Décédé le 7 août 2012, Luc de Heusch ne fut pas que l'assistant d'Henri Storck qui lui enseigna une certaine éthique du cinéma en tant que témoin du réel entre 1947 et 1949 (Au carrefour de la vie), il fut surtout écrivain, cinéaste, ethnologue…un grand essayiste de son temps.
Lucky-Luc de Heusch
Le déclic cinématographique
Etudiant d'Anthropologie à l'Université Libre de Bruxelles, il découvre le cinéma à l'Ecran du séminaire des Arts, animé par Henri d'Ursel et André Thirifays. Ils lui font rencontrer Henri Storck. Il nous avait confié : « Ce fut lui l'étincelle... Je cherchais du travail pour payer la fin de mes études à l'Université et il m'engagea comme assistant. Je découvris le cinéma de 1947 à 1949 en l'écoutant parler, en le regardant faire. Il n'y avait pas d'école de cinéma évidemment à cette époque, mais j'avais droit à des leçons particulières. Il inventait de nouvelles techniques pour les prises de vues au banc titre de Rubens et j'appris ainsi comment fabriquer un film sur l'art. J'appris les rudiments de la mise en scène en le voyant diriger les acteurs pour un court métrage intitulé Au carrefour de la vie. Mais surtout, il m'enseigna une certaine éthique du cinéma en tant que témoin du réel ; tout film exige une minutieuse enquête préalable, de longs mois de préparation. » (1)
L'ethnologie, la diversité et la technique
Via la culture (ou le culte) du progrès, la rationalité occidentale (la raison analytique ou la raison dialectique) oublie la diversité empirique des différentes sociétés humaines qui continuent à coexister sur terre. Le souci des ethnologues est de saisir ces cultures différentes, de « se mettre à la place des hommes qui y vivent, comprendre leur intention dans son principe et dans son rythme, apercevoir une époque ou une culture comme un ensemble signifiant. » (2) Dans Histoire et technique (3), le chapitre de l'un de ses livres, Luc de Heusch essaie, via le développement de l'évolution technique et les mutations qu'elle procure, d'offrir des repères et le parcours d'une histoire générale de l'humanité. Il termine cet écrit de 1963 avec ces phrases : « La civilisation technologique n'engendre pas seulement des contradictions socio-économiques, elle aboutit à une contradiction intellectuelle : elle se fonde sur la multiplication infinie des combinaisons, et cet infini échappe à l'esprit humain. »
Films ethnographiques en Afrique
Professeur d'ethnographie à l'Université Libre de Bruxelles, Luc de Heusch fonde, avec Jean Rouch, le Comité international du film ethnographique et sociologique.
Devenu le gendre d’Henri Storck, il se rend en Afrique centrale avec son épouse et y tourne, La Fête chez les Hamba (1955) : une « ethno-fiction » sur le rituel social et les coutumes d'une tribu du Nord-Kasaï. Suivi, la même année de Rwanda, tableaux d'une féodalité pastorale (1956) portrait d'une société hiérarchisée autour de trois ethnies : un peuple de pygmées, les Twas, l'aristocratie des Tutsis et la communauté de paysans que forment les Hutus. Ces relations entre trois groupes différents, le cinéaste-ethnologue les met en scène telles qu'elles étaient avant leur dislocation lors de l'arrivée des colonisateurs blancs.
Fiction et documentaires bien de chez nous
Deux ans plus tard, il offre un film célèbre devenu, Les gestes du repas, une observation etno-sociologique sur la Belgique à table. Nous passons une partie de notre vie à manger seul ou en communauté avec un rituel particulier s'il s'agit d'une communion, d'un mariage ou d'un enterrement.
