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Aurel : ”Le cinéma me permet de répondre à une frustration que j’ai depuis toujours dans le dessin : le fait qu’il n’y a pas de son, de musique, de voix”

Publié le 25/01/2021 par Constance Pasquier et Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

Le premier métier d’Aurel est celui de dessinateur de presse. Après un premier court réalisé en 2011, il a imaginé son premier long-métrage il y a 10 ans : Josep. Le film s’intéresse à Josep Bartoli, un dessinateur de presse catalan, combattant anti-franquiste ayant fui la guerre civile espagnole avant de se retrouver en 39 parqué en France dans un camp de réfugiés. Confronté au racisme, à l’incertitude et à la solitude, il trouve refuge dans le dessin avant de déposer les armes en 95, à New York.

Le film, fruit de 10 ans de travail et de recherches, a été sélectionné à Cannes en mai 2020. La presse internationale a récompensé le film à la 26e cérémonie des Lumières (Meilleur Film d’Animation et Meilleure Musique Originale/Sílvia Pérez Cruz). Il a également reçu le prestigieux Prix Louis-Delluc du meilleur premier film et a reçu le César du meilleur film d'animation 2021. En Belgique, le film a été diffusé en octobre au FIFF en présence du réalisateur (où nous l'avons rencontré) et en février à Anima. Il sortira en salles dès que possible.

Dans cet entretien réalisé au dernier festival de Namur, Aurel revient longuement sur son parcours d’autodidacte, sur le dessin de presse, sur son obstination, sur sa préférence pour le feutre plutôt que le crayon et sur l’impact des dessins de Josep Bartoli, matière intégrante de son film.

 

Cinergie : Avant Josep, vous avez co-réalisé un court, Octobre Noir ou Malek, Saïd, Karim et les autres... C’était en 2011. Qu’est-ce que ce projet a représenté à l’époque comme premier jet en tant que réalisateur ? 
Aurel : Octobre noir, c’est en effet une première incursion dans le milieu du cinéma et de l’animation mais ce projet est très lié à mon travail de dessinateur de presse. Florence Corre, la réalisatrice et scénariste du film est venue me chercher parce qu’elle a vu un de mes reportages dessinés pour la revue XX1. C’est mon travail de dessinateur de presse et de reporter qui l’a intéressée. On parle, à travers ce film, d’un fait, d’un moment historique récent de la guerre d’Algérie très peu connu. Je suis à la croisée de chemins : ce n’est pas un documentaire mais une fiction basée sur des faits historiques. On m’a proposé de le faire parce que je suis dessinateur de presse et parce que j’ai une approche particulière du dessin et de l’image.

 

C. : Qu’est-ce que vous avez appris dans la presse ?
A. : Des tas de choses (rires) ! J’ai fait mes armes comme dessinateur grâce à la presse. Je n’ai pas de formation, je suis vraiment autodidacte : dans le dessin comme dans le journalisme. Pour Octobre noir, c’est encore lié à un apprentissage différent, celui du reportage graphique que j’ai appris en partant sur le terrain avec des journalistes, notamment avec Pierre Daum. On est parti en Algérie où on a beaucoup travaillé. C’est un apprentissage vraiment phénoménal que le métier de journaliste sur le terrain. Au niveau du dessin, ça se concrétise en une rapidité d’exécution, à une rigueur liée à tout travail dans la presse.

Moi, j’ai commencé en faisant du croquis d’audience. Je me suis très vite fixé comme règle d’arrêter de dessiner au crayon. Je dessinais au feutre pour être sûr d’avoir un trait juste, tracé d’un seul geste. Avant, je me perdais avec le crayon sachant que je pouvais gommer derrière, je ne finissais presque aucun dessin. J’ai pris cette décision de ne dessiner qu’au feutre pour le croquis d’audience. Pour le reportage, c’est pareil, je ne dessine qu’au feutre et je ne prends pas de photos. J’en prends uniquement pour avoir des notes visuelles, la mise en couleur, le souvenir d’une lumière, une couleur particulière, une ambiance. Mais le dessin, c’est sur le vif, le fait. C’est quelque chose que j’ai maintenu y compris dans mes dessins plus posés, réalisés à ma table à dessin. Je crayonne très peu. Je trace juste mes masses et je vais directement au feutre pour avoir le geste le plus vif et direct possible.

