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Le Goût des myrtilles de Thomas de Thier

Publié le 15/10/2014 par Anne Feuillère et Lucie_Laffineur / Catégorie: Tournage

Thomas de Thier est aussi étonnant et paradoxal que son cinéma. Avec Le goût des myrtilles, il réalise une fable philosophique sur un couple âgé qui, s'acheminant vers la mort, redécouvre les émotions de l'enfance. S'il en parle généreusement, ce n'est pas pour autant qu'il en livre les clés. Il dit oui, puis non, théorise, presque sûr de lui puis jette l'éponge dans un très doux « je ne sais pas ». Ses cheveux grisonnent et il a des regards de gosse. Il est présent mais pour autant, il flotte un peu, ailleurs, loin de nous, de tout.

Rencontre avec un cinéaste ambitieux et modeste, doucement cruel et tendre comme son dernier film. 

Cinergie : Entre Des plumes dans la tête et Le goût des myrtilles, dix ans ont passé. Est-ce que nous avons manqué quelque chose ? Ou est-ce que ce dernier film a été particulièrement difficile à mener à terme ?
Thomas de Thier : Vous n'avez rien raté (rires). AprèsDes plumes dans la tête, j'ai coécrit avec Sophie Museur, ma compagne, un film choral à gros budget, qui s'intitule pour le moment Déluge, avec une dizaine de personnages principaux, un peu à la façon de Short Cuts ou Magnolia. C'est un film très complexe et très ambitieux. L'écrire nous a pris quelques années. Et nous avons vite compris qu'il mettrait beaucoup de temps à rentrer en production. Comme j'avais tout de même envie de tourner, j'ai écrit assez rapidement le scénario du Goût des myrtilles. Mais finalement, trouver de l'argent a été tout aussi compliqué : c'est un film assez introspectif sur deux vieilles personnes, qui construit une temporalité inhabituelle au cinéma. Il demande des spectateurs généreux, mais aussi des producteurs généreux, des financeurs qui puissent comprendre ce type de projet et permettre à ce cinéma d'exister. Je dis « je », mais il y a toute une équipe derrière moi, une équipe qui a compris ce que je voulais faire et qui m’a encouragé. En tous cas, faire un film est tellement difficile que je ne peux travailler que sur des projets qui me tiennent très à cœur. Je ne pourrais pas faire un film par an comme certains. J'ai l'impression que je n'aurais pas assez mûri mon projet, que je passerais à côté de moi-même et de ce que je veux dire. Je suis un cinéaste très lent, c'est vrai (rires). Mais maintenant, j'ai deux projets qui sont prêts à être tournés ! 

C. : Est-ce que l'aventure du film a été aussi éprouvante que le film l'est à la vision ?
T. de T. : Je ne sais pas comment les spectateurs vont recevoir le film. Mais ce qui a été éprouvant, c'est l'attente avant que le tournage ne commence. Puis le tournage en lui-même a été un bonheur absolu. La grande difficulté a plutôt été le montage. Le film a une structure dramaturgique différente de ce qui se fait d'habitude au cinéma. Il avance sur plusieurs niveaux de temporalités. Il y a le présent, la réalité de ces deux vieilles personnes qui se retrouvent une fois par an et vont pique-niquer. Le film fait le récit de ce voyage, un road movie avec son lot de surprises. Mais à un autre niveau, le récit est raconté par la voix off de ces personnages, comme s'ils n'étaient déjà plus là. Ce mélange crée un trouble chez le spectateur qui permet d'entrer en soi-même, de faire un voyage intérieur. Au montage, avec Marie-Hélène Dozo, nous n'avons pas voulu tout raconter. Nous avons seulement montré des moments. C'est au spectateur de construire son histoire. J'espère que s'il y a 30 spectateurs dans une salle, il y aura 30 versions du film au final. Evidemment, c'est déroutant, mais si on arrive en face du film sans préjugé, en acceptant ce présupposé que notre vie extérieure se compose de nos multiples vies intérieures, alors l'histoire est extrêmement simple, je crois. Deux personnes passent une journée ensemble, le film raconte leur présent tout simple, une journée qui ressemble à une cueillette aux instants de bonheur, mais aussi leurs vies intérieures, les pensées suicidaires qui les habitent.

