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Rencontre avec Juliette Mauduit pour L’Etre clignotant

Publié le 04/04/2023 par Nastasja Caneve / Catégorie: Entrevue

Diplômée en cinéma et en arts du spectacle à l’Université de Caen et de Lille, Juliette Mauduit a toujours eu envie de faire des films. Depuis l’adolescence, elle côtoie le monde de la vidéo via des associations et se forme de manière autodidacte à la technique, notamment quand elle travaille aux Ateliers d’Art contemporains de Liège avec l’artiste performeur Werner Moron. Également musicienne, elle forme un duo électronique, Nommo, avec Adam Fearn, elle réalise des clips vidéo expérimentaux pour différents artistes. L’Être clignotant, produit par White Market et coproduit par Camera-etc, Wallonie Image Production–WIP et Gsara ASBL, est son premier film dans lequel elle parle de son épilepsie. Film hybride, entre prises réelles, retravaillées par Johan Legraie, et animation, celle de Mathieu Labaye, L’Être clignotant reflète une vision personnelle d’une crise, une traversée poétique dans les méandres de son cerveau.

Cinergie : Pourquoi vouloir mettre des images sur cette maladie dont vous souffrez?

Juliette Mauduit: Il y a vraiment eu un moment de bascule en 2017 quand j’ai fait une crise d’épilepsie assez costaude sur la terrasse d’un café à Bruxelles. J’étais entourée par plusieurs amis qui n’étaient pas au courant de ma maladie et pour eux ça a été un vrai choc d’assister à ça, de m’accompagner à l’hôpital, etc. Avant ce jour-là, quand je me réveillais d’une crise d’épilepsie, j’étais en colère et j’avais honte. Ce jour-là, j’étais obligée d’affronter le regard de mes amis. Les autres crises ont eu lieu au sein de ma famille et tout le monde le savait soit elles survenaient quand j’étais seule soit avec des témoins anonymes donc je ne devais pas me confronter à ce sentiment très désagréable.
Une de mes amies qui était avec moi aux urgences ce jour-là m’a dit que je devais transformer cette émotion. Elle m’a fait réaliser que je souffrais de cette maladie depuis trente ans et que je ne m’étais jamais prise en main pour faire moi-même mon parcours médical. J’ai toujours suivi ce qu’on m’avait dit de faire et c’était très « en surface ». Alors, j’ai décidé de prendre en main tout ça, d’essayer de comprendre pourquoi je vivais ça, comment ça se manifestait. C’était le début d’un parcours médical, mais pas seulement. Je voulais comprendre comment cette maladie avait impacté tous mes choix dans ma vie, les choix artistiques et les autres. Cette cohabitation assumée a été très loin.

 

L'Etre clignotant ;copy& Juliette Mauduit

C’est en côtoyant d’autres personnes qui souffrent d’épilepsie, des associations de patients, de proches de patients, de professionnels de santé que je me suis rendu compte qu’il y avait très peu de documents audiovisuels sur la question. Il existe quelques fictions en longs métrages, quelques documentaires faits souvent par des médecins, mais ça reste très froid. Les documents qui témoignaient des sensations étaient très peu nombreux. Qu’est-ce que ça fait de partir dans la crise et de revenir ? Je me suis dit que comme je me souvenais assez bien de tout cela, du moment de perte de prise avec la conscience, je pouvais le raconter.

 

C. : L’épilepsie est une maladie peu connue alors qu’elle touche près d’une personne sur cent. Comment pourriez-vous décrire cette maladie ?

J. M. : Une des raisons pour lesquelles on a une vision très violente de la crise, c’est parce que l’épilepsie a souvent été confondue avec l’hystérie chez les femmes. C’était classé dans la folie, la psychiatrie. C’était une manifestation d’une perte de contrôle, d’un corps qui ne se retient plus, de la possession, en tout cas dans la culture occidentale. Ailleurs dans le monde, c’est encore différent. Il y a quelque chose qui n’est pas encore totalement déconstruit autour de cette maladie. C’est pour cela qu’on reste sur une image unidirectionnelle de l’épilepsie : crises violentes, convulsions, perte de contrôle.

