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Les prières de Delphine, de Rosine Mbakam

Publié le 01/03/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

En sélection internationale au Cinéma du Réel (du 12 au 21 mars 2021 – en ligne)

La Noire de...


Rosine Mbakam a longuement travaillé au Cameroun pour la télévision. C’est là qu’elle s’est formée au cinéma avant de continuer des études à l’INSAS. Elle a réalisé de nombreux courts-métrages et plusieurs films remarquables et remarqués : Mavambu ! sur l’artiste Freddy Tsimba coréalisé avec Mirko Popovitch, mais aussi deux longs-métrages documentaires, Les Deux visages d’une femme Bamiléké qui raconte, au travers de conversations avec sa mère, son retour au pays, ainsi que Chez Jolie Coiffure, portrait de Sabine, de son salon et des femmes entre elles à Bruxelles. Dans ses deux derniers films, ce que recueille Rosine Mbakam, c’est la parole de ces femmes qui se racontent et se confient par dessus leurs gestes quotidiens. À nouveau, son dernier film, Les Prières de Delphine est le portrait d’une femme, une femme camerounaise arrivée en Belgique pour y chercher un avenir meilleur qu’elle ne trouvera pas. Une femme qui se nomme Delphine.

Les Prières de Delphine de Rosine Mbakam

 

Dans une maison où s’entassent toutes sortes d’objets, comme les reliquats d’autres vies anciennes ou possibles, où une baie vitrée laisse transparaître un bout d’horizon comme un autre possible, sur un lit, telle une naufragée, Delphine se raconte. Elle s’enroule dans les draps, fume, parle. Elle passe des rires aux larmes, du désespoir le plus profond au chant, du chagrin à la colère. Quand, au bord de l’abîme où la portent ses souffrances, elle prie pour une seconde chance, un pardon, et que ses enfants rentrent à la maison et babillent hors champ, elle se ressaisit, efface ses pleurs, se redresse. C’est ce mouvement perpétuel qui habite, et le film, et la vie de Delphine : s’affaler/se redresser, tomber/remonter, se perdre/se ressaisir, subir/survivre…

Belle et forte, habillée de colère, Delphine est une princesse déchue que les hommes et la misère ont roulée dans l’adversité et la haine de soi-même. À la caméra qui lui fait face, à Rosine Mbakam qui se tient derrière, elle raconte tout de son histoire, dans l’espace clos de sa chambre. Une avalanche d’épisodes douloureux que le film découpe en autant de moments, de récits, de confessions. Et parfois de colère. Sa rage vibre sans cesse, qui agite sa souffrance, brise les cadres de tous les discours normés et bien pensants. En face d’elle, la caméra se tient droite, immobile, le plus souvent muette. Elle fait face, attentive. Parfois, elle s’échappe un peu vers la baie vitrée, ce coin de ciel. Mais la plupart du temps, elle pose quelques questions puis se tait et écoute. Regarder, laisser la parole rebondir, se briser, l’accueillir, la recueillir, c’est ce que fait Rosine Mbakam avec amitié et une complicité qui se raconte dans quelques anecdotes, des photos, des rires hors champ. Quelques souvenirs. Sa mission, Delphine la lui a confiée : « Tout dire »… Est-ce une prière ou une confession ? Les confessions demandent à être absoutes. Si Delphine demande pardon, a-t-elle vraiment fauté ? Car la vie l’a roulée, sans cesse, dans ses ornières, ses souffrances, ses cruautés. La vie, ou plutôt les hommes. Et ils sont nombreux, depuis son Cameroun natal jusqu’à Bruxelles, « ce paradis des Blancs où il n’y a que souffrance ».

Le dispositif est clair, il a déjà été longuement utilisé par le cinéma documentaire. À chaque fois, il prend le même risque quand il offre un individu en pâture à l’avidité des spectateurs. Le risque du voyeurisme, celui de l’écœurement d’une proximité qu’on subit plus qu’on ne la choisit, le risque du rejet. Il a souvent la même ambition : celle du témoignage, des exemplarités sous les traits de la singularité. Mais ici, l’attention aiguë de la caméra aux mots si forts de Delphine, le montage qui travaille ses récits par vagues, flots et marées, la complicité qui porte les confidences effacent tout malaise. Alors, la voix de Delphine, absolument singulière, tisse dans l’espace qui la recueille l’épaisseur d’un sujet en train de se reformer sous nos yeux. Par la grâce de l’écoute derrière la caméra, de ce visage attentif qui lui fait face et nous abrite, c’est sa singularité irréductible qui peu à peu émerge. Dans un va-et-vient qui renvoie sans cesse à qui la regarde, parce que c’est à son amie que Delphine s’adresse, la fragilité du dispositif s’expose et se maintient au bord de la fêlure. Et si Delphine se met en scène, se maquille, se prépare, si elle s’emmêle dans ses souvenirs au risque de nous perdre, peu importe. Puisque tout est là justement, dans l’acte intime et profond qui se noue entre les deux femmes, celle qui regarde et celle qui se livre, dans l’acte de se raconter, cette possibilité de se ressaisir de soi-même, d’être rendue à sa subjectivité.

 

Les Prières de Delphine de Rosine Mbakam

Delphine n’est pas qu’une victime, qu’une pute, qu’une mère, qu’une enfant abandonnée, qu’une victime du colonialisme et du patriarcat. Elle est tout ça et bien plus, « La Noire de », comme celle de Sembene Ousmane, celle de tout le monde, et pourtant, celle de personne. Et c’est là où se tient la noblesse du film de Rosine Mbakam : avoir rendu à Delphine sa dignité de personne, complexe et singulière, en suivant sa parole qui, le temps d’un film, la façonne sous nous yeux. C’est une métamorphose, l’apparition d’un sujet qui crie sa révolte et refuse désormais de n’être qu’un objet dont on use et abuse, caché, rejeté, passé sous silence. Delphine se montre et occupe le champ. Elle existe, et sa parole témoigne de l’inépuisable violence faite aux femmes racisées, objet de toutes les colonisations et les prédations. Par la grâce de ce déploiement face à nous, de ce regard porté sur elle, de cette écoute silencieuse et patiente, la métamorphose advient. Et comme les expériences se passent à travers les mots, la compassion et l’empathie, notre propre métamorphose de spectateur, grâce à la liberté et le courage de ces deux femmes, advient, au sortir de cette épreuve de l’écoute, à la fois brutale et douce.

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