Les plages d'Agnès d'Agnès Varda
Virtuose et malicieux, Les plages d'Agnès est un film sur la mémoire vivante du passé, conté avec le souci d'en creuser les imprévisibles parcours. D'un raccourci à l'autre, l'optique d'Agnès Varda consiste à déchiffrer ce qui reste vivant dans le présent. Il s'agit de fouiller dans son propre passé, de reconstituer, de rejouer hic et nunc les cartes de ses souvenirs combinées de documents d'archives disparates (de la photo ancienne à l'extrait de films) en utilisant l'art pictural du collage. Les plages d'Agnès est un film bilan au déroulé foisonnant d'idées, des plages vivifiantes de la mer du Nord de l'enfance belge jusqu'à celle construite théâtralement rue Daguerre, devant son domicile (son port), un endroit où elle crée une plage de sable qui montre le travail artisanal de Ciné Tamaris, sa mini-factory. Sous les pavés du XIVème arrondissement de Paris, la plage. Une façon élégante de faire un clin d’œil à mai 68.
Petit à petit, le puzzle d'une vie et son sens se reconstituent. Agnès Varda, Agnès V., Agnès devenue, commence la première séquence de son film par la plage de Blankenberge, à la mer du Nord. Liés à son enfance, elle y emmène des miroirs qui s'entrechoquent les uns les autres. « Les vacances ont presque toujours inclus sable et plage. (…) Nos vacances d'été se passaient sur les grandes plages plates du Nord. Un jeu y faisait fureur : le commerce des fleurs en papier (…) On fabriquait les fleurs avec du papier crépon froissé en ourlant les pétales de roses. Le tout monté sur un fil de fer. Il fallait ramasser la monnaie, des coquillages, et les trier par catégorie. » (1)
La Belgique donc, et Bruxelles... Agnès gambade dans sa maison de jeunesse, rue de l'Aurore, à Ixelles, nous montre le bassin en forme de poire et, en lieu et place de l’intérieur de la demeure, elle filme le propriétaire de la maison, collectionneur passionné de trains électriques dont la singularité lui permet de s'étonner davantage encore. Point de nostalgie, d'autres vies ressuscitent la sienne. Restons à Bruxelles. « La Belgique, c'est encore Jacques Ledoux, conservateur de la Cinémathèque Royale qui, le premier, dès 1955, me donna confiance dans mon propre travail. Par ailleurs, il était drôle et même cool. Je l'aimais beaucoup. Il a figuré au Bar du Dôme, au fond d'une image de Cléo de 5 à 7. » (1)
Pour jouer « marabout-bout-de-ficelle », une méthode qu'affectionne Agnès, l'apparition de Jacques Ledoux dans La Jetée de Chris Marker, ami proche de Varda fait apparaître Marker qui lui demande, après l'épisode des photos effectuées sur les comédiens du TNP de Jean Vilar et le tournage de La Pointe Courte à Sète : « Et la Nouvelle Vague ? » Fastoche. Après le succès public d’À bout de souffle, Georges de Beauregard, le producteur du film, demande à Jean-Luc Godard s'il connaît un autre réalisateur capable de tourner avec un petit budget. Godard lui parle de Jacques Demy qui réalise Lola avec Anouk Aimée. Celui-ci recommande, à son tour, Agnès Varda qui est capable de tourner un film à très petit budget (depuis La Pointe courte, elle connaît bien ce système d'artisanat qu'elle utilisera toute sa vie), ce qui lui permet de tourner le très beau Cléo de 5 à 7 (avec, dans l'équipe, Marin Karmitz qui sort de l'IDHEC). Dans une scène hommage aux films muets de Chaplin et Keaton, Agnès s'empare d'un Godard avec et sans lunettes! « Le couple Godard-Karina était attendrissant, enfants terribles et amants, heureux amants. Leurs amours étaient juvéniles, violentes et inventives. Je suis contente de les avoir faits tourner ensemble une histoire d'amour et de mal vu, à défaut de malentendu puisque ce film était muet, avec train à vapeur passant sur un autre pont et péniches sur le canal. La lumière de ce jour-là et la bonne humeur générale restent pour moi un souvenir qui symbolisa la Nouvelle Vague telle que nous l'avons vécue, l'imagination au pouvoir et l'amitié en action. »(1)
Utiliser le fil du temps, d'un lien à l'autre, d'une trajectoire où Jacques Demy rencontre, comme elle, Los Angeles, où Chris Marker figure en Guillaume-en-Egypte, son chat perché, tout cela donne une grande légèreté aux Plages d'Agnès, un film qui nous ravit et nous rappelle que créer, consiste, avant tout, à étonner. Rien de surprenant si Agnès Varda se tourne aussi vers l'art pictural : les installations, films vidéos et expositions (L'Ile et elle à la fondation Cartier, à Paris, en 2006).
« J'ai toujours navigué entre le documentaire et la fiction, dans lesquels je ne fais aucune différence », confiait Jean-Luc Godard, à propos de Masculin-féminin. Agnès Varda nous dit la même chose. Sans toit ni loi est « une fiction ayant une structure documentaire », Mur, murs et Les Glaneurs, c'est l'inverse. Pour Les Plages d'Agnès, Varda, réalisatrice touche-à-tout, entrelace documents d'archives et représentation au présent d'un vécu passé, choses vraies et choses re-fabriquées en ne cessant de créer des ponts entre les deux. Le tout dans la rêverie plutôt que dans le rêve d'un monde qui ne cesse de se transformer. La tempête peut balayer, un moment, la plage, mais le ciel, la mer et le sable demeurent.
(1)Agnès par Varda, éditions Les Cahiers du cinéma.