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King on Screen de Daphné Baiwir

Publié le 02/05/2023 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Hail to the King !

Évoquer les adaptations de Stephen King au cinéma et à la télévision en 1h45 n’est pas une mince affaire, mais c’est le défi que s’est lancé la documentariste belge Daphné Baiwir (Deauville et le Rêve américain, Olivia De Havilland, l’insoumise). Depuis la sortie en 1976 de Carrie, de Brian De Palma, sublime adaptation du premier roman du natif du Maine, King a vu ses œuvres adaptées à 90 reprises (cinéma, téléfilms, séries), sans compter une bonne vingtaine de projets déjà annoncés et à divers stades de production. Depuis 1974, cet écrivain particulièrement prolifique a publié 67 romans (dont bon nombre sont des pavés de 1 500 pages), 10 recueils de nouvelles, plusieurs essais, et signé lui-même une vingtaine de scénarios. Alors, par où commencer ?

King on Screen de Daphné Baiwir

La réalisatrice opte pour une approche qualitative plutôt que chronologique, sans chercher l’exhaustivité. Forcément, certains « petits » films passent à la trappe (on pense notamment à l’excellent, mais méconnu The Night Flier, de Mark Pavia), mais ce qui reste, est un document inestimable, qui dessine, à travers ses histoires, un portrait intime et très attachant de cet auteur à l’aura de rock star. L’accent est donc mis en particulier sur les « gros morceaux » que sont Misery (1990, de Rob Reiner), The Shawshank Redemption, La Ligne verte et The Mist (1993/1999/2007, de Frank Darabont), Dolores Claiborne (1994, de Taylor Hackford) et plus succinctement sur Creepshow (1982, de George A. Romero), Cujo (1983, de Lewis Teague), Stand By Me (1986, de Rob Reiner), Simetierre (1989, de Mary Lambert) et Ça (1990, de Tommy Lee Wallace). La plupart des réalisateurs de ces films, biberonnés à ses bouquins, sont là pour témoigner de leur expérience et de leur admiration, mais beaucoup divergent. Ainsi, Josh Boone, maître d’œuvre de la récente adaptation du Fléau en minisérie, trouve l’occasion de réhabiliter le mal aimé film de loup-garou Peur bleue (Silver Bullet) (1985, de Daniel Attias). Plus loin, quelqu’un rappelle, à juste titre, que la performance de Christopher Walken dans le formidable Dead Zone (1983, de David Cronenberg) est peut-être l’une des plus belles de l’histoire du cinéma.

Un long chapitre est évidemment consacré à Shining (1980), un film que King déteste de toute son âme, ayant toujours accusé Stanley Kubrick d’avoir trahi son roman. King, un homme chaleureux et affable, adapté par Kubrick, l’intellectuel qui détestait voir toute trace d’émotion à l’écran ? Bien que Shining soit le chef-d’œuvre que l’on sait et l’un des films les plus analysés au monde, le mariage forcé entre ces deux personnalités diamétralement opposées n’aurait jamais pu aboutir à une adaptation qui aurait contenté l’écrivain (qui produisit une version télévisée plus fidèle, mais nettement moins brillante en 1997). Anecdote amusante, en plein tournage à Londres, Stanley Kubrick téléphone à Stephen King, paisiblement endormi, en pleine nuit, pour lui poser une seule question : « Allo Stephen ? C’est Stanley. Nous sommes en train de tourner. Dis-moi, est-ce que Dieu existe ? »…

Le consensus qui se crée autour des meilleures adaptations de l’écrivain, c’est que ses récits ne se situent jamais uniquement dans le genre horrifique. Il parle d’êtres humains dans toute leur complexité (souvent des femmes, des enfants ou des personnes issues de minorités) et les plonge dans les ténèbres et le surnaturel pour examiner comment ils sont affectés. Le thème de la métamorphose, dès Carrie, est constamment présent. On est donc souvent davantage dans le suspense que dans l’horreur pure, car King a le talent de créer des personnages imparfaits auxquels on s’attache immédiatement, et les horreurs auxquelles ils sont confrontés sont toujours des métaphores de la vie moderne : Cujo, avec son saint-bernard enragé, et Ça, avec son clown monstrueux, parlent en fait des peurs enfantines, Christine, avec sa Plymouth Fury 1958 hantée, parle de harcèlement scolaire et de puberté, Misery et Les Tommyknockers parlent d’addiction, Les Vampires de Salem met en garde contre les dérives de la pensée de masse et Simetierre (son opus le plus effrayant) contre le fait de voir tous ses désirs se réaliser.

Ce riche documentaire fait le portrait d’une icône 100% américaine qui, à l’instar de Bob Dylan en musique, « fait des rêves poétiques dans le langage du chaos de l’Amérique ». Qui plus est, contrairement à de nombreux auteurs à succès, King est resté un homme du peuple et cela se reflète dans ses livres, qui ne se situent jamais dans les grandes mégalopoles, mais dans des petites villes de la classe moyenne, au cœur d’une Amérique peuplée de gens ordinaires. Sa générosité est connue, puisqu’en échange d’un dollar symbolique, et à condition que cela reste à but non lucratif, n’importe quel jeune cinéaste en herbe peut obtenir l’autorisation d’adapter ses nouvelles en court métrage (près de 200 courts ont été produits à ce jour). Connu pour ses convictions progressistes, ce démocrate engagé semble également avoir trouvé une boule de cristal au début de sa carrière, tant de nombreux événements décrits dans ses pages étaient annonciateurs de drames de l’histoire moderne. Ainsi, Le Fléau annonçait, 42 ans auparavant, la crise du coronavirus, Marche ou crève et Running Man les dérives de la télé-réalité. Certains de ses grands antagonistes vulgaires et populistes, comme Randall Flagg (Le Fléau), Greg Stilson (Dead Zone), voire Pennywise (Ça) annonçaient, quant à eux, la montée en puissance d’un dangereux clown nommé Trump…

King on Screen témoigne également de l’influence primordiale des femmes au sein de son œuvre, dans des portraits féminins d’une justesse et d’une bienveillance infinies (Carrie White, Dolores Claiborne, Annie Wilkes, Beverly Marsh, Abigail Freemantle et tant d’autres), mais aussi dans sa vie personnelle. C’est grâce à l’amour indéfectible de son épouse Tabitha, écrivaine elle aussi, que Stephen King a fini par vaincre les addictions (alcool, cocaïne et médicaments) qui ont failli le tuer dans les années 80. L’écrivain est sobre et clean depuis 1988. C’est également Tabitha King qui, en 1973, a repêché un manuscrit qu’il avait jeté à la corbeille et l’a poussé à l’envoyer à des éditeurs. Ce roman, c’était Carrie, et ce geste a lancé sa carrière et en a fait un millionnaire.

Certes, on regrette que Stephen King n’ait pas souhaité participer à ce documentaire (il intervient néanmoins dans de nombreuses images d’archives) et que Frank Darabont vole la vedette à ses collègues en termes de temps d’écran (mais il le mérite et on lui pardonne). On sort toutefois du film avec l’envie irrépressible de se replonger dans les écrits du maître et dans les films qu’ils ont inspirés, avec la conviction que, s’il n’écrivait pas des histoires horrifiques, Stephen King serait considéré unanimement comme l’un des artistes les plus importants de l’histoire de la littérature moderne.

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