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Rencontre autour du film Ali et Aliette d’Aliette Griz et Anne Versailles

Publié le 04/12/2019 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Entrevue

Ali est parti d’Irak pour s’installer en Belgique. Son rêve accompli, Ali décide malgré tout de repartir dans son pays trois ans plus tard… Aliette l'avait pourtant accueilli à Bruxelles au sein de sa famille. Ensemble, durant ces trois années, ils avaient cuisiné, écrit un livre, construit une terrasse et rêvé d’égalité. Mais que signifie encore ce mot ? Et que signifie celui-ci : “liberté” lorsqu’un homme n’a pas le droit d’aller et venir, de conduire, de chercher du travail et de vivre de façon indépendante  ? Après trois ans d'attente, de démarches infructueuses, de refus de toute part, Ali a eu peur de devenir fou. Il a choisi de faire marche arrière. Aliette, elle, reste là... Restent aussi ces images, celles d’Ali et Aliette….

Cinergie : Qui êtes-vous Aliette Griz ?
Aliette Griz : Je suis une chercheuse… peut-être que cela suffit de dire ça. Une chercheuse de langage. Une chercheuse de mots… et à présent d’images.

Ali et Aliette

C. : Les images, c’est donc un nouveau langage pour vous ? 
A. G. : Oui tout à fait ! Je ne suis pas réalisatrice. Le projet de ce film s’est imposé à moi. J’avais depuis longtemps envie de faire ça et d’ailleurs, j’avais fait au départ des études de cinéma mais sans passer à l’acte. Et puis là, miracle, il y a un projet qui arrive, un producteur, Philippe Sellier de Triangle 7, qui dit tout de suite oui et tout à coup, on peut construire quelque chose tous ensemble... C’est ça qui m’intéresse au fond, et c’est bien cela que raconte le film : la force du faire ensemble

 

C. : Faire des choses ensemble et surtout et d’abord avec Ali ? Mais qui est Ali ? 

Ali et Aliette

A. G. : Ali, c’est mon alter ego. Je l’ai rencontré au Parc Maximilien à Bruxelles en 2015. Le parc Maximilien abritait à ce moment-là un camp de réfugiés et moi je n’avais pas de travail et je me rendais régulièrement là-bas. Tout le monde se parlait, échangeait... Ali venait d’arriver d’Irak et il cherchait quelqu’un capable d’écrire son histoire. C’était très important pour lui d’écrire un livre, en français car l’objet livre et cette langue le fascinaient.

J’étais dans le parc avec Anne Versailles (qui a co réalisé le film) et c’est comme ça que l’on a rencontré Ali toutes les deux… J’ai commencé par enregistrer ce qu’il disait sur mon téléphone. Ali est quelqu’un de très très structuré et qui sait très bien raconter. Très rapidement, je lui ai dit que c’était à lui d’écrire ce livre, et que j’étais d’accord pour l’écrire avec lui. On a donc commencé ce travail ensemble, à quatre mains. On créait ensemble, Ali se mettait comme moi à la poésie, on faisait des lectures… C’était une période fructueuse, difficile mais intense et cela nous a pris beaucoup de temps. Il y avait d’abord le problème de la langue. Il écrivait en arabe, sa tante en Irak traduisait dans un anglais pas toujours compréhensible et Ali voulait absolument que le livre soit en français. C’était extrêmement important pour lui. Je pense que cela venait aussi du fait qu’en Irak le français n’est pas compris et du coup, cela le rendait plus libre de raconter ce qu’il voulait, son enfance, ses sentiments, ses idées… y compris sa vie sexuelle.

 

C. : Dans le film, le livre a une place centrale, il devient même objet d’une intervention artistique dans la rue, où il est cloué au sol, il est synonyme d’échec car il n’est pas publié mais on n’a jamais accès à son contenu.

Ali et Aliette A. G. : Non c’est vrai ! On y a pensé mais après, finalement on a voulu simplifier la narration. Et puis il faut dire que le film a commencé alors que le livre était déjà terminé. Maman je suis un réfugié a été un long parcours pour nous. Nous avons commencé à l’écrire début 2016 jusque fin 2017… Puis fin 2017, nous avons commencé à le proposer aux éditeurs mais c’était encore une fois, comme avec les papiers, un long processus d’attente qui a complètement miné Ali. Le film n’a débuté qu’en 2018 et à ce moment-là, il restait un peu de travail de relecture mais presque rien.

