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Julie Freres, productrice à l'atelier Dérives, ambassadrice du Mois du Doc 2021

Publié le 05/11/2021 par Dimitra Bouras et Josué Lejeune / Catégorie: Entrevue

Entre le 1er et le 30 novembre aura lieu Le Mois du Doc organisé par le Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cet événement a pour objectif de promouvoir le cinéma documentaire produit en Belgique francophone. Pendant un mois, des documentaires seront projetés dans différents lieux bruxellois et wallons du secteur non marchand. Une occasion de découvrir des films dans des bibliothèques publiques, des cinémas de quartier, des maisons de jeunes, des centres d’art, des musées, et en salles bien entendu ! Au programme : des projections, des rencontres, des débats, des expositions. C’est la productrice Julie Freres, figure emblématique de l’atelier de production Dérives, qui a été choisie comme marraine de cette nouvelle édition.

Cinergie : Qu’est-ce que Le Mois du Doc ?
Julie Frères : Le Mois du Doc, c’est une initiative mise en place par le Centre du Cinéma pour promouvoir le documentaire en salles. On voit beaucoup de documentaires à la télévision ou sur Internet via la VOD ou la SVOD mais voir un documentaire en salles, c’est une expérience unique. En tant que professionnels, on fabrique les documentaires pour qu’ils soient vus prioritairement au cinéma, pour que le spectateur vive une réelle expérience à travers le récit, le son et l’image. De plus, c’est un espace de parole unique qui peut se déployer après les projections, et c’est un moment très précieux. Pour ma part, c’est vraiment pendant ces discussions sur le film que je me rends vraiment compte du sens profond de mon métier. Et c’est souvent pour cet échange que les cinéastes et les équipes travaillent sur un film dont le processus de création prend plusieurs années. La plupart des documentaires sont réalisés et produits sur le long terme, les protagonistes sont filmés pendant plusieurs mois ou années pour raconter une réalité à travers ce prisme et ça donne aux spectateurs une vision unique d’une thématique à travers une expérience humaine très singulière. Cela éclaire les sujets d’une manière très différente.

  

C. : La forme intrinsèque du documentaire permet d’autres réflexions chez les spectateurs.
J. F. : Oui, pour moi, il permet de nourrir la vie en société, la diversité. On a besoin d’espaces de réflexion sur certaines thématiques. À l’époque actuelle, il y a un flux incessant d’images qui défilent que ce soit sur Internet ou à la télévision. Le documentaire propose aux spectateurs de prendre du recul, il propose un temps différent : un temps à la fois lié à la fabrication des films car ils doivent se construire, s’écrire, s’inventer, et un temps lié à ce que va vivre le spectateur pendant une heure et demie en se plongeant dans la vie d’un personnage ou dans le regard d’un cinéaste. Ce sera une expérience unique pour lui.

 

C. : Comment produit-on un documentaire ?
J. F. : La plupart du temps, le cinéma documentaire n’est pas réellement rentable, c’est pour cela qu’on le finance via des aides à la création qui permettent aux spectateurs de découvrir une diversité dans le contenu culturel. Comme dans le cinéma de fiction, l’initiative du film ne vient généralement de personne d’autre que du cinéaste lui-même. Ce n’est pas une commande de la télévision ou du producteur. L’auteur-réalisateur propose un projet au producteur, et de là va découler un processus de repérage, d’immersion, de recherche. Il y a un réel processus d’écriture dans le documentaire qui précède souvent le tournage et qui se retrouve aussi dans le montage image au moment où le film se reconstruit. Ce travail en amont, qui peut durer plusieurs mois voire plusieurs années, caractérise le documentaire.

 

C. : Le travail en atelier, spécificité francophone, porte ses fruits.
J. F. : Les ateliers ont d’abord pour vocation d’être un tremplin pour les cinéastes qui réalisent leur première œuvre. On se concentre sur les premiers et deuxièmes films car ils nécessitent souvent un temps de création beaucoup plus important. Le temps de production est aussi plus long et l’atelier peut mettre du matériel de tournage et des salles de postproduction à disposition des projets tout au long du processus pour permettre aux cinéastes d’expérimenter, de tester des choses, de trouver l’angle, le langage, le point de vue avec lequel ils veulent raconter une histoire ou traiter un sujet.

