Mourad Boucif : la Couleur du sacrifice
Cinergie : Comment l’idée de réaliser La Couleur du sacrifice t’est-elle venue ?
Mourad Boucif : Il y a six ans, un ami m’a parlé des milliers de marocains qui étaient venus se battre en Belgique, près de Gembloux. Je ne le croyais pas. J’ai commencé à faire des recherches dans les ouvrages spécialisés sur la seconde guerre mondiale. C’est en consultant Internet que j’ai trouvé des témoignages écrits par les fils et petits fils d’anciens combattants et que j’ai pris conscience du vide existant, dans le discours officiel, vis-à-vis de l’engagement de ces gens. En tant que cinéaste, je ne pouvais qu’être sensible à ce manque. Dès lors, j’ai voulu réaliser une fiction, mais après deux ou trois ans, beaucoup de ces anciens combattants, alors très âgés, se trouvaient être en mauvaise santé. Je me suis dit qu’il fallait les immortaliser, et c’est là que je suis parti dans une dynamique de documentaire. Aujourd’hui, le projet de fiction est arrivé à maturité mais vu les injustices commises vis-à-vis des anciens, j’ai pensé qu’il fallait sortir le film.
C. : Dans ton film, on apprend que les maghrébins de l’armée française ont résisté le 10 mai à Gembloux face au rouleau compresseur de l’armée allemande lancée dans une offensive éclair.
M. B. : C’est assez incroyable parce que c’est la première victoire des alliés. Début mai 1940, l’Allemagne envahit la Hollande, le Luxembourg et La Belgique. Cela va très vite. Il y a quelques bataillons dont le septième RTM qui ont fait reculer les allemands de plus de dix kilomètres. La majorité d’entre eux se sont battus avec des baïonnettes contre des blindés. Il n’est pas normal qu’un fait historique aussi important soit passé sous silence. Il y a eu d’autres campagnes gagnées pendant la seconde guerre mondiale : Monte Cassino, la bataille des Vosges. Soixante ans après, dans les commémorations, dans nos manuels scolaires, dans nos livres d’histoires on n’en parle pas. Il est anormal que ces hommes qui ont fait l’histoire, les rescapés – car ils ne sont plus très nombreux – n’aient pas droit à une pension normale comme leurs frères d’armes français. Je suis scandalisé par rapport à l’attitude de la France et du monde. Comme le dit un ancien combattant qui a fait toute la seconde guerre mondiale et même les guerres coloniales, c’est le monde entier qui devrait leur être reconnaissant. Ils ne sont pas venus sauver la France, mais le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ils meurent actuellement dans l’indifférence et le mépris.
C. : Il y a le problème des pensions. On oblige d’anciens combattants à vivre dans des foyers Sonacotra, en France, pour qu’ils puissent toucher une pension inférieure aux anciens combattants français.
M. B. : On estime qu’il y a plus ou moins 80.000 anciens combattants dont la majorité vit en Afrique, en Asie. Tous ces gens sont abandonnés. J’ai rencontré beaucoup de familles, notamment les enfants ou les veuves qui m’expliquaient que cette situation avait des répercussions familiales encore aujourd’hui, puisqu'ils sont obligés de vivre sur le territoire français. Beaucoup d’enfants ont été privés de pères.
C. : Lorsque les jeunes africains voient la façon dont leurs aînés sont traités, on ne doit peut-être pas trop s’étonner que les jeunes manifestent. Ils se disent peut-être : "si c'est le type de reconnaissance qui nous attend".
M. B. : Inévitablement. On ne peut pas légitimer la violence mais on peut la comprendre. Je suis éducateur de formation et de profession, je suis le premier à intervenir lorsque cela se passe. Mais je comprends que des gamins n’acceptent plus la façon dont on les traite. Leur intégrité, c’est leur histoire, celle de leurs parents, de leurs grands-parents. Ce qui s’est passé en France en Novembre 2005 n’est pas innocent. Cela fait des années que ces jeunes s’expriment. Chacun avec ses moyens. La violence repose toujours sur une base. Elle n’est jamais gratuite. Ces anciens combattants que l’on voit dans le film ont fait l’Histoire, une Histoire qui fait que l’Europe a pu retrouver sa dignité, sa liberté, la démocratie.
C. : Ton film est structuré par des séquences de témoignages, des documents d’archives sur la guerre 40-45, "A la recherche de l’armée oubliée" la pièce de Sam Touzani et Ben Hamidou. On imagine que ce rythme, cette respiration ont été prémédités ?
M. B. : Je trouvais que la pièce de Sam Touzani et Ben Hamidou était un formidable outil. Elle a joué, en Belgique, un rôle très important. Elle a sensibilisé les gens à cette histoire oubliée. Nous, en tant que cinéastes, on a la chance et le privilège d’avoir un outil qui est magique. Une discipline qui regroupe d’autres disciplines contrairement au théâtre, à la musique, etc. Elle a un rôle d’amplification unique. Il fallait penser à la manière d’aborder le récit de manière à lui trouver un rythme propre.
C. : Il y a une certaine mélancolie qui se dégage de La Couleur du sacrifice. Une dilatation de l’espace-temps assez singulière qui donne une grande force aux visages dignes et empreints de mémoire des anciens combattants. Ce n’est pas un ciné tract, c’est un film qui mélange l’information et l’émotion en jouant sur le temps. Un temps historique dont ils ont été exclus.