Pour reprendre les termes du professeur Ossemann, un des médecins belges avec qui j’ai travaillé sur le film, l’épilepsie, c’est un chemin électrique dans le cerveau. L’épilepsie prend un point de départ différent dans le cerveau chez chacun des patients et après, c’est comme un arc électrique qui va foudroyer le cerveau. En fonction du chemin que cet arc électrique prend dans le cerveau, ça va donner des manifestations de l’épilepsie différentes. Si le point d’origine de la surtension est dans le lobe frontal, ça peut, par exemple, se traduire par une aphasie. Cela peut être des pensées répétitives, des hallucinations visuelles et sonores comme le petit singe qu’on peut voir dans le film.

Comme le dit Michel Serres, la crise c’est la manifestation d’un trop-plein de sollicitations, de stimulations. Ce que je retiens surtout de la crise, c’est qu’il y a un point A et un point B avec un paroxysme au milieu et quand une crise s’arrête, ça veut dire que le cerveau a trouvé une solution pour ne plus rester en crise donc tu ne te réveilles jamais la même. C’est cette lueur d’espoir sur laquelle j’ai voulu me reposer aussi. Quand j’étais à l’hôpital, mon amie m’a conseillé de me reposer sur cet état de renouveau d’après crise pour avancer, pour grandir grâce à cette expérience.

 

C. : Pourquoi ressentir de la colère après une crise ?

J. M. : Je ne supportais pas de perdre le contrôle de mon corps à un moment que je ne pouvais pas choisir. À l’époque, ce n’était pas du tout agréable pour moi d’avoir cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Je sais aujourd’hui dans quelles circonstances je suis plus sujette à faire des crises alors je cherche mon équilibre.

 

 

C. : Par quelles étapes êtes-vous passée pour arriver à cette version finale du film ?

J. M. : J’ai commencé par une longue étape de recherches. J’ai d’abord récupéré mon dossier médical qui me suis depuis mes trois semaines, moment de ma première crise. J’avais les rapports, les tracés d’électroencéphalogrammes, j’ai commencé à archiver tout ça et à éplucher les termes médicaux utilisés pour qualifier mon épilepsie. Après, je suis retournée voir des médecins pour avoir des éclaircissements sur ces notions. Je m’en suis servie pour reconstruire un champ lexical autour de l’épilepsie que j’ai complété avec une recherche plus historique et plus symbolique autour de la maladie et des mots qui vont autour : l’image de l’orage, l’aura d’une crise. J’ai commencé à composer un champ lexical médical et poétique et les deux se sont confondus au bout d’un moment.

 

L'Etre clignotant ;copy& Juliette Mauduit

Ensuite, je me suis enregistrée en train de raconter la dernière crise que j’avais faite sur cette terrasse de café. Et je me suis mise dans un état d’autohypnose, technique que j’utilise pour faire du chant spontané. Je me suis beaucoup inspirée de ce que j’apprenais en musique pour faire de la composition. J’ai ressorti un enregistrement d’une vingtaine de minutes qui est devenu une vraie partition. À l’intérieur de cela, j’avais des indications visuelles, sonores de ce qui se passait dès que j’avais les premières sensations dans le corps et la perte de conscience. J’avais un support qui me paraissait pertinent pour raconter l’intérieur d’une crise. Très peu de temps après, quand j’ai fait part de ça à Gaëtan Saint-Rémy et à Jonas Luyckx, c’est Jonas qui a suggéré l’idée de l’animation. J’avais accumulé beaucoup de matière écrite et enregistrée, mais je ne savais pas comment traduire tout cela en images réelles. Cela allait être complexe et c’est vite devenu une évidence que l’animation allait prendre le relais.

Deux ou trois ans avant, j’avais été à un festival au cinéma Sauvenière à Liège et j’avais vu Orgesticulanismus de Mathieu Labaye et j’avais été subjuguée par son travail. Je l’ai contacté et il a été d’accord. Pour moi, c’était la personne rêvée pour ce projet.

