats. J’ai rencontré autant de personnes qui étaient dans la communication, par exemple David Cunel, la première personne à tweeter sur ce qui s’était passé à Zaventem, que Sabine qui a vécu les attentats en se réveillant trois mois après sans comprendre ce qu’elle faisait dans un hôpital. On lui a dit : “Vous avez survécu à un attentat, la plupart des gens dans la rame sont soit blessés, soit morts”. Elle, elle n’a aucune image d’un événement qui a été surmédiatisé et dont tout le monde autour d’elle a des images. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il y avait un film à faire. Quand elle m’a proposé qu’on se rencontre en me disant qu’on pourrait parler de cette absence-là, je me suis dit qu’il y avait un point d’entrée intéressant, mais ça a quand même été une énigme pendant un bon bout de temps. J’ai décidé d’arrêter le projet, j’ai pensé que je ne pouvais pas le faire dans le cadre de mes études au Fresnoy et j’ai fait  Swatted. J’ai voulu reprendre ce sujet quelques années après, avec du recul. Je pense que cette distance-là m’a aidé. Ce qui a été utile aussi, c’est d’avoir travaillé avec quelqu’un à l’écriture, pour croire dans le potentiel de cette histoire. C’est important de ne pas être seul sur des choses assez intimes et personnelles.

 

C : Le sujet est hyper fort, chargé émotionnellement. Il y a des images qui sont très puissantes aussi, des images qu’on pourrait hésiter à mettre dans un film. Comment choisis-tu d’incorporer des images que tu ne crées pas mais qui sont déjà là ? 

I.J.C : Ce travail avec les images d’archives a été une longue recherche. J’ai dû regarder autant les images de Zaventem que celles de Maelbeek parce que l’origine de mon projet, c’est de réfléchir à la circulation des images, surtout les images d’amateurs sur les réseaux sociaux, pas juste celles des télévisions. 

Quelle est la première image que reçoivent les gens ? Ce n’est plus la télévision pour beaucoup d’entre eux. Je m’autorise à mettre des images assez violentes dans ce film dans le sens où ce sont ces images qui permettent à Sabine de se reconnecter avec sa mémoire. Si j’étais en dehors de son point de vue, je ne pense pas qu’elles seraient forcément nécessaires ou intéressantes. Mais ici, il s’agit de regarder, scruter n’importe quelle image pour essayer de faire revenir le souvenir. L’autre enjeu, c’est de montrer sa recherche active à travers ces images-là. Qu’est-ce qu’on fait pour informer et témoigner de cette mémoire-là ?

Il y avait eu ce débat avec une femme qui avait été photographiée dans la poussière suite à l’attentat à Zaventem et on avait dit que c’était ignoble de la prendre en photo. Il faut lire la réponse de cette femme qui pour moi est extrêmement intéressante. Elle dit : “Je ne me souvenais même pas de ce moment-là, c’est grâce à cette photo que je peux me souvenir réellement de ce qui s’est passé. Je n’ai pas ce mécanisme d’auto-défense qui rejette cette image”. Ces images sont importantes et le contexte doit se réfléchir. C’est peut-être pour ça que j’ai mis 4 ans à le faire...

 

C : Le film est sélectionné à la Semaine de la Critique. Le film ne sera pas montré à Cannes mais une première aura lieu à la Cinémathèque française à Paris. Le circuit du film ne sera pas classique. Comment vois-tu les choses par rapport à cette sélection ? 

I.J.C : Cette sélection à Cannes en plein Covid en 2020, c’est assez particulier. On a la chance avec la Semaine d’avoir quand même une projection physique prévue mi-octobre à la Cinémathèque de Paris. Je trouve qu’ils ont fait un travail d’accompagnement formidable. 

J’ai toujours adoré leur sélection, c’est un cinéma avec un spectre assez large de genres, de manières d’aborder le cinéma et le lien avec la critique me fait très plaisir. On verra bien ce qui se passera avec les festivals, si on est en ligne ou pas, mais l’important pour le film, c’est qu’on en parle, qu’il puisse être programmé dans des lieux physiques, qu’il soit accompagné de débats, qu’on sorte des écrans parce que justement le film parle lui-même d’une mémoire qui n’est vécue qu’à travers les écrans, le digital, les pixels, quelque chose de plat. À un moment, on en voit les limites. Le sujet de Maelbeek est assez fort, social, il mérite de se réunir. 

Le jour où le film devait être montré à Cannes, j’ai fait ma petite promenade sur la Croisette en me baladant sur Google Street View et ça m’a suffi. Une copine m’a envoyé une photo de son chien sur les marches de la section Un certain regard, au moins elle était là, le chien aussi, ça m’a fait plaisir !

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