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Nous la mangerons, c’est la moindre des choses d’Elsa Maury

Publié le 01/10/2020 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Histoire d’amour et de mort 

Le fameux rayonnement du cinéma belge réclamé à corps et à cris par les pouvoirs subsidiants ne tient pas qu’à la montée des marches cannoises par les deux frères cinéastes. Non, il tient aussi à la présence moins tapageuse sans doute mais plus diversifiée, riche et foisonnante, de documentaires audacieux dans les plus grands festivals ! Et beaucoup sont produits par les ateliers de productions, une spécificité toute belge mise en péril il y a peu quand leurs subsides furent menacés. Les films du CBA, du CVB, de Dérives, de Graphoui, du Gsara ne cessent de faire parler d’eux et voyagent de salles en salles bien plus longtemps que d’autres productions qui les remplissent plus rapidement mais tombent tout aussi vite dans l’oubli. L’an passé, le CVB avait produit Sans frapper, le film d’Alexe Poukine, sélectionné dans de nombreux festivals de prestige et notamment au festival Visions du Réel à Nyons. Cette année encore, une autre production du CVB est sélectionnée dans le grand festival de documentaire suisse, Nous la mangerons, c’est la moindre des choses d’Elsa Maury.

À découvrir dans le cadre du festival Alimenterre.

 

Nous la mangerons, c'est la moindre des chosesDepuis quelques années maintenant, Elsa Maury axe ses recherches artistiques sur la question du bien manger, bien tuer et son premier film la prend de face et de front. S’il fallait encore une fois prouver l’importance des ateliers de productions qui accompagnent et soutiennent des démarches exigeantes et originales, ce film fort, au parti pris narratif frontal, en fait l’énième démonstration.

Nathalie est bergère dans le Sud de la France. Elle vit dans une petite commune qui fait partie du Parc national des Cévennes, dans la région du Hérault. Voilà pour le décor. Il n’est pas même planté : on y entre d’un seul coup et on n’en sortira pas. La caméra d’Elsa Maury se glisse au milieu de la garrigue entre Nathalie et ses bêtes. De la vie de cette jeune femme en dehors des moutons qu’elle élève, on ne saura rien. Très peu de dialogue, pas de lieu sinon les enclos, les champs, un abattoir à peine entrevu. Pas vraiment d’horizon sinon celui des montagnes au loin. Comment est-elle arrivée là ? Qui est-elle ? Pourquoi et depuis combien de temps ? Autant de questions que le film laissera en suspens. Très peu d’autres personnages entrent dans le champ de la caméra : une vétérinaire qui ouvre le ventre d’une brebis malade, une autre femme qui lui explique comment découper la carcasse d’une bête… Des femmes toutes les deux à des places pédagogiques qui transmettent des gestes et des savoirs. Les autres restent hors champ, à peine des voix, parfois.

 

La plupart du temps, la caméra saisit Nathalie au travail seule en tête à tête avec ses bêtes. Elle surveille, elle soigne les moutons, elle alimente les agnelles fragiles… Elle met les mains dans la gadoue, les ronces, le sang. Elle achève un animal blessé. Elle en sauve un autre grâce à la peau de celui qu’elle vient de dépecer. Tout le film raconte ce rapport à la vie et à la mort, circulaire, des naissances joyeuses ou difficiles aux moutons qui partent à l’abattoir. Ce qui est en jeu, sans cesse, c’est l’équilibre du troupeau dans son entier. Et le rêve de Nathalie : d’accompagner ses bêtes de bout en bout. Alors, elle se remonte les manches, et elle apprend à tuer ses animaux, à les découper avant de les manger. La portée politique du film se tient là, dans ce rapport éthique aux bêtes. Pas besoin de parler de l’industrie agro-alimentaire, des abattoirs modernes, du bien être animal… À travers les gestes de Nathalie, tout, pour une fois, nous est donner à voir : l’amour, le soin, comme le sang et la mort. Rien ne se cache derrière les grilles des usines. La caméra d’Elsa Maury filme tout, frontale, dans la même position que la bergère et met tout sur le même plan. Pas d’évitement quand il s’agit de regarder l’intérieur du corps. Pas d’attardement sentimental sur les moutons souffrants. Le temps des séquences est celui de Nathalie, celui du travail, de l’observation. Et puisque la jeune femme fait tout, apprend tout, regarde tout ce qui fait la vie de ses bêtes, depuis les tétés mignonnes jusqu’aux vers qui vivent dans le tréfonds de leurs intestins, la caméra fait face avec elle et nous apprend dans le même temps. La transmission se poursuit, d’elles à elle, d’elle à la caméra, de la caméra vers nous… La même logique éthique et politique est à l’œuvre de bout en bout : car n’est-ce pas la moindre des choses que de regarder ce que l’on tue pour vivre ?

 

Nous la mangerons, c'est la moindre des chosesConstruit sur cette plongée dans ce quotidien sans repère ni saison, qui réduit le monde de cette jeune femme au territoire des bêtes, filmant au plus près les gestes grâce à une caméra souple, agile et proche, pris dans l’intimité de ce rapport à l’animal qui se dit dans quelques mots et la logique du vivant, Nous la mangerons se tisse aussi dans toute une série de cartons qui viennent s’inscrire à l’écran et scandent le film de confidences qui nous sont adressées. Écrits à la première personne, ils nourrissent le récit réaliste des faits et gestes d’une autre matière, celle des pensées intimes qui bruissent dans la bergère. Là, la parole se déploie vers nous alors que dans les séquences filmées, elle est principalement adressée aux bêtes. La place d’intermédiaire entre le monde animal et le monde des hommes se figure là aussi, dans ces cartons qui sont le lieu des vœux, des doutes, des peines… Cet usage des cartons contraste avec le silence à l’écran de Nathalie et sa manière d’avancer vers son but. Dans son travail, il n’y a pas de place ni de temps pour les doutes et les hésitations. Ils sont donc ailleurs, dans cet hors champ. Et cet interstice qui raconte pudiquement la douleur, la difficulté, et le remords parfois, vient pointer la détermination teintée de difficulté ou de douceur que les images racontent... Dans ce chemin qui se dit entre la vie et la mort, s’il est affaire de droiture et donc d’éthique, il est aussi affaire de regard et de courage. Comme la caméra d’Elsa Maury, Nathalie fait face et avance. Et c’est ce courage sans doute qui manque au monde des hommes d’aujourd’hui qui détournent leur regard des bêtes quand elles meurent pour pouvoir les manger. Et pourtant, ce n’est que le juste prix à payer...

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