M. B. : C’est un sujet qui aurait dû intéresser le service public. Cela n’a pas été le cas. Il y a donc eu une question de moyens. L’équipe était réduite. J’étais souvent seul et puis je désirais me rapprocher des anciens, je voulais préserver l’intensité de leurs émotions. Ces hommes sont le patrimoine de l’Histoire. Etre seul n’était pas plus mal car il s’agissait de préserver une matière très riche. Au début, on pensait ne s’intéresser qu’à leurs témoignages. Ensuite, avec Denise Vindevogel, la monteuse du film qui a fait un boulot extraordinaire, on s’est dit qu’il fallait montrer le contre-champ, ce qu’ils avaient vécu : la guerre. Ils y ont joué un rôle crucial, mais ils sont tellement simples et modestes qu’ils ne jouent pas les héros et en parlent à peine. C’est aussi la raison pour laquelle on a fait appel à des spécialistes qui renforcent le propos en venant se greffer sur le récit des anciens. Peu de monde sait que la résistance vient d’Afrique.
Lorsque Charles De Gaulle lance l’appel du 18 juin de Londres, l’Europe est KO. Tout le monde prend De Gaulle pour un fou. Les seuls qui répondent immédiatement sont les africains. Il y aura d’abord une petite bataille entre les vichyssois et les gaullistes. Mais très vite, l’Afrique devient gaulliste. Il y a donc une armée de 400.000 hommes qui va venir libérer l’Europe et qui sont majoritairement des africains. On devrait entendre les historiens sur ce sujet. On a voulu redonner de la dignité à ces anciens combattants avant qu’ils ne disparaissent.
C : Tu as eu l’idée du film pendant les repérages du long métrage de fiction que tu prépares ?
M. B. : La fiction que je prépare, ce n’est pas Indigènes. Je travaille beaucoup sur la rencontre. Je suis quelqu’un de l’entre-deux. Aujourd’hui, il est grand temps de travailler sur cet axe, parce que "le choc des civilisations" est devenu un vrai fond de commerce. Aujourd’hui, il y a une urgence. Le postulat de base de ma fiction est la rencontre entre un français et un marocain. Chacun a un univers différent, mais chacun a aussi quelque chose à apporter à l’autre. Chacun est un patrimoine de l’humanité. Je me sers de la guerre de 1939-40, lorsque l’Allemagne a envahi la Pologne comme toile de fond. Je suis parti faire des repérages, et j’ai rencontré les anciens combattants. En les filmant, je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de fort, que je ne pouvais pas laisser dans les tiroirs ou les armoires de l’oubli. La Couleur du sacrifice sert de prémisse à la fiction. Il n’est pas innocent qu’on le produise et qu’on le distribue nous-même. C’est plus facile de le distribuer dans l’associatif, l’institutionnel. On n’est pas dans une logique commerciale.
C. : Le film a la figure d’une boucle. On démarre sur le visage des anciens et on termine sur eux.
M. B. : Leurs visages témoignent de l’Histoire. Ils n’ont pas besoin de parler. C’est pourquoi ils sont beaucoup dans le non-dit, dans le silence. Et puis, malgré toutes les injustices que ces hommes ont rencontrées, cette humiliation, ils ont acquis une sagesse et une grande humilité. Ils auraient pourtant toutes les raisons de nous en vouloir par la manière dont nous, européens, les avons ignorés. Malgré cela, ils restent dignes et forts et n’hésitent pas à montrer l’admiration qu’ils ont pour l’Europe et notamment pour la France.
C. : Luc Jabon m’a dit qu’il avait travaillé avec toi pour la fiction.
M. B. : Une petite métaphore. On s’est dit en regardant Indigènes à Namur – cela fait cinq ans et demi qu’on est sur la fiction – qu’on était sur un petit radeau dans une grande mer secouée par la tempête. On reste sur ce petit bateau qui fait son chemin petit à petit. Le seul qui m’a toujours encouragé, c’est lui. C’est compliqué pour un jeune producteur. Et plus encore avec la sortie d’Indigènes.On va tourner en mars mais avec beaucoup moins d’argent.
C. : Tu as travaillé en DV-cam.
M. B. : J’aimerais travailler en pellicule mais, par ailleurs, la relation est totalement différente. Dans ces petites pièces de quatre mètres carrés, tu as à peine la place pour faire ton cadre. La DV permet de te fondre, de t’imprégner avec toute cette matière. S'il y a une réussite dans le film – outre les personnages qui sont fantastiques – c'est le petit dispositif, très léger, qui nous a permis d’avoir des conversations hors du cérémonial d’une équipe de film. Lors des projections en salles, je fais venir des anciens. C’est assez incroyable de les voir dans une salle de deux cent personnes. Il suffit qu’ils aient ce petit moment d’émotion intense pour qu’ils aient le visage baigné de larmes. Pour eux, c’est la plus belle reconnaissance qu’on pouvait leur donner. On a pu redonner un peu de dignité à ces hommes qui le mérite largement. C’est le plus beau cadeau qu’on puisse leur faire.
Propos recueillis par Jean-Michel Vlaeminckx et Dimitra Bouras. Enregistrés sur Sony PD150, grâce au CBA et montés par Dimitra Bouras et Sébastien Fournier.