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Léopold Legrand : « Les films doivent parler d’eux-mêmes »

Publié le 04/11/2022 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

Nous l’avions repéré avec son film d’école Angelika. Peu après, il y eut son premier court-métrage professionnel, Mort aux codes. Léopold Legrand, réalisateur français sorti de l’INSAS il y a 5 ans, vient de passer au long avec Le Sixième enfant, quadruplement primé au festival d’Angoulême et toujours en salles. Cette adaptation libre du premier roman d’Alain Jaspard, Pleurer les rivières, confronte deux couples que tout sépare (les uns sont ferrailleurs, les autres avocats) autour du sort d’un enfant - le sixième -. Damien Bonnard, Sara Giraudeau, Judith Chemla, Benjamin Lavernhe composent le casting de ce premier film travaillé par l’intime, la justesse documentaire et la qualité dialoguée.

Léopold Legrand : « Les films doivent parler d’eux-mêmes »

Cinergie : Vous avez étudié à l’INSAS. Quel recul avez-vous vis-à-vis de ces années passées à l’école ?

opold Legrand : Avant cela, j’ai fait des études littéraires et ma cinéphilie était beaucoup moins importante.  À l’INSAS, j’ai tout appris. Je pense que ce que j’ai le plus aimé, c’est la ligne pédagogique de l’école : « Pour faire un film, vous n’avez pas besoin d’une grosse caméra ou du matériel dernier cri, vous avez juste à ouvrir les yeux ». Je pense que la ligne « cinéma du réel » m’a aidé pour les documentaires et pour les fictions. Je me suis rendu compte que la frontière entre les deux était mince : quand j’ai fait mon court-métrage documentaire Angelika, c’était très scénarisé. Quand je fais des fictions, j’essaye qu’elles soient très documentées.  À lINSAS, j’ai aussi appris qu’il fallait un scénario de documentaire, un point de vue, qu’on ne disait pas la vérité, mais sa vérité.

Je pense souvent à Thierry Odeyn, un professeur de l’INSAS, théoricien du cinéma, qui nous a montré des films importants, notamment Terre sans pain (Las Hurdes) de Buñuel, où il y a une mise en scène documentaire avec une exigence de point de vue. Il nous parlait aussi souvent de l’éthique, tentait de nous faire comprendre à quel point un film engageait son réalisateur. Sur Angelika, j’ai raconté l’histoire d’une enfant avec une vie complexe. Je ne pouvais pas la raconter telle quelle, en dévoilant ce qu’elle ne m’avait pas confié. Il fallait qu’Angelika devienne un personnage de son histoire. Sur mon autre court, Mort aux codes, un film sur le repli sécuritaire de la société française qui installe des codes à toutes ses portes, je ne devais pas faire un film moralisateur parce que les gens ont malgré tout des raisons de mettre ces codes à leurs portes.
Sur le long,
Le Sixième enfant, la question éthique était aussi une boussole pour ma mise en scène parce que le sujet était extrêmement glissant. Si on le caricature, on pourrait dire que ce sont des gens fortunés qui achètent un enfant à des gens précaires, ce qui est très borderline. Je me devais de raconter cette histoire dans l’intimité des personnages, ne pas tomber dans le discours, être dans le respect de ces vies et des choix des protagonistes.

 

À l’INSAS, j’ai eu la chance de faire mes premiers essais, de me tromper aussi... Par exemple, mon film de fin d’étude, Les Yeux fermés, est le film où j’ai le plus appris je pense, alors qu’en même temps, pour moi, c’était un film raté. Je n’avais pas suffisamment de distance avec le sujet. J’ai appris que pour raconter quelque chose, ça doit me toucher intimement, mais que la juste distance est primordiale. L’école permet aux étudiants de faire des films avec beaucoup moins de pression, de faire des erreurs, de se confronter à des regards de professionnels et de jeunes passionnés. Ces années ont façonné mon regard et ma façon de faire du cinéma. J’ai adoré ces années à lINSAS, ça me manque même aujourd’hui. Je dois tout à l’école.

 

C. : Ce film de fin d’études que vous trouvez raté, quel était son sujet ? Vous disiez que vous n’aviez pas la distance suffisante…

L.L. : C’est l’histoire d’un jeune apnéiste qui accompagne sa mère qui est en train de mourir d’un cancer. Le film suit ce garçon qui, lors d’une compétition, a des hallucinations sous l’eau et se voit avec sa mère. Comme j’avais vécu ça, le décès de ma mère, j’avais l’impression que je racontais cette histoire en m’identifiant beaucoup trop au personnage. J’arrivais avec beaucoup d'envie mais je n’ai pas réussi à les exprimer. Je pense que j’étais trop affecté par cette histoire.

Pour Le Sixième enfant, j’ai raconté une double figure maternelle que je connais bien mais l’histoire de ces personnages est très éloignée de la mienne. Je pense que la distance avec le sujet est plus juste.

 

C. : Je comprends que ce soit un sujet dur et aussi qu’on puisse se servir du cinéma pour apaiser sa douleur.

L.L. : Je ne fais pas mes films dans une démarche cathartique mais je sais que les faire permet de donner un sens à ce que j’ai vécu. Avec Les yeux fermés, c’était trop frontal, je n’ai pas réussi à faire le pas vers le spectateur. Je pense que les films doivent parler d’eux-mêmes : il ne faut pas connaître mon histoire pour être touché par eux.

 

C. : Comment vous êtes-vous approprié le roman d’Alain Jaspard, Pleurer les rivières ? Qu’est-ce qui vous a incité à choisir cette histoire, pour en faire votre premier long-métrage ?

