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On the edge of happiness de Wil Mathijs

Publié le 11/04/2017 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Des gens sans importance

Filmé comme un long reportage, On the Edge of Happiness plonge dans le microcosme d’une famille bulgare de sans-abris installée illégalement dans la zone industrielle de Gand, en bordure de la ville. Une famille ? Plutôt un groupe… Si Stefan (la cinquantaine) et Niki (la quarantaine) agissent comme des frères, leurs liens de parenté ne sont jamais clairement établis. Le documentariste Wil Mathijs les a suivis pendant sept mois, entre 2014 et 2015. Vêtus de guêtres, les mains sales, le regard fatigué et las, ils recyclent tout ce qu’ils peuvent trouver dans les décharges et la forêt environnantes ou dans les poubelles de la ville : du bois pour le feu, des aliments de supermarché périmés... Ils vivent sous un branlant abri de fortune maladroitement assemblé avec quelques tôles et du fil de fer, sans douche ni toilettes, qui ferait passer la case d’un bidonville de Manille pour un palace. De leur vie antérieure, rien ne semble avoir subsisté. Ils n’ont pas de cartes d’identité. Pas de papiers donc pas d’aide sociale, pas de droit au chômage, pas de nourriture… pas de maison… « pas de chance ! », déclare Stefan, la mort dans l’âme, avec le peu d’humour qui lui reste, l’énergie du désespoir…

Stefan, Niki et le reste du groupe (la vieille mère de Niki, l’épouse éteinte de Stefan, un troisième homme plus âgé) ont trouvé refuge sur le terrain industriel de « De Lijn » à Gand, attendant vainement un emploi, un soutien social ou un logement. Leur « rêve » (si l’on peut dire) est d'obtenir un permis de séjour. Mais les saisons passent et, à chaque demande, ils se heurtent à un mur de règlements et de paralysie administrative qui les dépassent complètement. Lorsque l'un d'entre eux semble enfin pouvoir obtenir une carte d’identité provisoire, l'absence d'adresse s’avère un obstacle insurmontable. Stefan aura sa carte quand il communiquera… son adresse ! Or, Stefan ne peut trouver un logement qu’en trouvant du travail. Et sans carte d’identité, pas de travail ! L’administration est un serpent qui se mord la queue, un cercle vicieux au milieu duquel Stefan tourne en rond depuis des mois comme dans un roman de Kafka… La lenteur de la machine administrative est une vraie menace de mort : plutôt que de dire simplement « oui, restez » ou « non, rentrez chez vous », le système les fait poireauter sans compter qu’un jour de plus dans cet enfer les déshumanise petit à petit. A côté, La vie de Daniel Blake ressemble à une comédie romantique ! En ville, tous les refuges sont pourtant vides après que leurs occupants aient été expulsés par la police. De toute façon, pour Stefan et Niki, trouver du travail est une tâche impossible, compliquée par le fait que pour maximiser leurs chances, ils doivent apprendre DEUX langues : le français et le néerlandais ! Difficile de prendre des cours chez Erasmus lorsque certains jours, on doit sucer de vieux noyaux afin d’étancher sa faim !

Aujourd’hui, alors que les hommes étaient à la recherche d’eau, de détritus et de vieux fers, les services sociaux (qui traitent leurs demandes de régularisation et leur octroient le revenu minimum - 11 euros par jour pour cinq personnes !) sont venus leur annoncer qu’ils doivent déguerpir au plus vite car des travaux sur le site vont commencer, en vue de la construction d’un énorme dépôt de trams. Des menaces en l’air ? De l’intimidation ? Peut-être, peut-être pas… Un matin de printemps 2015, des dizaines de menaces d’expulsion plus tard, la réalité les rattrape… Wil Mathijs arrive pour filmer mais le groupe a disparu. On apprend que la police est passée et leur a ordonné de partir. Interviewée, une responsable de « De Lijn » déclare froidement « C’est mieux comme ça pour eux. Vivre ici n’est pas une vie ! J’espère qu’ils trouveront une solution. Nous allons commencer les travaux et fermer le site pour faire en sorte que personne ne puisse plus venir trouver refuge ici. » L’abri est vidé et démoli en quelques minutes. Mathijs filme la scène, a priori anodine, pourtant bouleversante. Des mois d’une vie « sans importance » disparaissent en fumée… Cruelle ironie, en raison de la crise économique, la construction sera finalement retardée…jusqu’en 2018 !


Les médias, actualité oblige, insistent logiquement depuis des mois sur la crise migratoire et sur les réfugiés en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient, sur les camps de Calais. On en oublierait presque ce peuple européen perdu au sein de l'Union européenne elle-même, kafkaïenne. La Bulgarie est le pays d’Europe où les salaires sont les plus bas (327 euros par mois), où le taux de pauvreté atteint des records. Chaque année, ce sont 15.000 personnes qui la quittent à la recherche d'une vie meilleure dans la partie prospère de l'Europe. La Bulgarie a rejoint l’Union européenne en 2007, les Bulgares sont donc libres de voyager et de travailler dans d'autres pays. Sans papiers cependant, ils ne peuvent rester qu’en marge de la société, à l’orée des villes, dans des abris insalubres, comme des hommes des cavernes.

Le film pose la question de la dignité. Ces démunis ne luttent plus pour vivre, simplement pour survivre. Ils savent qu’ils ne seront jamais riches, ni heureux, et demandent seulement le minimum vital. Rêver de plus leur est interdit. Ils hésitent à rentrer au pays mais là-bas, le prix d’un loyer pour une simple chambre sans eau chaude est exorbitant… En filmant Stefan et Niki, en recueillant leurs témoignages, Mathijs insiste sur leur intégrité, leur envie réelle de trouver un boulot, leurs espoirs puis leur déception et résignation quand ceux-ci sont anéantis un à un. Jamais d’amélioration, jamais la moindre bonne nouvelle ! Juste l’inexorable marche vers une mort certaine. Marre d’être des sous-hommes « qui font tâche », sans accomplissements, oubliés de tous, sans rien à montrer si ce n’est un dénuement matériel et spirituel total, une lassitude insidieuse qui les détruit de l’intérieur alors que la faim et le froid les tuent de l’extérieur, à petit feu… Le jour avant leur disparition, Niki, désespéré, dit à sa femme que, quoi qu’il arrive, leurs enfants grandiront sous les ponts. « Est-ce que je dois me jeter du haut d’un building ? » demande-t-il. Ce sera la dernière fois que nous l’entendrons.

Stefan et Niki sont-ils encore en vie ? En Belgique, en Bulgarie ou ailleurs ? Entassés au fond d’une fosse commune peut-être ? Tout le monde l’ignore. Mais au moins, Gand aura son dépôt de trams en 2018 ! Au générique, la mention « avec le support de la ville de Gand » sonne presque comme une insulte ! Que penseraient les réfugiés du fait que le cinéaste a reçu des subsides pour venir filmer leur misère, leur détresse ? Ironie toujours ! C’est là la limite de l’exercice documentaire qui pose une série de problèmes éthiques et moraux : où commencent le voyeurisme et l’exploitation ? Le public a maintenant un beau film digne et poignant, destiné à nous sensibiliser au sort des réfugiés. Mais au bout du compte, Stefan, Niki et leurs proches, eux, n’ont toujours rien… Une fois l’écran éteint, le titre sonne ironiquement - On the Edge of Happiness (« on the edge » signifiant « à la lisière, à la marge » comme leur situation sociale et géographique, mais également « à deux doigts » d’un bonheur chimérique…) - et laisse un goût terriblement amer en bouche.

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