Cette année, Le Mois du Doc a choisi comme parrain Quentin Noirfalisse. Formé à l’IHECS et connu dans le milieu du journalisme comme l’un des fondateurs du journal d’investigation belge Médor, il est aussi journaliste indépendant pour de nombreuses revues (Le Soir, L’Express, Notre Afrique, AlterEchos). C’est par le biais du journalisme qu’il entre dans le milieu du cinéma comme réalisateur de documentaires avec Le Ministre des Poubelles (2017), Cobalt, l’envers du monde électrique (2022), Lumumba, le retour d’un héros (2023), Après la pluie (2024). Il cofonde aussi la société de production Dancing Dog Productions avec laquelle il produit, entre autres, Saint-Nicolas est socialiste de David Leloup en 2021. Pour l’édition 2025 du Mois du Doc, Quentin Noirfalisse, préoccupé par les questions de justice sociale et environnementale, a choisi d’axer la sélection autour de la notion de Territoires.
Rencontre avec Quentin Noirfalisse, parrain du Mois du Doc
Cinergie: Comment êtes-vous devenu le parrain du Mois du Doc?
Quentin Noirfalisse: Je suis arrivée au documentaire par une voie détournée, car je n’ai pas de formation de réalisateur. J’ai étudié le journalisme à l’IHECS avec un enseignement relativement pratique. Je pouvais faire un mémoire de fin d’études sous la forme d’un reportage vidéo. Avec trois compères, on est partis en Inde avec une caméra pendant un mois et demi, ce qui était conséquent, pour parler d’une cité utopique qui s’appelle Auroville créée en 1968 dans la foulée des mouvements sociaux en Europe. C’était un mélange de vision indienne de l’unité humaine mêlée aux idéaux de mai 1968. On a pris assez goût à la narration en images et en vidéo, même si, à l’origine, je travaille plutôt le texte. Et, quand on est revenus, après nos études, on a créé un collectif pour continuer à faire de la vidéo moins dans le format documentaire linéaire, mais en nous appuyant sur ce qui se passait sur le web. À ce moment-là, vers 2009-2010, il y avait les webdocumentaires et on pensait qu’on allait pouvoir révolutionner la narration sur internet. On a réalisé un premier webdocumentaire sur les hackers comme on parlait beaucoup à l’époque de Wiki Leaks, de Julien Assange, de contre culture sur le Net, de transparence, de liberté d’informations. On a pu le vendre à France Télévisions, il a été diffusé et on a découvert ce monde en participant à différents festivals.
En parallèle, j’ai pu faire un stage de fin d’études à Bukavu au Congo et on a relancé, avec des journalistes congolais, une rédaction d’un magazine papier dans cette ville-là. À cette époque, en 2008, il y avait déjà un conflit, des rébellions, des groupes armés, plein d’enjeux fascinants à découvrir pour un jeune de 21 ans. J’ai eu envie de m’intéresser à un personnage qui vivait à Kinshasa, Emmanuel Botalatala, le Ministre des Poubelles. J’ai passé un mois là-bas avec lui. J’ai filmé un peu sur la fin sans savoir si ça allait devenir un 26 minutes ou si ça allait terminer sur le web. C’est en rentrant, en racontant l’histoire à mes associés, qu’on a décidé qu’il fallait qu’on fasse un vrai parcours de production en allant chercher des financements à la FWB, en faisant du Tax Shelter. C’est en faisant ce premier projet qu’on a appris à monter un film et financièrement et en le faisant. C’est un cheminement de curiosité et d’apprentissage sur un cas concret. Ce qui est une très bonne école.
C.: Le webdocumentaire s’est terminé par la suite?