 

C. : Comment s’est passée la collaboration avec Mathieu Labaye ?

J. M. : Je lui ai transmis une retranscription écrite de l’enregistrement sous auto-hypnose des sensations de la crise. Je dessine aussi un peu et je lui avais transmis ce même texte sur une feuille de dessin avec les principales manifestations de la crise avec un timing. Tous les témoignages des personnes extérieures minutaient la crise à environ trois minutes trente, le temps d’une chanson. J’ai essayé de minuter ça et de lui faire une timeline avec des phrases précises. Avec le créateur sonore, on s’est aussi basés sur ce document.

Ensuite, j’avais dessiné l’être clignotant en 2015. J’avais besoin de lui donner un corps, de personnifier cette maladie. Je voulais qu’elle ait un côté massif et effrayant parce que quand elle nous tombe dessus, c’est très lourd et en même temps qu’elle ait une attitude protectrice. Mathieu s’est inspiré de ce dessin-là pour dessiner son propre être clignotant.

Après, on a décortiqué ensemble chaque symptôme, chaque évolution dans la crise jusqu’à la perte de conscience totale. Ensuite, j’ai vraiment fait confiance à son univers, on avait échangé sur nos influences dans l’animation, je lui avais fait un moodboard très riche pour lui faire part de ce que j’aimais dans la musique, dans l’animation, dans le cinéma. Comme on résonnait beaucoup artistiquement, je lui ai laissé aussi un peu de liberté. Il s’agit d’un voyage, il faut que ce soit compréhensible, il faut qu’il ait une fluidité et j’avais envie qu’il s’amuse. Je ne voulais pas que ce film soit angoissant. Pour moi, ce moment d’animation devait être à la fois étrange et merveilleux, un peu comme dans les films du studio Ghibli.

Malheureusement, j’étais en France quand ils ont travaillé sur l’animation chez Camera-etc, j’étais très peu sur place. On a fait beaucoup de travail à distance pendant le Covid.

 

L'Etre clignotant ;copy& Juliette Mauduit

 

C. : Quelles sont les références artistiques qui vous ont influencée pour L’Être clignotant ?

J. M. : En cinéma, j’ai toujours été fascinée par l’univers de David Lynch et, avec Mathieu, on a beaucoup parlé d’Akira de Katsuhiro Ōtomo. Une des dernières séquences du film m’a marquée quand le protagoniste Tetsuo se transforme à cause de sa mutation radioactive. Il est affreux, mais c’est ça que je voulais rendre compte au début de la séquence de l’aura. C’est quelque chose qui t’assaille et qui te modifie en profondeur, qui modifie tes perceptions, tes proportions.

 

C. : Comment avez-vous travaillé la musique et la composition sonore du film ?

J. M. : Comme pour la partition visuelle, j’ai répertorié toutes les informations sonores que je perçois quand la crise vient et quand elle est là. J’avais un certain nombre de sons dans une liste : l’acouphène, le bourdonnement, le sifflement, l’idée d’hyperperception aussi. Parce qu’en début de crise, j’ai l’impression que tous les sons sont au même niveau, je ne sais plus quels sont les sons proches ou lointains. Dans le champ lexical autour de l’épilepsie que j’avais constitué au début, il y avait aussi des sons : les orages, le tonnerre, le grondement, etc. J’ai déjà entendu des sons qui montaient dans les aigus comme une meute de loups qui se met à crier.

J’ai confié tout ça à Raymond Delepierre, le créateur sonore principal qui n’utilise pas de logiciel au début de son approche de la création sonore. Tous les sons qu’il a utilisés dans le film, il les a créés avec des instruments réels, acoustiques ou autres. Je ne voulais pas qu’il reproduise les sons (le tonnerre, le hurlement de loup, etc.) de manière réaliste. La question était comment peut-on comprendre ces sons sans que cela ne soit directement imagé ?

Raymond a récupéré une première étape de montage réalisée avec Geoffroy Cernaix du Gsara, qui a notamment trouvé l’entrée dans le film avec la voix off et la séquence en prise réelle du phare dans un vieux disque dur. Raymond avait sa table avec ses instruments et ses capteurs et il a composé la bande sonore d’un seul tenant. C’était comme une performance pour lui. Il produit des natures de sons très complexes, très fines, toujours à la limite de l’identification de la nature du son. Maxime Thomas, monteur son et mixeur, a aussi beaucoup participé à la création sonore avec une intervention sur le bruitage.

