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Lola vers la mer, de Laurent Micheli

Publié le 12/11/2019 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Les saveurs de l’amour déçu

Avec Lola vers la mer, Laurent Micheli nous livre un second long-métrage sensible et empreint d’émotion. Au départ d’une facture ultra classique, il démontre sa capacité à brosser des personnages forts, crédibles et terriblement humains dans leurs doutes, leurs contradictions, leurs blessures, leurs limites et leur volonté de les transcender. Des personnages auxquels on s’attache et que la caméra suit pas à pas, traque dans leurs expressions et leurs non-dits et débusque dans leurs sentiments, rarement fades. Un évident talent de cinéaste grâce auquel Laurent Micheli, malgré quelques maladresses, sort son histoire d’amour de tous les pièges d’une narration décidément traditionnelle. Et le spectateur de se prendre au fil des rapports tumultueux de ce jeune transgenre, bien déterminé à aller jusqu’au bout de sa vérité, et de son père qui ne peut se résoudre à accepter cette décision qui semble le remettre en question au plus profond de lui-même. Et de se poser cette question cruciale : « Comment réagirai-je si une histoire semblable m’arrivait ? »

 

Lola vers la merPendant longtemps le cinéma grand public a évité de remettre en question les stéréotypes inspirés depuis des générations par le masculin et le féminin ; ou s’il le faisait, c’était le plus souvent, à la façon de Tenue de soirée, sur le mode du scandale ou de la provocation. Mais depuis quelques années, les choses sont heureusement en train de changer. Les films évoquant la confusion des genres (M et /ou F) ou traitant de la diversité sexuelle avec un point de vue ouvert et décomplexé et une sensibilité reflétant très souvent des expériences vécues se font de plus en plus nombreux. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à la programmation du récent Festival du film francophone de Namur qui mettait en avant nombre d’œuvres de fiction et de documentaire abordant ces thématiques. Homosexualité masculine et féminine, travestissement, transsexualité,… autant de manière de rechercher une vérité intime loin des stéréotypes et des comportements attendus. Un univers où souvent le bonheur d’aimer se double d’un profond mal être intime ou social.

Dans cette programmation, on attendait avec intérêt le second long-métrage de Laurent Micheli, Lola vers la mer, qui nous arrive du festival d’Angoulême très bien accueilli. Présent à Namur il y a deux ans avec un premier film à compte d’auteur (Even Lovers get The Blues), le réalisateur en était ressorti avec le prix de la Presse et un joli succès d’estime. Aujourd’hui, il nous plonge dans l’histoire de Lola, une jeune fille transgenre de 17 ans, en pleine révolte contre son père qui ne peut accepter que son fils Lionel soit devenu cette fille qu’il ne reconnaît pas et qu’il ne veut pas, qu’il ne peut pas admettre dans sa vie.

Lola, c’est une battante, une guerrière. Ce caractère fort, on le voit dès les premières images où elle dévale à tout berzingue les rues de Bruxelles, sur son skate, et la rage au ventre. On la retrouve dans la violence avec laquelle elle s’oppose à son père aux obsèques de sa mère. Ce père qui ne l’a pas informée de la cérémonie parce qu’il ne voulait pas l’y voir, ce père à qui elle dérobe l’urne contenant les cendres de sa maman. Entre les deux, cela fait des étincelles. Aucun n’entendant céder à l’autre le privilège de rendre à l’épouse, à la mère le dernier hommage qu’elle souhaitait : voir ses cendres dispersées dans la mer, près de la maison où elle a grandi et où la famille a passé une bonne partie de ses vacances. Il faudra donc qu’ils y aillent ensemble, et à voir Lola monter dans la BM du paternel, on se dit qu’il va y avoir du sport et qu’on aura de la chance si, à l’arrivée, on récupère autre chose qu’un carnage.