Q. N.: C’est la question du financement. On a réalisé ce premier projet avec 10000 euros parce qu’à cette époque, on n’avait pas besoin d’argent. Quand on grandit, on se dit qu’on a besoin de plus d’argent. Aujourd’hui, on fait moins de webdocumentaires, on fait des récits et des narrations immersives différentes. Cela reste une partie du documentaire qui est difficile à fabriquer aujourd’hui en Belgique parce qu’il n’y a pas de canaux de financement évidents et que trouver le public est moins évident que si l’on propose quelque chose pour les salles ou pour la télévision.
C.: Comment choisissez-vous entre l’écrit et le documentaire pour traiter un sujet?
Q. N..: Je n’aborde pas la question de cette manière. Cette envie vient à la rencontre d’un sujet. On va s’intéresser à une thématique soit à la rencontre d’une personne soit à la lecture de quelque chose et après, je vais rencontrer des gens. Et, le déclic vient en me disant qu’il y a matière à film. Je ne sais pas si ce déclic est conscient. On peut être très attiré par une situation et imaginer ce qui est visuel dans cette situation-là, ce qui peut porter ce récit, où sont les personnages forts, et là, on a un ensemble d’éléments qui se font assez naturellement. Pour mon dernier documentaire, Après la pluie, on a suivi pendant trois ans la reconstruction matérielle et mentale de la vallée de la Vesdre après ces inondations de juillet 2021. Pour ce projet, la question s’est très peu posée. On était près du lieu, on avait des situations très fortes avec des personnages qui avaient envie qu’on fasse un film sur leur situation. Ils ne sont pas venus avec l’idée d’un article ou d’un film, mais ils avaient envie qu’on parle de ce qui leur arrivait. Nous, on était sur un cas où l’intérêt du documentaire prévalait, on avait du temps long, une immersion. Il ne faut pas spécialement du temps long pour faire du documentaire, mais le documentaire se caractérise par une capacité d’aller en profondeur dans la chose, dans les personnages. Il y a une force différente par rapport à un article papier, mais il y a des contraintes plus fortes en termes de narration. On peut faire beaucoup de choses en documentaire, mais il y a des contraintes comme le pacte que l’on passe avec les personnes. Ce pacte peut être tacite, on se dit qu’on va faire un film ensemble. C’est cela que je trouve extraordinaire dans le documentaire. Dans le cadre de mon premier film, Le Ministre des poubelles, l’artiste ne comprenait pas bien pourquoi j’étais venu pendant quatre ans pour le suivre et qu’on n’avait pas fait le boulot en quelques jours. On aurait pu faire ce portrait, mais ce n’est pas la même profondeur que de suivre cet homme en miroir de l’évolution politique de son pays et de tout ce qui s’y passe puisqu’il travaillait là-dessus. Le temps me permettait de montrer l’intérêt et la profondeur de son travail beaucoup plus que si j’avais passé trois jours avec lui pour faire un article papier. Ce qui est intéressant, c’est que l’on va embarquer des personnes, on embarque dans une situation et il va y avoir des allers-retours, une confrontation. On discute de la meilleure manière d’exprimer ce qu’il pense, ce qu’il fait, qui il est. C’est de ce dialogue que va naître le documentaire et on va le nourrir du point de vue de l’auteur et ce point de vue se nourrit pendant tout le chemin. À la fin du montage, en diffusion, le documentaire en tant qu’objet ne va pas changer, mais il va bouger à travers les rencontres parce que les gens vont avoir des lectures différentes et cela en fait un objet très vivant.
C.: Le documentaire est pensé dès le départ pour s’inscrire dans la durée pour vous?