Comme cette étape est venue tardivement dans le processus, j’étais un peu paniquée et j’avais eu besoin de faire du son sur le film sans logiciel, avec des instruments, des objets que j’avais à la maison. Et, avec mon compagnon, Sylvain Przybylski, qui est compositeur de musique de film, on a créé ensemble quelque chose de plus musical. Ce n’était pas prévu au départ, mais finalement je trouve que l’ensemble participe à la tonalité merveilleuse que je voulais donner au film. Cette intervention musicale est aussi un hommage à quelque chose dont je ne parle pas dans le film. Depuis que je fais de la musique, je fais beaucoup moins de crises d’épilepsie. C’est peut-être le sujet d’un prochain film.

 

C. : D’où vient le titre de votre film ?

J. M. : Le mot clignotant est arrivé assez vite dans le champ lexical. Ce mot évoque l’idée d’une intermittence, de l’apparition et de la disparition d’une lumière. J’aimais la notion d’être clignotant, car on ne sait pas s’il s’agit de moi, du phare ou de cette créature. Cette créature, c’est moi aussi. Mon corps la génère et la réenglobe. J’avais envie de quelque chose d’ambigu, que ce soit une figure qu’on puisse appliquer à plusieurs images dans le film.

 

C. : Comment s’est passé le financement du film ?

J. M. : Le processus a été très long. Les premiers échecs étaient liés à mon écriture. Au départ, c’était plus documentaire, mais ce n’était pas pertinent. C’était comme si je n’assumais pas le côté expérimental que je voulais apporter à ce film. Je ne trouvais pas ma place entre les commissions documentaire et expérimentale. Mais, aujourd’hui encore le film porte en lui une hybridité. Une amie m’avait dit que le côté expérimental du film ne l’empêchait pas de raconter quelque chose de clair, elle m’a aidée à épurer mon écriture et c’était plus clair pour l’aide aux films LAB de la FWB. Tout ce travail a pris du temps, plus ou moins 5-6 ans, j’ai réécrit, j’ai fait des pauses, je me suis posé des questions sur ma légitimité comme réalisatrice, c’était un film très personnel sur un aspect très intime de ma vie.

 

C. : Le film était projeté à Graines de Cinéastes, qu’envisagez-vous pour la suite ?

J. M. : Il vient d’être inscrit à l’Agence du court. Pour le moment, il n’y a pas d’autres projections prévues. Quand j’ai le temps, je crée du lien avec les associations en Belgique, en Suisse. J’aimerais diffuser ce film en milieu associatif, voire médical, vers le public directement concerné. C’est important de libérer la parole et de la faire sortir des cabinets médicaux. C’est une maladie qui prend beaucoup de place dans la vie des patients et il est nécessaire d’avoir un canal d’expression. Il s’agit de sortir du discours médical monolithique. Je n’ai pas abordé ce thème dans le film, mais pour les personnes atteintes de maladies chroniques, le parcours médical peut être chaotique. On passe d’un médecin à l’autre, chacun avec ses approches différentes, certains avec des méthodes protectionnistes, d’autres qui permettent plus. Mon film suscite ce type de conversations et j’ai la sensation que ça peut confronter les malades avec leurs proches.

 

C. : Vous travaillez sur un nouveau projet autour du son ?

J. M. : J’ai commencé à faire des entretiens avant la fin de la production de L’Être clignotant, j’ai fait des groupes d’exploration sonore pour essayer de comprendre de quoi est fait le son, comment on produit le son, comment il se manifeste, comment il nous traverse. Je me suis rendu compte que je faisais moins de crises depuis que j’avais commencé le chant. Ce n’est pas le fait d’écouter de la musique qui m’intéresse, mais celui d’en produire soi-même. J’ai rencontré beaucoup de sonothérapeutes, mais j’ai aussi rencontré le plus grand collectionneur de didjeridoo de Belgique, je suis tombée sur un médecin qui prescrit des chants pour guérir. Comme Vinciane Despret, je me lance dans une recherche sans jugement et j’expérimente.

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