On essaie d’accompagner les projets au plus près dans tout le processus. Après, les ateliers ont la particularité de pouvoir proposer différentes manières de produire. C’est l’atelier qui s’adapte au film, et pas l’inverse. Il existe plusieurs possibilités d’intervention sur les projets : les aides en matériel, les financements directs comme les bourses ou appels à projets, le fait de mettre en production un film sans qu’il soit écrit au préalable, sans qu’il existe nécessairement un dossier de production ou du préfinancement en amont. On ne va pas systématiquement aller vers la filière de financement pour produire leurs films, parce que l’aide en matériel ou en services de techniciens va permettre de rester dans les enjeux concrets de fabrication d’un film, sans nécessairement passer par l’étape de l’écriture, nécessaire pour avoir des moyens, mais qui parfois a tendance à théoriser la démarche et à éloigner le cinéaste de la réalité qu’il veut filmer. Je n’en fais pas une généralité car, dans la plupart des cas, l’écriture est une étape nécessaire qui permet au cinéaste de se positionner par rapport à son sujet.

Les ateliers en tant qu’asbl n’ont pas la nécessité d’une rentabilité financière donc peuvent adapter leur manière de produire en fonction des spécificités et des besoins des projets, et du cinéaste dans son parcours. J’envoie les cinéastes vers les producteurs indépendants, surtout quand ils ont derrière eux un premier ou un deuxième film qui a eu une reconnaissance internationale, pour qu’ils puissent progresser, avoir accès à des budgets plus importants (notamment grâce au Tax Shelter) et pour que leurs films suivants gagnent encore plus de résonance sur la scène internationale.

 

C. : Est-ce qu’il y a un engouement pour les documentaires de la part des producteurs indépendants ?
J. F. : Il y a aujourd’hui des producteurs qui vivent du documentaire. Mais cela reste une réalité économique très difficile, et il est souvent nécessaire pour une boîte de production de combiner avec le long-métrage de fiction ou avec du documentaire télévisuel. C’est pour rester concentrés sur ce type de cinéma, sur le documentaire de création, pour pousser l’expérimentation et créer l’émergence de nouvelles formes, que les ateliers sont financés. Un atelier comme Dérives, aujourd’hui, ne pourrait pas s’engager sur les mêmes projets sans une subvention annuelle.

 

C. : Le cinéma belge est reconnu internationalement. Le documentaire a une visibilité et une reconnaissance dans les festivals. Pourquoi ?
J.F. : En Fédération Wallonie-Bruxelles, il me semble qu’on a toujours bénéficié d’une grande liberté grâce aux aides du Centre du Cinéma qui encouragent la création, grâce aussi à la RTBF qui a diffusé énormément de documentaires belges pendant des années. Il y en a de moins en moins, mais on espère que cela va continuer car la télévision est un moyen important de montrer nos documentaires. Les cinéastes et les producteurs ont longtemps été encouragés à proposer des projets avec des styles, des angles, des prismes originaux. Il y a aussi un ancrage, par rapport à la réalité, qui est important, ici en Belgique, qui fait partie de notre histoire et qui existe toujours aujourd’hui. On a une manière particulière de raconter la réalité, que ce soit à travers le prisme d’un personnage ou à travers la personne du cinéaste.

Le documentaire va à l’encontre des idées toutes faites. Il propose différents regards de différents cinéastes sur une réalité. Et le Mois du Doc poursuit ce but en décloisonnant la manière dont le documentaire est montré au public. En diversifiant les lieux de projection vers d’autres lieux culturels, des théâtres, des bibliothèques, etc. On veut le faire sortir pour toucher d’autres types de publics. Le documentaire connaît aussi des difficultés à aller en salles. Il y a des documentaires qui bénéficient de réelles sorties, mais il n’en sort pas tous les mercredis. Souvent, il est limité à des séances uniques. D’un côté, c’est bien car il s’agit de séances événements avec des intervenants mais c’est une durée de vie en salles qui est extrêmement réduite par rapport au temps et aux moyens qui y sont consacrés. Certains cinémas font une programmation récurrente de documentaires mais cela reste une exception.