C. : As-tu voulu explorer un territoire cinématographique qui te semblait différent ? Ou n'as-tu pas poussé jusqu'au bout des logiques déjà à l'œuvre dans tes autres films ? On retrouve tout ton cinéma : le voyage, l'exploration, le couple, le conte...
T. de T. : Je n'ai pas voulu consciemment faire quelque chose de différent. J'écris de manière intuitive, en suivant les idées qui me viennent. Il y a donc souvent des digressions. Et quand je commence une histoire, je ne connais pas la fin, je me laisse porter. Les écrivains que j'aime beaucoup, c'est le Nabokov de Ada, plein de digressions. J'aime aussi Murakami qui écrit comme certains composent du jazz. Ce n'est pas complétement possible d'écrire un film de cette manière-là parce qu'il y a beaucoup d'argent en jeu, mais à l'écriture du scénario, je me suis vraiment laissé aller, sans penser à des questions cinématographiques. Par contre, si j'ai déjà vu quelque chose quelque part, je ne le fais pas. Ou alors c'est une citation. Quand Jeanne s'approche de la forêt et que le vent la repousse et l'empêche d'entrer, c'est une citation du Miroirde Tarkovski où un vent très étrange vient de l'intérieur de la forêt. En ce qui me concerne, Le miroir est un film totalement incompréhensible, mais très prégnant. Il est fascinant et par moment, ennuyeux. On en sort bouleversé sans réellement savoir pourquoi. Tout fait sens, mais on ne comprend pas tout... Il se construit aussi sur différents degrés de réalité. C'est ce que j'ai vraiment voulu explorer ici, travailler sur ces différents niveaux de temporalité, de réalité, aller sentir de quoi sont fait nos instants. Le cinéma a cette vertu géniale de dilater le temps dans tous les sens. Mais ce film me ressemble absolument, j'ai travaillé sur le même principe que celui qui guide mes journées. J'avance sur différent niveaux de réalités : je vis ce qui se passe autour de moi, mais je vis aussi tout ce qui me traverse, des pensées, des émotions, des idées, des rêveries... Tout cela cohabite. 

C. : On pense aux Fraises sauvages de Bergman, à ce vieil homme qui au début du film se réveille d'un rêve terrible où il s'est vu mort et qui va faire tout un voyage en lui-même, dans son passé, dans sa vie présente pour peu à peu retrouver au monde un rapport apaisé.
T. de T. : Oui, évidemment... Je ne m'en souviens plus très bien, mais cela me donne envie de le revoir. Je crois que les choses s'imprègnent en nous d'une manière mystérieuse et l'on ne sait pas toujours ce qu'il en reste. Je ne sais pas trop comment cela voyage en moi. En tous cas, pour ces deux personnes qui ne sont plus tout à fait aptes à vivre aujourd'hui, qui sont en décalage avec le monde et le savent, quand la mort rode partout, ce qui peut s'apparenter à une dernière journée peut encore être le moment de multiplier les instants de bonheur. Mais l'éternité se trouve peut être dans le goût de l'instant ? Alors peut-être sont-ils devenus éternels ? Peut-être se diluent-ils dans la forêt ? Je voulais faire un film où l'on retrouverait une place, qui donne le sentiment qu'on fait partie d'un tout et qu'on n'est pas 6 milliards d'individualistes, ce qui est assez désespérant. J'avais envie de rendre sa place à la nature et nous redonner une place plus juste, plus apaisante.

C. : Tu disais à propos Des plumes dans la tête, que le film était plus que l'histoire de la mort d'un enfant, celle d'un deuil de l'enfance. Le goût des myrtilles semble, à l'inverse, l'histoire d'un retour de l'enfance dans la mort. Ça pourrait d'ailleurs être le même couple.
T. de T. : J'ai voulu faire l'inverse, oui. Quand il a lu le scénario, Michel Piccoli me disait que Le goût des myrtilles lui semblait une autre facette du même dé. Je trouve ça formidable de participer à une telle entreprise, cela me passionne. Ça pourrait évidemment être le même couple sauf qu'ici, la mort de leur enfant, n'est plus qu'un prétexte pour essayer de se retrouver. Ces deux personnes sont faites pour être ensemble. Elles se sont quittées parce qu'un événement les a séparées. Une fois par an, elles mettent cette énergie à tenter de se retrouver. Tous les deux sont comme deux aimants contraires qui veulent à tout prix être ensemble, quand bien même il est pratiquement impossible de les réunir. Peter Brook voyait dans le film une tragédie racontée du bout des doigts, sans y toucher, à la manière de Tchekhov. Tout réunit ces deux personnages, mais une impossibilité les sépare. Chaque tentative de réunion échoue. Ce chemin vers cette colline scande l'ascension vers la tragédie. Mais cela reste sa vision. 