Q. N.: Chez Dancing Dog Productions, quand un réalisateur ou une réalisatrice vient nous trouver pour un premier film, on lui dit qu’on est partis pour au moins trois ou quatre ans. On est dans un parcours où il faut se poser sur un sujet, sur une situation, sur des protagonistes, imaginer comment on va filmer tout ça. Il y a un coût puisque les films ont des budgets différents, il faut payer les gens dignement, il y a une éthique économique dans la production. On va ensuite écrire des dossiers, chercher des financements, convaincre des personnes qui ne sont pas toujours convaincues, dans un monde où il y a beaucoup de projets. Trois ou quatre ans, c’est le temps minimum nécessaire. Pour mon dernier documentaire, on n’a pas tant tourné que ça, douze ou treize jours et le cœur de la matière, c’est un procès qui se déroule sur deux jours, mais le temps de préparation pour obtenir les autorisations, pour filmer ce procès, mettre les personnages au courant du projet et en confiance a été long. Il s’agissait de cinq dames métisses enlevées à leurs mères à l’époque coloniale qui portent plainte contre l’État belge pour crimes contre l’humanité donc elles sont dans une démarche personnelle très forte en approchant les 80 ans. Elles ne sont pas trop au courant des étapes de fabrication d’un documentaire. Pour les mettre à l’aise et les accompagner, on leur explique comment ça se passe. Tout cela prend du temps et cela fait trois ans que je travaille dessus. Comme c’est un sujet historique, on se pose aussi la question des archives, comment on montre les souvenirs, le passé, les sensations et on a fait le choix dans ce cas-ci de faire un documentaire d’animation. Chaque film est une sorte de mini-entreprise, au sens philosophique du terme. On va se donner en général corps et âme et on va être dans une relation avec un producteur ou une productrice qui va être aussi à fond dans le projet, avec une équipe de tournage, de montage aussi investies. Cela s’inscrit nécessairement dans le temps.
C. : Dans Après la pluie, on voit des images des inondations au moment même. Cela signifie que dès le départ vous vouliez faire un film sur les inondations?
Q. N.: Non, pour ces images du début du film, on a fait un appel sur les réseaux pour récupérer des images de smartphone des personnes parce que quand les médias arrivent, la catastrophe était déjà en bonne partie passée. Pour les inondations, il y a eu un grand élan de solidarité dans la population belge. Les Belges ont sorti leur voiture pour venir aider les gens à sortir la boue de leur cave, mettre en place de quoi manger. L’État avait été pris par surprise et n’était pas très présent sur le terrain. Les gens, par solidarité, ont comblé le vide. Et, avec Jérémy Parotte, nous sommes allés aider les gens au début et la caméra n’est arrivée qu’après trois mois. Il y a ce que filment les médias, l’actualité chaude sur place, mais cette situation est aussi bien décrite par les images de smartphone des citoyens. Au mois d’octobre, l’actualité chaude avait disparu, mais on était à un kilomètre et la situation méritait un documentaire, car il y avait des choses à voir dans l’évolution du paysage et parce que c’étaient des gens qui ne se sentaient pas représentés dans les médias dans leur catastrophe, dans leurs traumatismes. On leur disait que le processus allait être long, mais qu’à la fin on pourrait faire un bel objet de cinéma, que cette durée du film allait synthétiser l’histoire de la relation qu’on a eue avec eux pendant qu’ils étaient dans la galère.
C.: Comme parrain du Mois du Doc, quelles seront vos missions?
