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Marie Le Floc’h et Jalal Altawil, Je serai parmi les amandiers

Publié le 08/03/2021 par Constance Pasquier et Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

 « Si il n’y a pas de liberté, il n’y a pas de cinéma »

Je serai parmi les amandiers, co-produit par Hélicotronc (Belgique) et Les Films Grand Huit (France) est l’un des cinq films encore en lice pour le César du meilleur court-métrage 2021 dont la cérémonie un peu spéciale aura lieu ce vendredi 12 mars. Marie Le Floc’h qu’on avait repérée en son temps avec Elena (réalisé à l’IAD avec Gabriel Pinto Monteiro) croque avec Je serai parmi les amandiers, son premier film professionnel, le destin d’une famille syrienne obtenant le statut de réfugiés en France, en dépit de la séparation des deux parents. Avec son comédien et compagnon Jalal Altawil, cumulant théâtre et cinéma, Marie Le Floc’h aborde, pour Cinergie, l’expérience de tournage, la nécessité d’être naturel, d’expérimenter, de s’intéresser aux non-dits, aux évidences et aux précisions.

Cinergie : Marie, entre tes études d’histoire et celles en réalisation, qu’est-ce qui a fait la bascule ? Qu’est-ce qui t’a amené à faire des études de cinéma alors que tu ne l’avais pas forcément prévu au départ ?

Marie Le Floc’h : J’ai fait la connaissance d’un professeur de cinéma au lycée quand j’avais 15 ans. J’étais en option cinéma, il nous montrait beaucoup de choses différentes, des films incroyables, des courts-métrages aussi. Le premier film qui m’a vraiment bouleversée, c’était Dolls de Takeshi Kitano. Il avait une curiosité et une culture du cinéma incroyables et c’était génial qu’il nous fasse découvrir tout ça alors qu’on était jeune.

Peu après, j’ai suivi un autre parcours, mes parents n’étaient pas du tout dans le domaine artistique et je n’avais pas encore imaginé que le cinéma pouvait devenir un métier. Je suis alors partie étudier l’histoire et sciences politiques. Pendant ma deuxième année, un chef op' a emménagé en-dessous de chez moi, il m’a emmenée sur des tournages. Je n’y faisais pas grand-chose. C’était juste pour observer. Il avait un atelier, et on a commencé à faire des films en groupe, avec rien du tout. Je me suis rendu compte que c’était vraiment ce que j’avais envie de faire. J’ai mis du temps à comprendre que ça pouvait devenir un métier. Maintenant, je ne me vois pas faire autre chose, quoiqu’il arrive, même si c’est difficile.

 

Marie Le Floc'h © Constance Pasquier/Cinergie

 

C. : Jalal, comment ça s’est passé de ton côté, l’ouverture au cinéma ?

Jalal Altawil : Il n’y a pas d’école de cinéma à Damas, il y a juste une école de théâtre. J’ai découvert le cinéma ici, en Europe. J’ai fait quelques trucs là-bas mais pas grand-chose. Il n’y a pas beaucoup de cinéma chez nous, c’est presque interdit parce que c’est considéré comme dangereux par ces régimes qui sont un peu comme des dictatures. On peut faire du théâtre, de la télévision mais pas du cinéma. C’est comme des ciseaux qui coupent tout, qui suppriment un espace de liberté. Un seul film sort tous les trois ans, alors qu’on fait énormément de séries de télévision. C’est un système pour que les gens regardent la télévision, pour qu’ils ne pensent pas à autre chose qu’à leur petite vie. Ici, j’ai rencontré le cinéma et surtout le cinéma d’auteur.

C. : C’est fou de penser que le cinéma est dangereux alors que les études théâtrales sont autorisées. On pourrait dire que le théâtre aussi est dangereux…

J.A.: Oui mais tout est contrôlé. Le régime peut contrôler le théâtre, les textes, … mais il ne peut pas contrôler un film parce qu’il existe dans la tête du réalisateur. Tu peux donner un scénario à ceux qui les contrôlent mais ils ne pourront pas censurer les messages cachés. Il y a eu des films incroyables qui sont sortis, mais ils ont tout de suite été interdits. On avait cinquante cinémas à Damas, maintenant il n’y en a plus que deux.