C. : Ce couple impossible à séparer ou à réunir au moment où la mort est en marche rappelle aussi Saraband, ce dernier film crépusculaire de Bergman.
T. de T. : J'ai vu Saraband assez récemment et j'ai beaucoup aimé ce film. De nouveau, je n'ai pas du tout réfléchi comme ça. Maintenant que j'y repense, un de mes premiers désirs pour jouer Jeanne, c'était Liv Ullmann, mais elle vit à New York, elle était injoignable. C'est vrai, j'avais ce désir de filiation avec Bergman. Mais je ne crois pas que Le goût des myrtilles soit crépusculaire. Il oscille entre des envies de mort et des instants de bonheur. C'est vraiment un travail d'équilibriste entre ces deux forces contraires. C'est en tous cas l'idée du film pour moi, que la dernière journée d'une vie puisse aussi se tisser dans ces moments de joie. Cela dit, un crépuscule reste un crépuscule, et effectivement, à un certain âge, il faut s'y faire. C'est déjà bien d'arriver à cet âge-là en étant aussi beau que Natasha et Michel ! Ce qui est formidable, c'est que le film leur a fait beaucoup de bien à tous les deux. Mais c'est vrai Le goût des myrtilles est assez mélancolique. Quand Michel part à la recherche de son papillon, il a la nostalgie d'un instant qu'il n'a jamais connu. Il disparaît, et Jeanne se met à sa recherche dans la forêt. Elle se perd à son tour. Mais comme Jeanne raconte des histoires, tout part de ce conte japonais qu'elle lui raconte et c'est à travers cette histoire qu'ils se retrouvent.

C. : Le Japon est très présent dans ton film, qu'il s'agisse des estampes, du conte, de cette forêt presque spirituelle, de ces esquisses de fantômes. Est-ce qu'il est l'autre côté du miroir ?
T. de T. : Le film est traversé par quelque chose d'asiatique, plus généralement, dans ce rapport au monde, à la nature. Mais je ne crois pas que le Japon ait le monopole du panthéisme. Par contre, c'est vrai, le cinéma français, américain, comme on en voit beaucoup, laisse peu de place à l'imaginaire. Beaucoup de fantômes traînent, sous différentes formes, dans le cinéma asiatique. La place de l'imaginaire y est très importante. Je ne vois pas ça dans les films chez nous et cela m'ennuie. Cela manque énormément. On peut aussi se demander dans Le goût des myrtilles si ces deux personnages ne vont pas se suicider au fond de la forêt. C'est évidemment La ballade de Narayama. J'aime beaucoup Imamura. Il donne beaucoup de place à la nature, au sexe, à toutes les choses qui font du bien. Il est une sorte d’humaniste matérialiste. Il met sa caméra à hauteur des gens, il ne se place pas dans une position supérieure, il a quelque chose d'humble qui me touche. Un autre film qui m'a nourri, c'est Dreams de Kurosawa qui raconte cinq rêves dont celui d'un aviateur perdu dans une tempête de neige. On y sent d'ailleurs le tournage en studio.

C. : Il y a une vraie dimension théâtrale dans ton film, que le conte met en scène de manière très onirique et ludique.
T. de T. : J'ai tourné avec deux immenses acteurs de théâtre. Alors, cette économie du geste juste dans leur travail est partout. Natasha est formidable pour ça. Pour le conte, j'avais envie de cet aspect artificiel. Je voulais que cette montagne enneigée soit un peu un décor de théâtre. Elle est très stylisée, dépouillée. Je partais aussi d'un jeu vidéo que j'ai découvert sur internet, Limbo, l'histoire d'un petit bonhomme qui va chercher sa sœur dans les limbes. L'univers visuel est assez génial, tout en ombre et en dégradé de noirs, de blancs et de gris. J'avais envie de construire tous ces dégradés de blancs pour la montagne. Je ne voulais pas non plus une vraie rivière, mais quelque chose qui m'évoque un peu celle de E la nave va de Fellini. On a donc fait une rivière en tissu. Je trouvais belle l'idée que l'univers des rêves de ces grands acteurs de théâtre soit aussi un univers théâtral. Cela peut dérouter des gens qui aiment le réalisme, je le comprends, mais de mon côté, c'est tout à fait assumé.

C. : La forêt est un vrai personnage du film. Elle est d'ailleurs très traversée, occupée par des gens qui ont avec elle un rapport très différent. Et puis toute cette vie très organique est filmée de manière presque contemplative.
T. de T. : J'ai supprimé des rencontres parce que je la trouvais déjà trop habitée. Mais au fur et à mesure que Jeanne et Michel s'enfoncent dans la forêt et vont vers leurs destins, la forêt se dépeuple et évolue. Elle devient de plus en plus organique, à la fois en putréfaction et maternelle, elle est très vivante et sexualisée. Elle est bien plus qu'un décor. La trouver a pris d'ailleurs beaucoup de temps pendant le repérage. On tournait au Luxembourg où même les forêts sont ennuyeuses ! Elles se ressemblent toutes, et pour moi, les belles forêts sont faites d'un mélange de choses qui cohabitent. On a fini par trouver ce qu'on cherchait dans cette région du Luxembourg qui s'appelle La petite Suisse. Cette forêt était magnifique, il y avait même cette grotte dont l'ouverture ressemblait à un vagin : Piccoli pouvait sortir de là et il renaissait. Tout y était très évocateur. Nous sommes tombés sur cet amphithéâtre et là m'est venue l'idée qui manquait dans le scénario, de cette colère comme une émotion possible face à la mort. J'ai eu envie que Michel, en sortant de la grotte arrive dans ce théâtre et essaie de tuer sa part d'enfance.