Bien entendu, tout ne va pas se passer comme cela. Evidemment, les premiers débordements de testostérone passés, les long huis clos dans la voiture vont être pour Lola et son père l’occasion d’une remise à plat, d’une lente prise de conscience et enfin d’un début de compréhension, sinon d’acceptation. Une porte s’entrouvre pour permettre un chemin vers l’autre dont on sait qu’il sera long et difficile.

Pour raconter son histoire, Laurent Micheli n’entend pas prendre de risques sur la forme. Nos cinémas ont en effet depuis longtemps usé et abusé du road movie pour mettre en scène des conflits personnels et familiaux intenses et leur résolution. Et le film en suit le schéma classique sans jamais s’en écarter. Sans doute, le réalisateur entend-il « dégager le terrain » pour pouvoir se concentrer pleinement sur ce qui l’intéresse vraiment : ses personnages, comment ils vont se tourner autour, se rentrer dedans et finalement peut-être s’apprivoiser.

Lola vers la merAu premier plan, il y a bien sûr le pari de mettre en avant avec le plus de vérité possible un personnage transgenre : sa révolte, sa colère, sa volonté de s’imposer face à tous ceux qui, comme son père, la rejettent. Un thème fort, tellement fort qu’il est un peu comme l’arbre qui cache la forêt. Sans nier l’importance de donner la parole, de reconnaître cette liberté fondamentale de vivre sa vie et de s’assumer jusqu’au bout, au-delà du transgenre, il y a surtout un terrible conflit entre un père et son enfant, coupable chacun aux yeux de l’autre de n’être pas conforme à ses attentes. Entre le père et l’ado en révolte, une même douleur d’amour déçu qu’ils se jettent à la tête. "Depuis tout petit, il ne nous a jamais causé que des problèmes", explique le père.  "Tu m’as abandonnée, jeté à la rue, sur le trottoir comme un chien ", renvoie la fille. "C’est à cause du chagrin que tu lui a causé que ta mère est morte", dit le père. "Elle avait peur de toi, de tes réactions, de tes colères", répond la fille. Chacun, recroquevillé sur son chagrin, est devenu incapable de voir l’autre qui souffre. Sans même se rendre compte de la souffrance qu’ils infligent à celle qu’ils disent tous deux aimer : la mère, écartelée entre ses deux amours. Et quand, pour résoudre les problèmes, on cherche des coupables plutôt que des solutions, ne reste bientôt plus que le ressentiment, la colère, et puis la haine.

Le casting choisi pour incarner cette opposition constitue pour le réalisateur un autre pari risqué. Le choix d’une véritable personne transgenre pour incarner Lola représentait pour Laurent Micheli une évidence. La jeune Mya Bollaers accepte le défi, mais c’est une comédienne sans véritable formation ni expérience que Micheli met face à un Benoît Magimel éblouissant. Revenu à son meilleur niveau, le comédien français exprime le désarroi du père avec une impressionnante présence physique alliée à une grande sensibilité. Avec sa fougue et sa détermination la jeune Mya s’en tire honorablement, mais est parfois à la peine face à un tel abattage. Cependant pour Micheli, le personnage du père est aussi essentiel. C’est à travers lui que le spectateur ordinaire, non sensibilisé d’emblée, doit pouvoir entrer dans l’histoire, comprendre le problème et finir par se poser la question : comment réagirais-je dans semblable situation ?

Sans manichéisme ni jugement, et avec des seconds rôles peu nombreux mais intéressants (mention spéciale à l’interprétation très sensible de la flamande Els Deceukelier, trop peu connue chez nous), Laurent Micheli réussit une œuvre séduisante, qui braque le projecteur sur des personnes souvent ignorées et pousse le spectateur à s’interroger sur ses propres limites. Pourquoi est-ce si difficile parfois d’accepter l’autre tel qu’il est ? Pourquoi l’amour doit-il s’embarrasser de conditions ? Toutes questions vitales pour pouvoir aborder, non seulement les personnes mais aussi dans son ensemble notre société en plein changement.

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