C. : Aujourd’hui, les nouvelles technologies favorisent la démocratisation et rendent l’accès au métier possible pour une nouvelle génération de cinéastes. Comment ça se passe en Syrie ? La situation politique est forte, il doit y avoir des envies de raconter ce qu’il se passe, des envies de témoigner.

J.A. : Oui, ça a commencé à bouger après 2011, après la révolution, surtout en documentaire. C’est seulement après que sont venues les fictions, quand on a mieux compris la situation politique. Dans l’action, pendant la guerre, il n’y a pas de scénario parce que c’est plus grand que ça. Waad Al-Kateab, réalisatrice de Pour Sama (Cannes 2019) et d’autres personnes incroyables ont commencé à agir, à faire des films. Il y a maintenant des gens qui ont commencé leur vie ici, en Belgique, et plus largement en Europe, et qui ont besoin de liberté. Si il n’y a pas de liberté, il n’y a pas de cinéma. Chez nous, il n’y en a pas. Certains travaillent dans le cinéma mais pour Bachar al-Assad, pour des dictateurs, d’autres filment des documentaires dans les villes détruites.

C. : Marie, as-tu eu le sentiment, quand tu étais à l’IAD, de choisir ce que tu avais envie de raconter ? Il y a beaucoup de contraintes à respecter à l’école.

M.L.: En soi, une école n’est pas vraiment nécessaire, mais c’est quand même un accélérateur d’expériences et de rencontres et c’est ça qui en fait la richesse. Même s’il y a énormément de contraintes, parfois très lourdes, l’école nous pousse à chercher à l’intérieur ce qui nous intéresse. C’est très formateur. Il y a plein de choses que je n’avais pas envie de faire, mais il fallait toujours que je trouve mon chemin. Moi, ça m’a beaucoup appris.

C. : Il est souvent question du langage dans tes films. Il y a beaucoup de non-dit dans Je serai parmi les amandiers. Pourquoi avoir choisi de raconter une fiction, basée sur le réel, en laissant la place à des choses qui ne sont pas expliquées ?

M.L.: Ce n’est pas quelque chose que j’avais théorisé, à laquelle j’avais réfléchi au début. C’est venu de façon instinctive. Ce qui n’est pas dit révèle énormément des rapports humains et de ses complexités. Le médium cinéma permet de dévoiler ces choses qui ne sont pas dites. Ça prend une ampleur que je trouve très intéressante. Ça laisse la place au public qui n’est pas passif mais qui se projette.

C. : Et toi, Jalal, en tant que comédien, tu as dû avoir le sentiment d’avoir plus de liberté parce que tout n’était pas écrit dans le scénario. Comment te situes-tu face à cette question du non-dit ?

J.A. : Avant, quand je travaillais juste comme acteur, je cherchais toujours le lien avec le théâtre où il faut travailler le personnage, son histoire, ses façons d’être, pour pouvoir le vivre soi-même. Au cinéma, ce n’est pas pareil. Ce n’est pas seulement un comédien qui joue. Il ne faut pas trop jouer, il faut vivre, être naturel. Ce n’est pas un travail de deux jours, c’est un vrai projet de recherche. On parle de cinéma ici en Europe. Moi, j’ai de la chance parce que j’ai tout effacé, j’ai nettoyé ma tête de toutes les règles que j’ai apprises avant. J’étais blanc et j’avais envie d’apprendre. Notre film m’a changé comme acteur : je ne lis pas l’histoire de la même façon. Ce n’est pas simplement un scénario, c’est un roman. On voit les phrases, on les sent et on imagine comment on va les construire. Pour travailler, il fallait créer un lien avec le réalisateur ou la réalisatrice et ce lien avec Marie était très fort. C’était la première fois que je me sentais vraiment là et je sentais que je ne jouais pas.

