La Couleur du sacrifice de Mourad Boucif
En repérage pour son prochain long métrage, Les Larmes d’argent, Mourad Boucif (à qui l’on doit Au-delà de Gibraltar, un long métrage de fiction co-réalisé avec Taylan Barman) découvre et filme des anciens combattants ayant participé à la seconde guerre mondiale dans les rangs de l’armée française. D’emblée, le réalisateur nous montre les gros plans d’anciens combattants africains, le visage ravagé par le temps. Certains d’entre eux sont regroupés dans les foyers Sonacotra des blocs d’habitations aux conditions sanitaires douteuses, en France, afin de toucher le minimum vieillesse (30 à 40 % de ce que touchent les anciens combattants français,). Séparés de leur famille, réduits à la mendicité, ils n’hésitent pas à dire : « notre situation est celle de prisonniers inconnus » ou « le ventre est ici, mais la tête est ailleurs ».
Mourad Boucif nous offre le parcours de ces jeunes hommes enrôlés (souvent de force) en 1939 dans l’armée française et qui se retrouvent en première ligne pour combattre les divisions blindées d’Hitler. Le 10 mai, ils se distinguent particulièrement lors de la bataille de Gembloux, stoppant pendant quelques jours l’avance irrésistible de la wehrmacht. Emmenés comme prisonniers en Allemagne, les combattants africains sont massacrés (particulièrement les tirailleurs sénégalais) par crainte que leur présence dans les camps ne souille la race allemande. Les autres sont regroupés dans des camps de concentration en France. Les premiers pays se ralliant à la France Libre de Charles de Gaulle sont africains. Les combattants africains vont connaître la campagne d’Italie et, avec les gourmis marocains, placés en première ligne, la bataille de Monte Cassino qui fut d’une rare intensité (les pertes alliées furent conséquentes). Puis, c’est le massacre de Sétif, en Algérie, le 8 mai 1945 et la proclamation de l’Indépendance du Viêt-Nam par Ho Chi Minh : rebelote donc, les soldats africains se retrouvent à Dien Bien Phu (1954) dans le bourbier indochinois.
Le film est construit autour des témoignages d’anciens combattants et d’historiens, d’images d’archives scandées par les extraits d’une pièce de théâtre interprétée par Sam Touzani et Ben Hamidou (À la recherche de l’armée oubliée) et de plans où le réalisateur a l’intelligence de nous montrer ce que voient ces anciens combattants oubliés et raillés par les jeunes : « ta mère était la France, maintenant tu es orphelin » !
Le film de Mourad Boucif sort de l’ombre, avant qu’ils ne soient totalement oubliés, les figures des hommes qui se sont battus pour la France et dont celle-ci à tant de mal à reconnaître les mérites. A une logique de la reconnaissance, s’est substituée une logique de l’anonymat et de l’ignorance. Exclus des manuels scolaires et écartés des commémorations officielles de la seconde guerre mondiale, ils sont devenus invisibles, des fantômes qui errent dans un temps passé tout en étant terriblement présent. La Couleur du sacrifice est un film qui lutte contre cette amnésie du discours officiel mais qui rend également palpable le passage du temps, d’où une mélancolie qui accentue sa force. Le film se termine sur les visages, en très gros plans, d’anciens combattants : visages émouvants, filmés comme des paysages, ou la souffrance et la marque du temps de ces personnes âgées ont laissés leur empreinte.