 

Josep, un film d'Aurel

C. : Dans Josep, il y a beaucoup d’esquisses : sur une tasse, un mur, une feuille, … Comment est-ce que dans vos films, vous décidez à quel moment le dessin est finalisé et à quel moment il est esquissé ?
A. : Si un dessin est plein de détails, bien léché, ça ne veut pas dire la même chose que s'il est esquissé en trois traits. S'il est plus léché, il va exprimer un moment plus calme, plus précis où on prend plus de temps. S'il est plus esquissé, direct, rapide, ça va exprimer plus d’urgence, de fragilité, peut-être plus de violence et de dureté aussi.

 

C. : Avez-vous envisagé Josep comme une BD ?
A. : Non, jamais. On l’a envisagé quand on n’arrivait pas à monter le film, mais ça aurait vraiment été un pis-aller. En fait, je n’ai jamais envisagé ce projet comme une BD pour une double raison. Le cinéma me permet de répondre quand même à une frustration que j’ai depuis toujours dans le dessin : le fait qu’il n’y a pas de son, de musique, de voix. Deuxièmement, ça aurait été très bizarre pour moi qui considère vraiment le travail de Josep comme magistral de ne rien proposer de plus que d’apporter mon dessin en plus pour raconter son dessin à lui. Son dessin, il se suffit. Si moi, je voulais raconter son histoire avec mon outil qui est le dessin, il fallait que j’apporte davantage d’où l’idée d’ajouter ce son, cette musique, ces voix.

 

Josep, un film d'Aurel

C. : Vous avez abordé la frustration. Comment avez-vous réussi à porter ce projet pendant ces dernières années ? Qu’est-ce qui vous a motivé à aller jusqu’au bout ?
A. : Je suis très têtu. Il suffit qu’on me dise non pour que j’ai envie d’y aller quand même. Je pense que c'est ma force principale (rires). Je ne savais pas quelles embûches allaient survenir parce que je n’ai aucune expérience dans le métier. On me disait non, je passais quand même sans du tout envisager ce qui allait se passer par la suite. Et quand même, le plus fort, c’est que j’avais vraiment, vraiment envie de rendre hommage et de faire connaître ce dessinateur et de réussir ce pari de mélanger dessins et sons. Artistiquement, c’était vraiment ça qui me motivait.

 

C. : À quoi ressemble finalement le scénario de Josep ?
A. : Il ressemble à un scénario très classique, et même pas à un scénario d’animation C’est Jean-Louis Milési, un scénariste de prises de vues réelles, qui l’a écrit. Le scénario est des plus classiques. Petit à petit, version après version, je suis venu ajouter quelques incursions de dessins dans l’histoire, mais au final, ça s’est vraiment transformé en dessin animé le jour où j’ai pris le scénario et je l’ai adapté en images.

 

C. : Comment la couleur s’est-elle insérée dans votre projet ?
A. : Quand je passe d’un scénario à l’image, j’ai déjà des envies ou des idées de couleurs. Le dessin en soi n’a pas de couleur. La couleur, c’est un bonus ou un niveau d’information supplémentaire.

Quand on y pense, n’importe quel enfant qui est capable de tenir un crayon et un papier va finir par tracer plus ou moins bien un bonhomme, un chien. Il va le faire d’une manière très précise en traçant un trait pour délimiter un volume, ce qui n’existe pas dans la réalité. La réalité, c’est des masses de couleurs qui se juxtaposent mais il n’y a aucun trait autour de mon visage et autour de ce canapé et pourtant d’emblée, un enfant prend un crayon et va tracer un trait qui n’existe pas. Cette magie-là du dessin, du trait n’a pas besoin de la couleur pour exister.
Cela étant, comme on peut rajouter du son, on peut aussi rajouter de la couleur. Elle vient exprimer quelque chose d’autre. À l’exact contraire de ça, il y a un autre film d’animation, Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary de Rémi Chayé, dont le parti pris graphique est exactement le contraire : il a fait disparaître tout trait de son dessin, il n’y a que des masses de couleurs.