 

Marie Le Floc'h et Jalal Altawil © Constance Pasquier/Cinergie

 

C. : Marie, qu’est-ce qui t’a amené à vouloir travailler avec Jalal ?

M.L. : En fait, au tout début du film j’avais vraiment envie de travailler avec des non-professionnels. J’ai fait un casting sauvage à Bruxelles, puis à Paris, mais je n’ai pas eu d’évidence. Quelqu’un qui travaille à l’Office national du cinéma en Syrie m’a donné une liste d’acteurs partis de Syrie et habitant en France. Il y avait Masa [Zaher] et il y avait Jalal. J’ai eu une évidence en les voyant, ça ne s’explique pas. Énormément de choses s’expriment rien que par le visage, la présence de Jalal. Il y avait quelque chose que je cherchais dans ce personnage qui était à la fois présent, imposant, mais aussi profondément humain et fragile, et c’est cela que j’ai retrouvé tout de suite quand on s’est rencontré. Il a cette force à la fois de ne rien faire et d’être incroyablement expressif. Et sur le tournage, il a une force de proposition que je ne retrouve pas chez d’autres personnes, il va proposer des choses, réfléchir à son personnage…

C. : Il dit lui-même qu’il se retrouve dans ce personnage.

J.A. : On parle d’une famille syrienne, moi je suis Syrien. Évidemment Marie ne connaît pas toute la culture syrienne. Il y a le rythme, la musique, les détails. Mon devoir en tant qu’acteur est de proposer de nouvelles choses, des couleurs, des habits, etc. C’est normal, ce serait aussi le cas pour un acteur iranien.

M.L. : On a fait des lectures deux mois avant le tournage et on y discutait de tous les détails que Masa et lui nous avaient proposés. C’était super d’avoir leurs retours à tous les deux et toutes ces discussions.

C. : Sur quels types de détails pouvais-tu intervenir ? C’est quoi le rythme dont tu parles ?

J.A. : Le rythme familial. Par exemple, quelquefois quand je parle avec ma mère ou mon frère, Marie croit qu’on se dispute. Mais non pas du tout, c’est l’inverse ! Quand tu fais du cinéma, il faut être précis. Parfois on lit un scénario, mais il y a une musique qui ne rassemble pas les personnages. Par exemple les chansons, on les a choisies ensemble. La première que j’ai envoyée à Marie, c’était une chanson traditionnelle qui ressemble un peu à la situation entre les deux personnages.

Il manquait aussi certaines choses : la façon dont ils parlent, les relations entre le père, la mère, la fille ou le fils. Nous, on se touche beaucoup, on est plus proches des Italiens (rires) ! Il faut amener ça, on ne peut pas être une famille syrienne dans un cadre européen, ça ne marche pas et il faut respecter cela.

C. : Ce qui m’intrigue Jalal, c’est que tu m’as dit qu’il n’y avait pas de réalisateur en Syrie, pourtant il y a quand même un Office national du cinéma…

J.A.: Oui, chez nous en général les réalisateurs font leur école en Syrie. Puis certains reviennent, et les autres fuient le régime. Pour étudier en Syrie, il faut travailler cinq ans pour le régime, en faisant des films sur les dictateurs comme si tout allait bien (rires) !

C. : Je serai parmi les amandiers est ton premier film professionnel, Marie, après deux courts faits à l’école. Il a réussi à émerger parmi les 24 films présélectionnés aux Césars pour faire partie des 5 finalistes. Comment ressentez-vous le fait que votre histoire soit beaucoup plus repérée d’un coup ?

M.L. : On fait des films pour les partager, proposer d’autres regards et aussi susciter des discussions. Toutes les discussions en festival avec le public ont été très intéressantes. Personnellement, ça m’a beaucoup appris, il y a des choses que je ne referais plus parce que j’ai grandi entre temps. La sélection aux Césars nous permet de partager encore le film, c’est le plus important. Je ne pense pas qu’on fasse des films pour les prix, mais évidemment que c’est super pour l’équipe et pour les acteurs, ça nous encourage. Et ça nous permet aussi de continuer.

J.A.: Je suis d’accord. Notre plus belle rencontre a eu lieu avec les gens qui travaillaient au port : les filleteuses et les filleteurs. C’est là que j’ai découvert que c’était ça le cinéma. Ce n’est pas pour les grandes salles, le grand public, les entrées, non. Ce sont des gens qui se regardent, avec de la magie dans les yeux. Comment parler d’eux, toucher ce milieu, c’est ça qui est très important, et la sélection aux Césars nous donne la force de continuer et de parler.

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