Q. N.: La FWB m’a appelé pour me proposer cette mission. Après la pluie avait eu une dizaine de séances l’année dernière pendant le Mois du Doc. C’était super de tourner dans toutes ces villes qui avaient connu des problèmes d’eau et de débordement. Le Mois du Doc permet d’avoir ce cadre-là puisque c’est un coup de pouce pour les centres culturels de mettre des documentaires en avant. Les programmateurs sont souvent des gens passionnés par une série de thématiques qui prennent de la place dans le débat sociétal. Les organisateurs m’ont proposé de participer à la programmation, mettre en évidence une thématique. L’année dernière, il s’agissait des notions d’inclusion et de diversité et pour cette édition, on a choisi le thème du territoire. Je crois que le Mois du Doc permet de décloisonner le documentaire des grandes villes. Aujourd’hui en Belgique, les cinémas qui programment de l’art et essai sont plutôt dans les grandes villes. Le Mois du Doc permet d’avoir un documentaire d’auteur très pointu au centre culturel de Welkenraedt, ou d’avoir un documentaire associatif sur les enjeux de l’alphabétisation Lire et tracer qui sera programmé dans une série d’autres lieux. Le documentaire peut s’inscrire dans les territoires et parle de territoires géographiques et imaginaires. Il y avait donc un réel enjeu à défendre le documentaire dans les territoires et le documentaire a un enjeu à en couvrir un maximum. C’est une continuation d’une thématique autour de la diversité. Il y a toute la diversité en termes de minorité, de prise en compte de ces points de vue là et on va un peu plus loin avec l’importance de la diversité géographique. C’est une réflexion qui est née après plusieurs documentaires comme Après la pluie et de documentaires que j’ai produits. Il y a de vrais enjeux à représenter la diversité dans des zones “rurales”, dans des villes de plus petite importance parce que ce sont des lieux qui peuvent se sentir abandonnés et je pense que le cinéma doit continuer à être investi dans ces lieux-là et cette idée de territoire est née. J’ai donc regardé dans le catalogue, qui est assez riche, de 300-400 films qui ont été en festivals, qui sont sortis en salles, qui sont parfois passés à la télé. Il y a des films qui parlent des territoires du corps, sur le corps des femmes, qui est un vrai enjeu à mettre en avant, des films qui parlent des territoires en marche, c’est-à-dire des films sur des enjeux citoyens. Les spectateurs aiment aller voir des films pour bousculer leur réflexion, mais aussi pour ouvrir des perspectives. On a proposé aux centres culturels d’aller picorer dans cette matière. Il y a aussi de plus en plus de demandes de programmations de la part des centres culturels. Ils étaient plus ou moins 150 l’année dernière et 190 cette année donc l’intérêt est croissant. On vit dans une époque où on dit que les gens ne vont plus au cinéma, or, on voit que les gens vont voir les documentaires qui sortent. Les spectateurs vont dans les centres culturels, ils assistent aux rencontres avec les équipes de films. C’est un médium qui est très vivant et c’est important de le dire pour montrer que les gens ne sont pas uniquement sur les plateformes. Le Mois du Doc essaie de faire cette synthèse, une rencontre entre les publics et les équipes des films. C’est un signe important pour une société démocratique, vivante et saine.
C.: Est-ce que c’était une nécessité pour vous d’être producteur de vos films?
Q. N.: Pour Le Ministre des Poubelles, je suis allé sur le terrain à la rencontre d’un artiste. En rentrant, je n’étais pas sûr qu’il y avait matière à faire un documentaire, mais mon associé m’a encouragé après avoir vu les premières images. Vu l’âge du protagoniste, on n’avait pas beaucoup de temps donc créer la société de production de manière claire permettait d’avoir une existence pour aller chercher des financements comme le Tax Shelter, la FWB. C’était une manière de répondre aux besoins du premier film. J’ai toujours produit mes films, pas pour avoir une maîtrise, mais parce qu’on avait l’outil. L’avantage, c’est que nous avons de plus en plus de partenaires au fur et à mesure que l’on fait des films. Les gens ont confiance, on a beaucoup de premiers films, j’aime bien accompagner des premières réalisations. Mais ce n’est pas moi qui produis mon dernier film. On a aussi beaucoup de coproductions avec des sociétés françaises pour trouver des financements conséquents. C’est bien de produire ses films pour avoir la maîtrise du budget. Mais, c’est un vrai boulot de tenir une société de production, le producteur est un entrepreneur passionné, qui va parfois prendre des risques, qui va accompagner quelqu’un dans son projet, dans son rêve, qui va s’occuper de l'administratif. Même si on est dans un monde qu’on appelle une industrie, il y a dans la production, un artisanat, une manière de savoir faire les choses avec une éthique, une valeur. C’est un métier très riche et on n’a pas une image très juste du métier de producteur dans la société.