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La nuit qu' on suppose de Benjamin d’Aoust

Publié le 15/01/2014 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

« Le monde de l’aveugle n’est pas la nuit qu’on suppose », écrivait Jorge Luis Borges.

Le documentaire de Benjamin d’Aoust nous en fait découvrir les richesses et les ombres, il en explore les espaces et nous donne accès, par les images et les mots, à un univers dont nous ne soupçonnions pas la beauté intérieure, mais seulement l’émotion de la perte de la vue.

La nuit qu' on suppose de Benjamin d’Aoust

Les cinq protagonistes du film ne sont pas nés aveugles, mais le sont devenus dans des circonstances qui ne sont évoquées qu’au détour d’un récit. Le cinéaste déclare n’avoir pas voulu filmer des aveugles, des impossibilités, des manques, mais filmer des personnes qui lui retourneraient la question de son propre regard, questionneraient celui-ci. Il y parvient parfaitement. Il ne s’agit donc pas, comme dans le film Herman Slobbe, l’enfant aveugle de Johan Van Der Keuken, de sonder les ténèbres d’un handicap originel, mais de reconstituer, par les témoignages, un monde où la lumière demeure sans cesse présente comme la trame du souvenir. Le fait qu’il s’agisse de personnes adultes qui découvrirent, en même temps que la perte de la vue, leurs capacités à donner un nouveau sens à leur vie par l’exercice de l’art, d’une réflexion intellectuelle, est important pour la compréhension du film. Aucune dramatisation ne fait trembler les voix, n’émeut le regard du spectateur. Les récits affirment un consentement lucide, une sorte de sérénité, une résilience. Ce qui installe une distance, éloigne la peur qui empêche de regarder. « En filmant leurs visages, écrit d’Aoust, je voulais être dans un rapport frontal et égalitaire avec eux. Au propre comme au figuré, il m’était impossible d’épouser leur point de vue. Restait mon regard, mon point de vue, qui devait être impliqué dans le processus de filmage. Et mon regard passait par leurs visages. » Ce parti pris est donc celui du portrait, d’un face à face amical, qui toujours tient compte de cette constatation plusieurs fois émise : « Parmi les choses auxquelles il faut renoncer, quand on est aveugle, c’est le contrôle de son image. On est abandonné au regard de l’autre. On ne peut pas lui rendre son regard. » Ce contrôle se manifeste chez les personnages féminins par un souci d’élégance, de beauté. « J’ai besoin du regard des autres pour m’aider à m’habiter. Je ne suis pas du tout une solitaire du regard ou d’absence du regard, peu importe », dit l’une d’elles en demandant à un membre de l’équipe de tournage de vérifier son maquillage. Jamais pourtant il ne s’agit pour le cinéaste de dévisager, et c’est une des qualités du film. C’est art du portrait est servi de manière subtile de l’utilisation des moyens offerts par le cinéma pour évoquer les univers respectifs des protagonistes : l’utilisation de flous, la profondeur de champ, etc. Mais ce qui nous permet d’abord de découvrir « ce pays de la cécité », c’est la précision des mots et des récits qui le traduisent : «  La particularité du pays de ma cécité, c’est qu’il n’est pas clos. Il n’a pas de frontière. On y pénètre n’importe quand. Il est complétement intégré au pays de ma vue. Et je crois que si je revoyais, il serait toujours comme cela. Il serait toujours présent comme une terre qui ne s’efface pas. Je le dis sans nostalgie et sans amertume. C’est une terre un peu brûlée, désertique, et la cécité, c’est une part de ce désert. »

Pour saisir cet espace, le mouvement de la marche, lors d’une promenade en forêt, libère de l’enfermement et privilégie l’écoute des oiseaux. « Voir, dit-elle, c’est un chemin avant tout. C’est l’envie d’aller vers. » Et le danseur le sait qui parle du goût du risque qui le motive. Les séquences où il danse avec une partenaire aux yeux bandés, où il mesure la distance où accorder leurs figures et leurs pas, sont étonnantes d’harmonie. Y répond ce slalom en montagne où la femme aveugle est guidée par la voix de son amie. La lumière intense de la neige est évoquée à un autre moment du film.

La question de la lumière, la perception des couleurs, en opposition au noir absolu, sont au centre du film. Et aussi sa représentation par la peinture, dans sa matérialité. Elle introduit la notion très belle et intrigante des yeux imaginaires. L’une nous dit que les variations de la lumière pure ne lui donnent rien à voir, mais demeurent une ouverture sur ce qu’elle appelle la visibilité. L’autre répond que la lumière permet de connaître le monde. Elle peut visualiser toutes les couleurs bien qu’elle soit aveugle. La troisième s’est mise à peindre, ce qu’elle ne s’était jamais autorisée à faire, lorsqu’elle fut atteinte de cécité. Elle analyse les tableaux de Kandinsky à partir de leurs couleurs et de leur luminosité, mais elle ne distingue pas les formes qu’elle reconstitue mentalement. On assiste à la naissance d’un tableau où elle projette de peindre une unique vague, par un travail sur l’épaisseur de la toile, qui allie le toucher au sens des couleurs. Ce sont autant de réponses, sensibles autant qu’intellectuelles, à l’obscurité qu’affrontent les aveugles et dont l’expérience est bouleversante. Je n’ai puisé, dans la matière très riche du film de Benjamin d’Aoust, que les images et les concepts qui suscitent mon étonnement par les réflexions inédites sur ce noir nourricier qui nous demeure inconnaissable. Je ne saurais dire assez l’admiration qui naît de la vision du film pour ses protagonistes et pour la manière subtile et forte dont ils sont approchés par le cinéaste.

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