Les Amis du plaisir poursuit cette lignée en 1961, en nous montrant un groupe théâtral dans le monde rural du Hainaut qui a participé aux Gestes du repas. Fondé en 1895, le groupe comprend des acteurs amateurs qui se réunissent amicalement pendant le sommeil hivernal de la vie paysanne. L'amitié, la complicité d'un village de quatre cent cinquante citoyens, qui, la veille du retour du printemps, assiste au spectacle d'une pièce élaborée pendant la saison d'hiver. En 1967, de Heusch réalise un long métrage de fiction, Jeudi on chantera comme dimanche, l'histoire d'un couple (Marie-France Boyer et Bernard Fresson) qui entre dans un monde du travail modulé par la société de consommation. Une société vouée au bien-être et aux loisirs, écrivaient certains sociologues, à l'époque (vision sublimée des relations sociales et économiques modulées aujourd'hui par les systèmes électroniques qui accélèrent les échanges commerciaux). Un film qui, en 2012, prend un sérieux coup de jeune face aux contradictions de nos sociétés post-industrielles en Europe et aux Etats-Unis. En 1968, il réalise Libre examen, sur la contestation à l'ULB dont il suit l'agitation de très près, dans une salle devenue aujourd'hui un des pièces de la Bibliothèque de la Réserve précieuse de l'Université. Les 55 minutes de cette chronique sur la révolte estudiantine ont été montées à partir des rushes sur pellicule noir et blanc par Denise Vindevogel et Eliane Dubois, contestataires à l'INSAS, école de cinéma de Bruxelles.
L'Art sans lard et le lard de l'art
En 1970, Luc de Heusch réalise Alechinsky d'après nature (la peinture en mouvement) et en 1972, Dotremont-les-logogrammes (la pureté du geste de l'artiste). Outre des films sur ses amis du groupe Cobra (Pierre Alechinsky, Jean Raine et Christian Dotremont), de Heusch (dont le pseudonyme au sein du groupe Cobra était Zangrie) avait réalisé dix ans avant, Magritte ou la leçon des choses (1960). Un film qui restera dans les annales des films sur l'art. On y voit un personnage emblématique, le poète Marcel Lecomte discutant avec Magritte. Celui-ci, avant les situationnistes et les pro-situs (lesquels ont lancé les critères qu'utilisent des publicistes actuels) détourne les énoncés de l'ordre social. On ne découvre donc pas Magritte dans l'acte de peindre sur une toile, parce que ce n'est pas son souci et encore moins celui de Georgette son épouse qui n'aimait pas nettoyer un sol encombré de taches colorées à l'huile en supplément de la poussière quotidienne du temps qui passe. Entre Alechinsky et Magritte, c'est le lard de l'art pour l'un et l'Art sans lard, pour l'autre.
Ethnologie, le retour
Retour aux films anthropologiques avec, en 1984, Sur les traces du Renard Pâle (Recherches en Pays Dogon 1931-1983). Luc de Heusch retrace le parcours de Marcel Griaule, l'un des fondateurs des recherches ethnographiques en France et de sa collaboratrice, Germaine Dieterlen. Le dit renard pâle étant le maître du désordre chez les Dogons. Il s'agit aussi d'un dialogue avec son ami Jean Rouch qui filme, depuis 1951, les grands rituels des Dogons.
En 1997, Fête chez les Hamba – nouvelle version du film de 1956 et aussi une suite : Les Amis du plaisir trente ans après (1996). La société bouge, le tissu social se dissout et la mécanisation change les méthodes ancestrales sur lesquelles repose le monde rural. En 1999, Quand j'étais belge survole l'histoire d'un petit pays traversé par des conflits communautaires et des crises autour de la question royale.
Publications
En plus de la publication de Cinéma et sciences sociales (1962), on lui doit de nombreux ouvrages de sciences humaines. Il a publié Essais sur le symbolisme de l'inceste royal en Afrique (1958), À la découverte des tsiganes (1966) et chez Gallimard, Pourquoi l'épouser ? Et autres essais sur les problèmes de la parenté avec un hommage à Patrice Lumumba, héros tragique de l'indépendance congolaise, assassiné en 1961. Un texte qui nous invite à découvrir la société des Tetela du Kasaï d'où est issu Lumumba et que connaissait bien, pour y avoir longtemps séjourné, Luc de Heusch. Un bel exemple du privilège de l'épistémè (connaissance) sur la doxa (l'opinion occidentale de l'époque).
À force d'explorer les sentiers autour de l'autoroute du monde, on retiendra que celui que Luc de Heusch nous fait découvrir est construit comme une musique polyphonique qui privilégie la diversité et la créativité.
1 À Chacun son cinéma, cent cinéastes belges, édité par Luc Pire et Cinergie
2 La pensée sauvage, de Claude Levi-Strauss, éditions Plon
3 Pourquoi l'épouser, Luc de Heusch aux éditions Gallimard