 

Josep, un film d'Aurel

C. : Qu’est-ce qui vous a incité à raconter cette histoire-là ?

A. : J’ai découvert cette histoire de manière assez “fortuite” avec le travail de Josep Bartoli, ses dessins et puis son histoire. Je m’intéressais à la guerre d’Espagne, je savais qu’il y avait eu un exil de combattants anti-franquistes mais même si je vis dans la même région (Languedoc-Roussillon) que là où se trouvaient ces camps, je ne connaissais pas grand-chose de cette histoire. Je pense même que lorsque j’ai découvert l’existence du travail de Josep Bartoli, je ne connaissais pas l’existence de ces camps. C’est par ces dessins et ce travail-là que j’ai découvert tout ça. 

Ensuite, il a suffi de creuser un peu, d’ausculter les dessins de Josep et d’aller prendre quelques témoignages pour s’apercevoir que la vie à l’époque était assez terrible, qu’il y avait un réel racisme national, social, politique et ethnique à l’égard de ces gens-là même s'il y a eu aussi des gens assez lumineux et humanistes pour venir en aide à quelques exilés. Ce racisme, cette condescendance, cette peur, cette haine de l’étranger, elle n’est ni nouvelle ni originale malheureusement.

 

C. : Comment avez-vous constitué vos sources ? En rencontrant des survivants ? 

A. : Non, parce que la plupart des gens qui ont vécu cette période sont morts. Au moment où on a lancé le projet, il y avait très peu de rescapés, il y en a encore moins maintenant, il y avait les dessins de Josep, des témoignages enregistrés réalisés par des radios locales visant à la conservation de la mémoire, quelques photos, des films muets,.... Quand les faits sont si anciens, on est dans l’histoire, on n’est plus dans le journalisme, donc c’est du travail de recherche d’archives plutôt que de recherche de terrain. 

Pour ce qui est de l’histoire de Josep lui-même, nos premières sources d’information étaient son neveu et sa veuve toujours en vie. Pour les camps, c’était beaucoup plus compliqué, parce qu’il n’y avait presque plus de témoins directs.

 

C. : À un moment donné, un personnage dit : “Dessiner, c’est témoigner”. C’est quelque chose dans lequel vous vous reconnaissez ? 

A. : Le travail du journaliste, c’est prendre date, c’est montrer que ça s’est passé et chercher à montrer ce que certains aimeraient cacher, même si le dessin n’est pas la source première d’information. On n’est pas des enquêteurs, nous ne sortons pas les vraies infos, les scoops. On est dans un entre-deux. Mais  aller sur le terrain, ce que j’adore faire, permet quand même de témoigner et en même temps, le dessin plus éditorialiste comme on en voit dans Le Canard enchaîné ou Charlie Hebdo permet aussi de marquer l’état d’esprit d’une époque. À côté, je ne me leurre pas trop sur l’importance du dessin de presse. Je pense que c’est du divertissement et des entrées de lecture dans les journaux à savoir que les gens vont plus facilement lire un article ou un journal parce qu’il y a un bon dessin mais l’information importante est donnée par le texte. 

Pour revenir à Josep Bartoli, à son témoignage dans les camps, je pense qu’il a dessiné pour survivre, passer le temps et rester en vie dans les camps. Il a choisi ses sujets parce qu’il savait qu’ils avaient une importance mais je ne suis pas sûr que le témoignage, ce soit sa velléité première. Je suis persuadé que ce qui l’anime en premier, c’est la survie grâce au dessin. 

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