 

C. : Pourquoi avez-vous été choisie ambassadrice du Mois du doc ?
J. F. : En tant que productrice. C’est vrai que le métier de producteur est souvent un métier de l’ombre par rapport au projet mais en général, les producteurs accompagnent les projets dès les prémisses de l’écriture, ils participent au développement du projet, à son écriture. C’est vraiment le premier regard sur les différentes versions d’écriture. C’est le premier regard sur les rushes et il accompagne aussi tout le processus de montage, etc. Le producteur doit aussi rassembler des partenaires autour du cinéaste, des partenaires que ce soit en Belgique ou à l’étranger qui vont pouvoir apporter leur regard sur le film. C’est le film du cinéaste mais ces regards extérieurs vont permettre au film de grandir et d’évoluer. Il va gagner en potentiel et en qualité vis-à-vis du spectateur.

 

C. : Comment se passe le travail entre les producteurs indépendants et les ateliers ?
J. F. : On travaille ensemble au quotidien sur plusieurs projets. On est complémentaires et on s’entraide dans ce travail. Les producteurs indépendants apportent des choses que les ateliers ne peuvent pas apporter et vice versa. Finalement, ce qui est important, c’est que le film et le cinéaste soient gagnants dans cette collaboration. Cela m’arrive aussi d’initier des projets et de les proposer ensuite à des maisons de production quand je vois qu’un diffuseur se greffe au projet ou qu’il peut trouver sa place dans le marché du documentaire. L’atelier est une étape entre l’école et le monde professionnel. Ce que je fais souvent aussi, c’est proposer à des cinéastes un espace de création dans l’atelier, en marge de leur carrière traditionnelle. Dans cet espace, ils peuvent envisager quelque chose de tout à fait différent comme aller vers un film expérimental ou passer directement au tournage ou au montage sans phase d’écriture ou de préfinancement. Parfois, c’est un espace qui peut leur faire du bien dans le fait d’enchaîner des films. La recherche de financement est souvent très longue pour les réalisateurs donc cela permet de laisser la place à des gestes plus spontanés, à des films qui n’auraient pas existé, des créations plus originales. L’idéal, c’est que l’on puisse faire ça avec tous les cinéastes qui le désirent ou qui ont le besoin d’avoir un espace de création sans contraintes de durée ou de format de film. C’est un geste qui se fait dans une grande liberté et la question du public se pose après. Le film doit trouver un public mais ce sera peut-être un public différent.

 

C. : Qu’entend-on par documentaire ?
J. F. : Le mot documentaire est très restrictif par rapport à ce qu’il y a derrière parce que, pour moi, le documentaire, c’est tout ce qui n’est pas fiction. Il peut prendre beaucoup de formes différentes et c’est une bonne chose que les langages, les formats se multiplient et se réinventent. Aujourd’hui, il y a une grande diversité à l’intérieur du terme documentaire. Ce n’est pas seulement une observation de la réalité mais cela peut aussi être une interprétation, une vision de la réalité qu’on ne trouverait pas ailleurs.

Je pense que, de l’extérieur, le spectateur qui n’a pas spécialement l’habitude de voir du documentaire va penser que c’est un regard plus observationnel sur la réalité mais aujourd’hui, le documentaire englobe des films très différents avec des démarches très variées. J’ai par exemple produit un film dont l’image est uniquement basée sur des images de caméras de vidéosurveillance. Ce sont des gestes artistiques variés qui racontent des histoires avec des enjeux, une narration mais racontée différemment. Cette variété nous offre un autre regard sur le cinéma et sur la réalité dont traitent les films.

 

C. : Est-ce lié à l’évolution du matériel ?
J. F. : Oui, je pense que c’est quelque chose qui se construit en contrepoint de ce qu’on voit dans les médias, sur Internet. Ce sont des démarches qui racontent la même réalité mais sous un angle, un processus narratif différent. Cela permet d’offrir d’autres visions au spectateur. Souvent, en documentaire, on va assumer la subjectivité d’un regard ou le fait de raconter une thématique à travers un personnage. Quand les histoires s’individualisent, cela rapproche le spectateur de l’universalité d’une thématique. Alors que la démarche journalistique confronte des points de vue pour atteindre une certaine objectivité, le documentaire va assumer totalement la vision subjective.

 

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