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50/50 - Quand je serai dictateur de Yaël André

Publié le 05/04/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

 

Elle passe sa petite enfance sous les ciels bleus du Maroc. Un peu déconcertée par le retour en Belgique malgré l'appât des bonbons et du chocolat, Yaël André a étudié à Bruxelles la Philosophie et l'écriture de scénario. Elle est arrivée à Berlin peu avant la chute du mur et y a vécu pendant cinq ans. Là, elle a notamment travaillé comme chercheuse sur l'histoire du cinéma documentaire Est-allemand et comme programmatrice de films (collaborations avec les cinémas Babylon et Arsenal (rétrospective de films belges)), Balàzs à Berlin, puis à Bruxelles avec le Goethe Institut, le cinéma Nova, le festival "Filmer à tout prix" (panorama "DDR Dok"...). Aujourd'hui, elle vit et travaille à Bruxelles. Avant de réaliser ses propres films, elle a pratiqué un peu tous les métiers du cinéma (cadreuse vidéo, preneuse de son, assistante, interprète, costumière, régisseuse, etc...). Elle alterne aujourd'hui avec des films “de cinéma“ et d'installations vidéos plus légères. Le style qu'elle affectionne est une sorte de burlesque féminin qui se fiche un peu du cloisonnement "fiction documentaire". Elle rêve de trouver une méthode pour réaliser un film imprévisible, c'est-à-dire capable de «susciter l’émotion d’une ravissante brume matinale au travers de la gaze d’une moustiquaire», et où «la réalité serait le plus court chemin de notre inquiétude au miracle». La diffusion de ses films suit un parcours fécond et zigzagant: ils ont été montrés aussi bien dans des Musées d'Art moderne qu'en prison, dans des festivals "classiques" ou plus expérimentaux. Avec le même sourire timide, ils naviguent dans les réseaux indépendants comme dans des lieux plus "institutionnels".

50/50 - Quand je serai dictateur de Yaël André

Anne Feuillère : Quand je serai dictateur a été sélectionné dans de prestigieux festivals, a reçu le Magritte du documentaire, a voyagé partout. Comment expliquez-vous ce succès ?

Yaël André : Si je l'expliquais, je serais Madame Soleil – ou milliardaire. Mais je ne suis qu'une petite dictatrice de province. Disons que, parmi les éléments qui pourraient peut-être expliquer une partie de ce succès, il y a ces images amateurs 8 mm et Super 8, leur matière, leur texture, leur contenu, leur « force d'identification »… Ce sur quoi je n'aurais pas forcément parié à l'avance : on aurait pu croire que ces petites bobines de films de familles n'auraient concerné que les Belges mais étonnamment non, le film a largement circulé, aussi bien dans les écoles à Taïwan, qu'au fin fond des États du Mexique, en Turquie, au Kosovo, etc. Franchement, ça me dépasse complètement et cela me touche que ces petites images belges rencontrent des cultures et des esprits aussi divers. Peut-être aussi que ce qui a plu, c'est le fait d'aborder une donnée tragique de manière légère, ce que je voulais faire dès le départ : aborder la question de la mort et du deuil sur ce ton inattendu, avec l'idée d'essayer dans le même mouvement de se dévisser de l’une de nos vieilles « passions tristes ». Je ne sais pas si c'est réussi, mais ça rencontre apparemment une certaine adhésion. Autre éventuelle explication : le fait de s'imaginer d'autres vies possibles?… J'avais mis cette phrase de Rimbaud au début du dossier de production du film : « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dûes ».

 

A.F. : Le film est aussi une véritable prouesse technique.

Y.A. : Didier Guillain a réalisé un vrai travail d'archéologie de l'image amateur 8 et Super 8, support très fragile qu'il a fallu numériser avec précaution. Il a fallu ensuite gérer une immense quantité d'images de façon intelligente et c'est là que le monteur Luc Plantier est entré en scène. La musique d'Hughes Maréchal, la voix de Laurence Vielle, le montage-son de Sabrina Calmels, l'assistanat d'Adélie Champailler… – impossible de citer tout le monde ici – sont autant de collaborations précieuses qui ont fait que le film est finalement devenu ce qu'il est. Un film est toujours un travail collectif et un artisanat. Et, s'il fonctionne, c'est parce que chacun a amené son univers et une partie de lui-même.

 

A.F. : Est-ce que ce film marque un tournant dans votre parcours de cinéaste ?

Y.A. : Oui et non. Chaque film que j'ai réalisé a imposé sa logique de fabrication, de production, de diffusion. Il y a, je crois, une continuité entre mes films et dans mon travail, plus généralement. Pour Quand je serai dictateur, j'avais filmé pendant dix ans en Super 8 et il me semblait qu'il y avait là un corpus d'images qui méritait de devenir quelque chose. Il m'a semblé intéressant de mêler mes images à celles d'autrui, parce qu'elles sont, au fond, du même ordre : des images intimes, de famille, du quotidien… J'ai découvert à ce moment-là l'existence de milliers de kilomètres de ces petites bobines de « cinéma amateur » qui ne demandaient qu'à être réutilisées, mais qui étaient souvent littéralement jetées à la poubelle. Je n'ai pas voulu aborder ces images d'un point de vue historique ou sociologique, mais bien d'un point de vue de cinéaste : que racontent ces images si on les regarde avec un peu d'attention ? Le rapport le plus honnête que je pouvais avoir avec elles était de les « détourner » manifestement de leur usage (supposé) premier, de telle sorte qu'on puisse deviner en même temps ce pour quoi elles avaient été faites et ce que je leur faisais dire, très différent de leur usage premier… Comme si les détourner révélait en même temps un de leur potentiel. J'ai, en quelque sorte, appliqué la phrase de Rimbaud aux images.

 

A.F. : Et ce succès a-t-il changé votre manière d'aborder votre métier ? 

Y.A. : Oui, je dirais qu'il a calmé quelque chose… comme une vieille inquiétude. Mais en même temps, étrangement, cela n'a pas été si simple à porter pour moi. C'était un film peu financé – comme tous les docus – sur lequel j'ai cumulé les fonctions de réalisatrice, scénariste, monteuse, productrice, comptable, distributrice du film, etc. J'ai donc littéralement dû le porter « physiquement » en allant le présenter ici et là. Mais dans le même temps, j'ai produit, réalisé, etc. un autre projet également très dévorant, le webdoc Synaps. J'ai travaillé comme une furie 7 jours sur 7 pendant deux, trois, quatre ans d'affilée, absolument non-stop, ce qui a été une source de fatigue extrême. En terme de travail, mener ces deux gros projets en même temps et sur plusieurs postes à la fois, c'était de la folie. Donc, ce qui a changé, c'est que j'ai réalisé que je ne voulais plus, que je ne pouvais plus, assumer autant de postes à la fois. Bref, pour des raisons prophylactiques, je suis désormais obligée de limiter ma toute-puissance de dictatrice. Ce qui, au fond, n'est pas plus mal pour tout le monde.

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