C. : Il est au bord de la folie, non ?
T. de T. : Oui. Dans une autre prise, il était complétement fou, il écumait, il hurlait sur cet enfant. Mais nous étions allés très loin. C'était un numéro d'acteur extraordinaire mais ça n'était plus juste pour l'histoire. J'ai préféré m'arrêter là. Il parle de lui-même à la troisième personne et il y a là comme une vraie confrontation à la mort, à l'inéluctable et c'est terrible. Mais il ne sait pas tuer cet enfant. Alors il continue son chemin et cet enfant le suit. On le voit manger des myrtilles comme un gorille du Rwanda. La caméra va chercher l'enfant qui fait la même chose puisque c'est lui-même. Et il doit apprivoiser cette présence. C'est un procédé difficilement admissible au cinéma aujourd'hui : on rencontre sa part d'enfance et on avance avec. Comme chez Lynch le monde intérieur est filmé sur le même plan que le monde extérieur. Comme chez Bergman effectivement, ou chez Fellini, d'une manière très différente. Des plumes dans la tête, mon précédent film, filmait aussi la folie depuis l'intérieur. Cette femme refuse son deuil et réinvente son enfant à ses côtés jusqu'à le laisser partir. Je voulais l'accompagner, plonger dans ces visions.

C. : Ça a été difficile de diriger Piccoli ?
T. de T. : Non pas du tout. Mais on ne dirige pas Piccoli. On l'aime, on le déteste, on le soutient... On s'est beaucoup observé. Il avait vraiment besoin de mon regard. Un rien suffisait à l'inquiéter. Quelquefois, il s'énervait, ne me trouvait pas, se mettait à crier : « Il est où le réalisateur ? ». Je lui répondais : « Je suis là Michel, derrière toi ». On pouvait alors repartir sur les bons rails. Certains réalisateurs font beaucoup de prises, je n'en fais que deux ou trois. Mais les acteurs étaient tellement bons qu'il n'était de toutes manières pas nécessaire d'en faire plus. Et puis, nous avions beaucoup de choses à tourner en très peu de temps, 20 jours seulement. Nous avons donc utilisé deux caméras. Philippe Guilbert était à la première et à Virginie St Martin en qui j'ai toute confiance, j'ai confié la seconde pour qu'elle aille faire les plans de nature. Elle tournait aussi quand on pouvait faire certaines séquences avec deux caméras pour les changements d'axes ou de cadres dont j'avais besoin. Tout est donc allé extrêmement vite. On ne répétait quasiment pas. Chacun savait ce qu'il avait à faire, tout était très préparé. Et puis, quand Piccoli débarque dans une scène avec toute sa fraîcheur, il n'a aucun besoin qu'on répète. Répéter doit même être assez énervant pour lui parce qu'il a vraiment besoin de se saisir de l'instant dans les prises.

C. : Le goût des myrtilles est le récit d'un voyage initiatique ?
T. de T. : C'est en se perdant qu'on se trouve, je crois. J'ai toujours fait cette expérience-là. Une fois par an, je fais des voyages avec des amis ornithologues, dans la jungle le plus souvent. À un moment donné, je les quitte, je pars de mon côté et je marche jusqu'à me perdre. Quand j'ai très peur, je m'arrête et j'attends que ma peur s'apaise. J'ai alors le sentiment que tout peut m'arriver, que n'importe quel animal peut venir sur moi, je me sens absorbé par le végétal, par la nature. En s'enfonçant dans la forêt, ces deux vieilles personnes vont à la rencontre d'elles-mêmes. Dans les contes occidentaux, les gens marchent et changent d'endroits et de monde. Dans les contes japonais, on tombe dans un trou, un puits, et on change de dimension. Michel tombe d'une falaise puis découvre cette grotte. L'une des pistes possibles du film est qu'il n'a pas survécu à sa chute, tout ce qui suit explore la fraction de seconde avant qu'il ne meure.

C. : Et le film se termine sur une consolation ?
T. de T. : « Une vie, c'est un peu court, non ? », dit Piccoli qui s'adresse à Natasha d'un « mon amour ». Qu'est-ce qu'il reste de nous quand on est mort ? Les morts continuent de nous habiter. Après, tout se dilue et c'est très bien. 

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