Le producteur voulait aussi que le film raconte notre histoire et les difficultés qu’Ali rencontrait pour devenir un homme libre, un homme avec des droits en Europe. Il voulait un film qui puisse toucher le grand public plutôt qu’un film qui explorait une œuvre littéraire, ou le processus d’écriture…

 

C. : Mais le film ne raconte pas les démarches administratives et toutes les difficultés autour de ça… Il est tissé par le quotidien, l’intériorité.
A. G. : Ce que nous voulions vraiment raconter, c’est la simplicité d’une rencontre, la simplicité d’une relation, d’une vie en commun. Ali et moi, nous sommes pareils… La vie devrait être aussi simple que ça, mais ce n’est pas le cas. Ça n’est pas possible à cause d’une seule chose : les papiers. Si on vient d’Irak, on ne peut pas conduire, on ne peut pas travailler, on ne peut pas voyager, être financièrement indépendant. Le monde est vraiment coupé en deux : il y a ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas… Ali est parti car il a eu peur de basculer vers l’illégalité et d’être menotté et rapatrié en Irak de force. Il voulait être légal, avoir des droits et il était hors de question pour lui de passer par un subterfuge pour obtenir cela. Je lui ai dit qu'il pourrait se marier, mais c’est aussi quelqu’un de très fier et il ne trouvait pas cette démarche juste.

 

C. : Et il est donc reparti…
A. G. : Il est reparti oui. Ça ne gâche pas la fin de dire ça puisque c’est la première scène du film : celle de notre au-revoir à l’aéroport. Il était important pour moi que le film commence sur ce départ. Je ne voulais pas d’une histoire qui fasse pleurer à la fin. Je voulais jouer carte sur table tout de suite.

Ali et AlietteCe départ qui n’était pas prévu a vraiment tout changé. L’idée au tout début était de filmer Ali et qu’Ali se filme sur toute la durée de son séjour, que l’on suive son parcours, ses progrès en français… Le producteur lui a donné une caméra. Il filmait beaucoup son ombre. Il se sentait sans doute invisible mais il y avait aussi une sorte de jeu qui montrait aussi que l’ombre pouvait se balader, se faufiler partout… Au départ d’ailleurs, je ne voulais pas être filmée. Mais le moral d’Ali s’est assez vite dégradé lorsqu’on a commencé le tournage et cette idée de grande période de temps n’a plus été possible puisqu’il a décidé de rentrer en Irak. Le producteur a dit : « On continue et après on décidera… tant pis si ce n’est pas le projet de départ… »
Bien sûr, le film est triste car on a commencé à tourner à un moment où c’était dur pour lui comme pour moi… C’était une période très difficile. C’est sûr qu’on aurait aimé que les ombres soient un peu plus dansantes…

 

C. : Que se passe t-il pour Ali maintenant ?
A. G. : Ali vit donc à nouveau en Irak. Il a construit un garage qu’il a appelé Bravo (toujours son sens de l’humour !) Il lutte. Il devait être là pour la sortie du film et du livre qui sort aussi au même moment mais depuis début octobre, l’Irak est à feu et à sang. Le quartier des ambassades est vraiment trop dangereux et il n’a pas pu faire sa demande de visa. C’est une vie vraiment difficile. Ils ont des problèmes tout le temps, du danger partout. 400 personnes ont été tuées depuis début octobre dans les manifestations. Il y a eu 12.000 blessés dont 3.000 blessés grave et la presse n’en parle presque pas.
C’est compliqué pour lui je pense. En plus lorsque tu as goûté à l’ailleurs... surtout qu’Ali se sentait parfaitement bien en Europe. La mentalité lui convenait parfaitement mais bien entendu les difficultés pour obtenir les papiers l’ont complètement détruit.
Avant, j’étais quelqu’un qui se disait qu’on peut apporter de l’espoir… et puis je me disais aussi qu’il était possible d’ironiser, de rendre les choses plus légères avec de la distance. Mais avec ce qui est arrivé, j’ai eu d’autres réactions, comme la frustration ou la colère. C’était peut-être un peu primaire mais il n’y avait pas de raison de masquer cela, de ne pas en parler. Je ne regrette pas.

 

Maman, je suis un réfugié, Éditions Academia, 2019

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