L.L. : Quand j’ai découvert le roman, j’ai été séduit par l’histoire de ces deux femmes. Leur détresse et leur réunion autour de l’enfant me touchaient. La relation entre elles était très complexe : désirée et subie, marchande et amicale. J’avais envie de travailler le triangle de l’intime, de la loi et de la morale. J’avais aussi envie de travailler la question du jugement qui s’altère lorsqu’on creuse l’intime.

Quand j’ai approché Alain Jaspard, il m’a accordé beaucoup de confiance. Je lui ai dit qu’il y avait plusieurs choses qui m’intéressaient, mais que je n’avais pas envie d’en faire une adaptation stricte, et il m’a laissé la voie libre. Il était parti d’un fait divers pour écrire son roman, il était intéressé par la question sociale, les clivages qui défigurent la société. Moi, je voulais travailler la question de l’intime, les multiples visages de la détresse.

Il y a eu beaucoup de changements. Le personnage d’Anna joué par Sara Giraudeau était en limite d’âge pour avoir un enfant, ce qui n’est pas le cas dans mon film, elle était illustratrice de livres pour enfants, moi, j’en ai fait une avocate. Enfin, le dénouement est différent. C’est un autre projet de récit et c’est bien ainsi. C’est une histoire en mutation.

 

C. : Comment avez-vous été amené à travailler avec votre co-scénariste Catherine Paillé ?

L.L. : Jai d’abord travaillé seul mais j’ai assez vite senti la nécessité d’être accompagné. Il se trouve que Catherine était la compagne d’un producteur qui travaillait dans les mêmes locaux que les producteurs et puis, j’avais vu Shéhérazade (qu’elle a coécrit avec le réalisateur Jean-Bernard Marlin, sorti en 2018) que javais adoré. Lorsque j’ai eu un séquencier un peu en place, je lui ai proposé de m’accompagner. J’avais très envie d’avoir un regard féminin sur cette histoire. Nous avons commencé à travailler ensemble, à restructurer, puis, à s’échanger des versions, en ping-pong. Catherine est capable de rentrer dans des projets très différents du moment qu’elle sent le point de vue, le désir de son interlocuteur.

 

C. : Comment est-ce que le quatuor d’acteurs s’est construit autour du film ? Est-ce que vous leur avez donné la possibilité de s’approprier le texte et d’improviser ?

L.L. : Je me suis beaucoup questionné sur les personnages de Franck et Meriem joués par Damien Bonnard et Judith Chemla. Comme il y avait un texte très écrit, auquel je tenais, j’ai eu envie de travailler avec des acteurs chevronnés. Nous savions à quel point c’était glissant d’incarner des gens faisant partie d’une communauté, discriminée en plus, sans en être membre soi-même. Mais pour moi, c’est l’essence même du travail d’acteur que d’aller ailleurs, de s’imprégner puis de composer. Judith Chemla et Damien Bonnard avaient confiance en moi et trouvaient que le texte n’était ni cliché, ni pathos, ni misérabiliste. Ils ont donc fait un gros travail documentaire et on s’est lancé. Je suis admiratif de leur prestation. Tout comme je suis heureux du travail de Sara Giraudeau et Benjamin Lavernhe que je trouve juste et sensible. Mais pas d’improvisation, non !

 

C. : Comment est-ce que ces comédiens ont ressenti ce film ? Est-ce que vous étiez amenés à parler de cette question de confiance ? Qu’est-ce qui vous a incité aussi à les choisir ? Ils sont tous très bons, aussi bien en duo qu’en quatuor.

L.L. : Je n’ai pas écrit en pensant à des acteurs. En fait, ce sont des acteurs que j’aime voir à l’écran. C’était ça, le point de départ. La vie des voyageurs, en extérieur, dans des caravanes, imprègne leurs visages, leurs mains. Damien Bonnard, lui, il avait ça. Le pari avec Judith était plus osé, mais j’adore cette comédienne. Je connaissais sa capacité à se déplacer. Ce qu’elle a fait sur le phrasé, sur le corps, sur la manière de porter les enfants, je trouve ça impressionnant.

Ensuite, le personnage joué par Sara Giraudeau a entrepris quelque chose d’immense, je trouvais intéressant de travailler le contraste : dans son apparence, elle est fragile, elle va au-delà de la raison. Je trouve que Sara a quelque chose de mystérieux dans le regard. Elle a amené beaucoup de complexité au personnage. Benjamin, quant à lui, me posait des questions sur le propos du film, voulait explorer la question morale en profondeur. Comme son personnage.

Au début, quand j’ai découvert le pitch du roman, l’histoire d’un échange enfant/camion, je trouvais qu’il y avait quelque chose de presque malsain. Après, au fur et à mesure des pages et de la plongée dans l’intimité des personnages, je me suis mis à les comprendre, à les aimer. Je trouvais intéressant de faire cheminer une morale... Les comédiens avaient vu mes courts-métrages et avaient une idée de la manière dont je mets en scène, même si ce n’était pas encore très affirmé. Ils aimaient aussi l’histoire, les dialogues. Après, en termes de direction d’acteurs, franchement, je n’ai presque rien fait. J’ai travaillé simplement sur le rythme et l’intensité : plus vite, moins vite, plus fort, moins fort… La direction, c’est au casting et en préparation que ça se passe. Est-ce qu’on veut raconter la même histoire ? Est-ce qu’on parle le même langage ?

 

C. : Êtes-vous content du résultat ?

L.L. : C’est un peu tôt pour le dire mais je suis heureux de l’aventure. Ce qui est sûr, c’est que j’ai fait du mieux que j’ai pu.

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